Le Retour de Lagaffe – T22 de Gaston

Il y a des personnages comme ça, qui sont tellement emblématiques de leurs auteurs respectifs qu’on ne les imaginerait pas dessinés par quelqu’un d’autre : Tintin est de ceux-là bien sûr, comme Astérix, Lucky Luke, Achille Talon, Les Schtroumpfs, Boule et Bill, Iznogoud, Corto Maltese, Blake et Mort—… Oh, wait !!…

Couverture de l'album Le Retour de Lagaffe
Couverture de l’album Le Retour de Lagaffe © Gaston – Delaf – Dupuis

On ne va pas se voiler la face, Gaston avait toutes les chances d’être repris, c’était une question de temps… De temps judiciaire, notamment, puisque les contrats signés par Franquin au cours de sa carrière étaient un tel sac de nœuds qu’il fallait bien un juge et une armée d’avocats pour trancher. Restaient deux grandes questions : celle du repreneur (pas une mince affaire), et celle de l’éthique…

Page 3 de l'album Le Retour de Lagaffe
© Gaston – Delaf – Dupuis

Cette dernière est évidemment la plus sensible : à ma droite, les nostalgiques et les aventureux qui se régalent d’avance, qui de découvrir les nouvelles bêtises de l’anti-héros qui a bercé leur enfance, qui d’analyser, peser, démonter, remonter le travail du pauvre auteur qui va voir ses planches décortiquées par les amateurs éclairés, pour le meilleur ou pour le pire. À ma gauche, les gardiens du temple, les puristes à cheval sur leurs principes, indignés qu’on ait osé s’approprier le magnum opus d’un génie intouchable dans le seul but de remplir le tiroir caisse, et disqualifiant d’office le travail du repreneur avant même qu’il ait sorti une planche. On ne mettra évidemment personne d’accord aujourd’hui, surtout si on doit pour cela se fier aux traces de la volonté d’André Franquin lui-même. Si on s’en réfère exclusivement à ceux qui l’ont côtoyé de près, en première ligne sa fille Isabelle et son collaborateur Frédéric Jannin, l’affaire est réglée : Franquin ne voulait pas que Gaston lui survive.

Page 4 de l'album Le Retour de Lagaffe
© Gaston – Delaf – Dupuis

Si on doit s’appuyer en revanche sur les interviews (nombreuses) qu’il a données à droite à gauche, on remarque un discours autrement plus nuancé : dans un entretien accordé à Patrice Bauduinet pour le fanzine Saucysson en 1986 (retranscrit dans Franquin et les fanzines, Dupuis, 2013), Franquin déclare la chose suivante :  “Après ma mort, tout le monde oubliera ces séries. Je dis ceci à cause de la polémique engagée avec les droits de succession et autres de Tintin, et en ce qui concerne toute une série de problèmes qui concernent Hergé. Moi, j’espère qu’on respectera les dernières volontés d’Hergé et j’espère que l’on ne verra jamais un Tintin sans Hergé, mais je voudrais beaucoup que, si demain je me fais écraser par un autobus, que l’on ne reprendra pas Gaston. Seulement, les dernières volontés, tout ça, c’est très gentil, mais une fois qu’un gars est mort c’est fini, on s’en fout de ses dernières volontés, ça n’existe plus. Et les vivants sont là qui peuvent vouloir survivre en exploitant ce qui reste, etc. Alors c’est très difficile, c’est très discutable, moi je crains de voir du Tintin sans Hergé. Je détesterais actuellement que l’on dessine du Gaston sans moi (maintenant que je suis vivant). Quand je serai mort, je m’en foutrai totalement, je vous le promets… Je serai dans le plus grand néant et je n’aurai plus rien à foutre de tout ça ! Alors ce qui comptera quand je serai mort, c’est les vivants qui seront survivants, alors ils feront ce qu’ils voudront.” (AF, 1986)

Page 5 de l'album Le Retour de Lagaffe
© Gaston – Delaf – Dupuis

C’est donc avec un peu de fatalisme et beaucoup de philosophie, en tout cas beaucoup plus de circonvolutions et de nuances qu’on le laisse entendre, que Franquin envisageait sa suite. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que José-Louis Bocquet et Eric Verhoest, dans leur Chronologie d’une œuvre (Dupuis 2007, revue et corrigée en 2012) citent cette interview de façon tronquée, ne retranscrivant que la phrase sur l’autobus…

Page 6 du tome 22 de Gaston
© Gaston – Delaf – Dupuis

Il n’en reste pas moins que, testament et contrat de cession pris en compte, la justice a donné l’autorisation à Dupuis de publier cet album. Fort d’un hommage très remarqué dans un Spirou spécial, le québécois Delaf était l’homme de la situation. Ce qui saute aux yeux en premier, c’est la qualité graphique de son travail. Son trait moderne et précis, aux pleins et déliés soigneusement exécutés, qui l’a rendu célèbre avec les Nombrils, s’adapte remarquablement à l’univers de Gaston et sa galerie de portraits. L’essence des personnages est respectée de façon remarquable et leurs expressions, truculentes, sont impayables. La qualité des gags est indéniablement à la hauteur, surtout en tenant compte du point de comparaison.

Page 7 du tome 22 de Gaston Lagaffe
© Gaston – Delaf – Dupuis

Même s’il est diversement inspiré (il ose tout de même recycler le bon vieux gag du tapis de course…), Delaf s’en sort avec les honneurs, et on peut même lui reconnaître l’audace d’avoir enrichi le casting d’un nouveau personnage, un nouvel ami de Gaston qui, sans avoir l’épaisseur d’un Jules-de-chez-Smith-en-face, va s’avérer être la clé de voûte d’une avalanche de gags. Autre innovation par rapport à Franquin, qui se contentait de décliner des éléments perturbateurs sur plusieurs gags indépendants (le Gaston Latex, le gaffophone, le cactus, la noix…), Delaf ose le fil rouge sur pas moins de 10 gags qui, malgré une chute individuelle, forment une sorte de mini-feuilleton. On peut regretter que ce principe ne soit pas décliné sur un album entier (un numéro 23 ?). Vue la gabegie d’un Achille Talon aux prises avec les nouvelles technologies (par le pourtant excellent Fabcaro), on peut aussi se satisfaire de la volonté de Delaf de laisser Gaston au temps des machines à écrire et des téléphones à cadrants, et si les thèmes de l’écologie et de l’antimilitarisme sont relativement peu traités, Delaf introduit tout de même le sujet de la création artistique et de la dure vie d’artiste, avec une bonne dose d’auto-dérision.

Page 8 du tome 22 de Gaston Lagaffe
© Gaston – Delaf – Dupuis

Pour ceux qui veulent laisser de côté les polémiques interminables – bien que légitimes – sur le bien-fondé de cette reprise, ce Retour de Lagaffe vaut largement la peine qu’on y jette un œil, ne serait-ce que pour reconnaître l’infini respect et l’admiration de Delaf pour l’univers original, qui transpire des pages.

Chronique écrite par Philippe BARRE

Informations sur l’album Le Retour de Lagaffe

  • Scénario : Delaf
  • Dessin : Delaf
  • Couleurs : BenBK
  • Éditeur : Dupuis
  • Date de sortie : 22 novembre 2023
  • Pagination : 48 en couleurs

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