Barcelona, âme noire
Le XXème siècle est une période fondamentale de l’Histoire, tant il a produit de chocs, de rêves magnifiés puis brisés, d’avancées et de drames affreux. Malgré les progrès énormes qu’elles ont enregistrés, ces cent années gardent à jamais la trace noire des horreurs provoquées par l’Homme, capable du meilleur, mais aussi du pire. Heureusement, la fiction et l’imagination, phares dans la nuit, sont là pour disposer de la grande Histoire, de ses tourments, ses violences, et engendrer des œuvres permettant aux lecteurs une évasion salutaire, sans en oublier pour autant la lourde réalité. Barcelona, âme noire, BD fleuve se déroulant dans l’Espagne de Franco, est de celles-là.
Carlitos Moreno, dès son plus jeune âge, semble marqué par le destin. Enfant, il a vu sa mère tuée dans des circonstances obscures dans sa ville de Barcelone qui voit la victoire de Franco, brisant la toute jeune république espagnole. Suite à ce drame, Carlitos est pris en charge par Don Alejandro, notable de la ville et ami de son père Carlos, épicier pieux et homme apparemment ordinaire. Tandis que l’Histoire du XXème siècle avance, Carlitos grandit, mûrit et prépare son ascension, guidé par le fil invisible d’un destin auquel il ne peut échapper. Marqué dès son plus jeune âge par l’horreur, Carlitos, derrière une ascension sociale complète et indiscutable, va lutter contre sa peur de la folie et d’une malédiction familiale. Dans une ville de Barcelone otage d’un franquisme dont elle ne partage rien, l’âme du petit orphelin va peu à peu se noircir pour l’ancrer dans une vie qu’il s’impose, sans vraiment la désirer.
Barcelone, le miroir d’un homme prisonnier de lui-même
À l’origine, Barcelona, âme noire devait être une grande saga en six tomes sur l’histoire de Barcelone dans une Espagne dominée par le Caudillo[1]. Les scénaristes D. Lapière et G. Jakupi ont recentré l’intrigue sur le personnage de Carlitos lorsque le projet de grand feuilleton a été reconverti en une BD de 140 planches. Utilisant une période noire de l’histoire du monde et de l’Espagne en particulier, les auteurs tracent le destin d’un homme qui va évoluer en même temps que la ville de Barcelone, parfois pour le pire. Alors que la métropole voit la victoire de Franco, Carlitos apprend la mort de sa mère, supposément tuée par un bombardement. Exploitant de façon cynique l’environnement politique, Carlitos, d’abord modeste contrebandier, va pousser son succès, son ascension vers les chemins les plus noirs pour tenter de lutter, en pure perte, contre ses fantômes intérieurs. À mesure que Barcelone, pourtant pionnière des grands mouvements sociaux, s’acquitte bon gré mal gré du franquisme, Carlitos s’enfonce dans une vie qui n’est pas vraiment la sienne. Les auteurs décrivent cette dérive en utilisant avec justesse et sans exagération les poncifs de ce type d’histoire racontant l’ascension d’un homme : personnages inquiétants en imperméables et chapeaux, boîtes de nuit louches et call girls à la dérive, flic corrompus, pourris jusqu’à la moelle, violence sous-jacente pouvant surgir à tout instant. En lisant Barcelona, âme noire, le lecteur pense au Parrainet à l’ascension de Vito Corleone, homme de peu arrivé à une puissance qui ne le représente pas tout à fait. Comme dans le roman de Puzo, les scénaristes intègrent avec justesse un certain romantisme dans l’équation éternelle de l’homme face au temps, face à l’histoire et face à un destin qu’il ne peut maîtriser totalement.
Une saga à lire et à regarder
Bien que centrée sur la psychologie d’un personnage, l’histoire de Carlitos entre dans le rang des sagas bien connues du tout public. Épopée mélangeant la petite histoire à la grande, Barcelona, âme noire n’est pas élitiste, ni ne s’encombre de grands discours idéologiques et de tournures difficiles à suivre. Ce scénario, à lire par le plus grand nombre, est mis en images par des dessins respectant les mêmes critères. Le trio Pellejero, Torrents, Pardo, avec son style ultra lisible, sans détails superflus ou fioritures quelconques, rend l’histoire attractive et y apporte un côté classique et rassurant. Les couleurs sont quant à elles parfaitement réussies. Dans des tons le plus souvent peu criards et presque neutres, elles arrivent à renforcer le drame de certaines situations, notamment les scènes de nuit, lorsqu’elles deviennent plus marquées. Dommage que la couverture, que ce soit au niveau de sa maquette ou de la scène décrite, ne soit pas du tout représentatif de l’ambiance de la BD…
Barcelona, âme noireest une épopée de 140 pages dans laquelle le lecteur trouvera tous les éléments d’un grand récit populaire classique. Elle rappelle, de façon parfois brutale, la fatalité du destin et la dramaturgie de l’Histoire. Souvent dure et froide, cette bande dessinée réussit à apporter au lecteur ce qui est recherché dans un album : l’émotion.
[1] Terme désignant un chef de guerre à la tête d’une armée personnelle dans l’Espagne du Moyen-Age. Surnom de Franco
Chronique écrite par Mathieu DEPIT
Informations sur l’album
- Scénario : Gani Jakupi et Denis Lapière
- Dessin : Martín Pardo, Rubén Pellejero et Eduard Torrents
- Couleurs : Martín Pardo et Rubén Pellejero
- Éditeur : Dupuis « Aire Libre »
- Date de sortie : 1er mars 2024
- Pagination : 140 en couleurs
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