Le Combat d’Henry Fleming

Dans son film testament « L’homme qui tua Liberty Valance », le réalisateur John Ford montre que dans les États-Unis naissant du 19ème siècle, « la légende dépasse la réalité » et que c’est bien cette légende qui est gardée pour la postérité. Assis sur cette maxime, nombre de protagonistes de cette Amérique du western, des cow-boys aux fameuses tuniques bleues, sont devenus des héros, des modèles, des mythes. Pourtant, si cette légende est bien ce qu’on conserve, la réalité, elle, a bien existé, dans toute sa vérité faite de doutes, d’échecs, de sueur, de peur et de noirceur. Éprouvante, difficile et faite d’illusions perdues, elle se transforme en un véritable combat pour des hommes normaux, confrontés à une histoire et à un destin sortant de l’ordinaire. C’est le cas pour Henry Fleming, personnage principal du nouvel album de Steve Cuzor.

Couverture de l'album Le Combat d'Henry Fleming
© Le Combat d’Henry Fleming – Steve Cuzor – Dupuis

Henry est un fermier qui, en cette année 1863 où la guerre de Sécession fait rage, vit avec sa mère et n’a d’autre ambition que de reprendre le petit domaine familial. Il s’ennuie, rêve d’être utile et de marcher sur des chemins de vie plus glorieux. C’est ainsi qu’il s’engage dans l’armée nordiste, en quête d’un destin flamboyant. Las ! Une fois enrôlé dans le clan yankee, son enthousiasme est déçu par les réalités d’un quotidien fait de corvées militaires, de rencontres inintéressantes, de vide, et surtout d’une attente insupportable, car il ne combat pas. Alors qu’il s’interroge sérieusement sur les raisons de son engagement et que l’angoisse d’être à la hauteur l’étreint de plus en plus durement, la première bataille arrive. L’anxiété d’Henry est alors à son paroxysme. Enfermé dans les rangs de soldats tout aussi dubitatifs que lui, ne comprenant pas les raisons des brusques offensives auxquelles on lui ordonne de participer ni ce qu’on attend de lui, embourbé dans une situation absurde qu’il ne maîtrise pas, le jeune homme affolé prend peur et déserte le champ de bataille, laissant ses conscrits avancer ou tomber au gré d’un hasard absurde. Alors, caché dans la forêt, protégé des balles, comment Henry peut-il imaginer la suite ? Est-ce la spirale noire de la honte et de la lâcheté qui va définitivement l’asphyxier, ou bien est-ce une prise de conscience et le début d’autre chose ?

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© Le Combat d’Henry Fleming – Steve Cuzor – Dupuis

Une histoire universelle, celle de l’Homme

Si la culture du western nous enseigne, en BD, films, romans ou tout autre support artistique, la gloire et l’éclat de quelques destins individuels, elle s’épanche rarement sur tous les autres et surtout, sur le ressenti de tous ceux, anonymes et perdus dans le nombre, qui vont donner leur vie sans savoir à quoi elle servira. Dans « Le combat d’Henry Fleming », Steve Cuzor s’attache à ces figurants pour leur donner la parole. En adaptant le classique américain « La conquête du courage », l’auteur utilise un évènement historique – la guerre de Sécession – pour ancrer le lecteur dans une certaine temporalité, mais il le fait a minima. En parcourant « Le combat d’Henry Fleming », on n’est plus dans le western ou dans une quelconque bataille, mais bien dans l’éternel combat intérieur de l’Homme face à lui-même. Comment voit-on la vie ? De quoi est-on capable ? Qui est-on vraiment ? Est-on vraiment ce qu’on pensait être ? Toutes ces questions, l’épreuve des armes et de la violence de la guerre les rappelle à Fleming, qui n’était pas forcément préparé à y être confronté. Le simple soldat, seul face à lui-même, empêtré dans un dialogue intérieur sans solution, réagit humainement, entre décisions contradictoires, méthode Coué, bon sens réel ou artificiel. Cuzor montre cette réflexion à la fois dans l’action, sur le champ de bataille, mais aussi lors de formidables séquences où son personnage, seul, souvent dans le décor impersonnel et sans attache de la forêt, se réfugie dans ses pensées, comme s’il se confiait au lecteur. Au fur et à mesure de son évolution, on pense aussi bien au Lord Jim de Conrad qu’aux héros de Truffaut, ou bien au « Combat ordinaire » de Larcenet, mais assez peu au très patriotique film de John Huston « La charge victorieuse », pourtant inspirée du même roman de Crane.

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© Le Combat d’Henry Fleming – Steve Cuzor – Dupuis

Quand le graphisme parle

Si le lecteur parvient à s’identifier à l’histoire d’Henry, celui-ci, au niveau narratif aussi bien qu’au niveau du vocabulaire de la BD, n’est pas un héros. Il est tout juste un personnage au milieu de tant d’autres. Le dessin magnifique de Cuzor nous le prouve. Si on ne sait que le minimum sur la vie de Fleming avant son engagement, on n’en sait pas davantage sur son physique. Souvent dans l’ombre, en contre-jour, ou dans la noirceur de la forêt, le personnage est le plus souvent assez peu identifiable, comme si l’auteur incitait le lecteur à s’imaginer ses traits et son allure. Henry n’est qu’un soldat comme tant d’autres : un homme lambda confronté à la guerre, sans en voir et en comprendre la hauteur et la stratégie. L’univers graphique imaginé par Cuzor montre parfaitement ce que peuvent ressentir le personnage et ses congénères : le brouhaha et la confusion des combats sont pleinement retranscrits, tout comme les moments les plus intimistes où Henry, seul dans une forêt touffue, sombre et inquiétante à souhait, semble encore plus frêle et sans recours face à un univers qui le submerge. L’auteur utilise une bichromie saisissante pour rendre compte de ces situations et ainsi, des émotions du personnage. Un gris/vert dépeint les scènes de jour, de guerre et de combat, tandis qu’un bleu presque fluorescent suit les personnages dans les scènes de nuit. Ces deux couleurs, mêlées au noir des décors racontent aussi l’histoire, le combat d’Henry, en rendant parfaitement les atmosphères, tantôt confuses, tantôt oppressantes, tantôt éclairantes.

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© Le Combat d’Henry Fleming – Steve Cuzor – Dupuis

En transposant en images « La conquête du courage », Steve Cuzor nous fait réfléchir sur l’être humain, ses émotions, ses envies, ses contradictions. En plaçant un personnage neutre dans une situation extrême qui le dépasse, il arrive à interroger le lecteur, à le faire entrer dans son récit et à le placer au centre du combat d’Henry. Un bel ouvrage qui fait réfléchir, qui marque et qui restera dans les mémoires.

Page 10 de l'album Le Combat d'Henry Fleming
© Le Combat d’Henry Fleming – Steve Cuzor – Dupuis

Chronique écrite par Mathieu DEPIT

Informations sur l’album

  • Scénario : Steve Cuzor
  • Dessin : Steve Cuzor
  • Couleurs : Meephe Versaevel
  • Éditeur : Dupuis « Aire Libre »
  • Date de sortie : 9 février 2024
  • Pagination : 124 en couleurs

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Page 11 par Steve Cuzor
© Le Combat d’Henry Fleming – Steve Cuzor – Dupuis