Interview de Blutch, à l’occasion de la sortie de son album de Lucky Luke

Le salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil attire une foule énorme et a tout du vrai succès populaire. C’est une des caractéristiques qu’il partage avec Lucky Luke qui, en cette période où l’on célèbre son créateur Morris qui aurait eu 100 ans, est le héros des « Indomptés ». Ce nouvel album hommage écrit et dessiné par Blutch est un des évènements de cette fin d’automne 2023 qui a été bien riche pour les amateurs de BD. Le lauréat du Grand Prix de la ville d’Angoulême 2009 a accepté d’accorder une interview aux Amis de la Bande Dessinée pour nous parler de cette nouvelle aventure du poor lonesome cow-boy, pour notre plus grand plaisir !

Photo de l'interview de Blutch
Photo prise à l’occasion de l’interview de Blutch au salon du livre jeunesse de Montreuil 2023 © Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : Blutch, merci de nous accorder cette interview à l’occasion de la sortie des « Indomptés », votre hommage à Lucky Luke. Cet hommage est-il une initiative de votre part ou est-ce une demande de l’éditeur ?

Blutch : Honnêtement, je ne sais plus vraiment. Il y a une telle proximité entre les éditeurs et moi que je ne sais plus qui a proposé l’idée en premier. Cependant, il n’y a pas de contresens pour moi. Écrire et dessiner un Lucky Luke est la suite logique d’autres travaux que j’ai pu faire précédemment. Par ailleurs, certes, le mot hommage est écrit sur l’album, mais je ne suis pas très à l’aise avec ce terme. Il y a un côté funéraire dedans, je pense. Pour « Les Indomptés », on peut plutôt parler de réinterprétation amoureuse de Lucky Luke ou d’affectueuse trahison.

Couverture de l'album Les Indomptés sujet de l'interview de Blutch
Couverture de l’album Les Indomptés sujet de l’interview de Blutch © Lucky Luke – Blutch – Lucky Comics

Les Amis de la BD : Au début de ce chantier, vous avez donc voulu faire une aventure de Lucky Luke personnelle, en gardant votre style, et ne pas chercher à « faire du Morris » ?

Blutch : Oui, je m’inscris dans la collection « Hommage à Lucky Luke », inaugurée par Bonhomme et dans laquelle a aussi, par exemple, publié Bouzard. L’album ne s’insère pas dans la série principale. Il s’agissait pour moi de rejouer la partition de Goscinny et Morris, sans toutefois me dénaturer, mais en gardant toute ma personnalité. Je n’ai pas voulu travailler « à la manière de ». C’est un peu comme rejouer du jazz : en reprenant les standards, on y apporte sa patte et donc, on le transforme un peu.

Planche 3 de l'album Les Indomptés
© Lucky Luke – Blutch – Lucky Comics

Les Amis de la BD : Vous avez écrit une aventure de Lucky Luke qui reprend les thèmes qu’on aime retrouver dans les albums, à savoir les bandits, les chevaux, le saloon, les danseuses, etc. Vous n’avez cependant pas repris les Dalton, qui sont importants dans l’univers de Lucky Luke.

Blutch : En effet. Les Dalton sont des personnages autoritaires qui prennent trop de place. Ils tirent la couverture à eux, et aussi, ils ne représentent pas le danger, tellement ils sont incompétents. Ils sont une source de comédie, mais, pour l’histoire que j’avais en tête, ils n’auraient pas pu faire avancer l’action. Cela me laisse un petit regret cependant, car j’avais envie d’intégrer Rantanplan dans mon scénario. Malheureusement, il est indissociable des frères Dalton. Plutôt que les Dalton, j’ai préféré réutiliser la bande de bandits de Grubby Feller, qu’on voit dans l’album « L’escorte ». J’ai toujours aimé ces personnages, même s’ils ne sont que furtifs dans la série. Mais si on veut bien, même si cela n’est pas voulu, on peut retrouver une petite allusion aux Dalton dans « Les indomptés », avec les personnages de Rose et Casper, les deux enfants.

Planche 4 de l'album Les Indomptés
© Lucky Luke – Blutch – Lucky Comics

Les Amis de la BD : Effectivement, dans l’album, Lucky Luke est obligé de s’occuper de deux enfants très turbulents. A un moment, le cow-boy en colère déclare qu’il « n’aime pas les enfants ». Surprenant, non ?

Blutch : C’est le moment important de cette BD. Je crois que, si Lucky Luke se dévoue pour les gens, finalement, la société ne l’intéresse pas trop. C’est un solitaire, un indépendant, il n’aime pas les contraintes sociales, c’est un homme libre sans charge affective. Donc, il n’aime pas trop les enfants. Cette thématique avait déjà été abordée par Goscinny et Morris dans une histoire courte de 1974, « Le desperado à la dent de lait », dans laquelle Lucky Luke doit emmener un jeune garçon chez le dentiste, mais rien ne se passe comme prévu et il finit exaspéré !

Planche 5 de l'album Les Indomptés
© Lucky Luke – Blutch – Lucky Comics

Les Amis de la BD : Morris aimait insérer dans ses albums quantité de références à des films, des westerns, des moments-clés de l’histoire de l’ouest. Avez-vous voulu en placer dans « Les indomptés » aussi ?

Blutch : Oui. Il y a une référence directe au « Corbeau » d’Henri-Georges Clouzot. J’ai conçu le rôle de Lucky Luke à l’image du personnage de Pierre Fresnay dans ce film. Il se dévoue pour tout le monde, mais il n’est pas dupe. D’ailleurs, dans « Le corbeau », une institutrice demande à Fresnay, qui interprète un médecin, s’il aime les enfants. Et Fresnay lui répond « Non, pas trop », comme mon Lucky Luke. Concernant les westerns, avant de me lancer, j’ai revu les 5 westerns d’Anthony Mann avec James Stewart ainsi qu’un Gary Cooper tardif, « L’Homme de l’ouest ». Le héros de ce film, un peu comme Lucky Luke, semble détaché, avec un petit côté minéral. J’ai aussi pensé aux films de John Ford pour le personnage du Colonel Beaufort, qui incarne une noblesse du sud ancienne, surannée, archétype du western, comme on en trouve dans les œuvres de ce réalisateur. J’ai aussi fait une référence à Hergé dans l’album, avec le personnage du shérif. C’est un policier balourd, paresseux, complètement incompétent, vêtu de noir, avec un petit chapeau rond et des semelles à clous. Il est directement inspiré des Dupondt. Dans tous mes travaux, Hergé n’est jamais très loin !

Planche 6 de l'album Les Indomptés
© Lucky Luke – Blutch – Lucky Comics

Les Amis de la BD : Les couleurs, signées Daniel Blancou, sont très importantes dans l’album. En l’ouvrant, au premier regard, on a vraiment l’impression d’un Lucky Luke. Comment avez-vous travaillé avec votre coloriste ?

Blutch : Daniel est un grand connaisseur de Lucky Luke et c’est vrai que je suis très content du gros travail qu’il a fait pour cet album. Il avait ses propres idées en tête avant d’entreprendre ce chantier. Il a réussi à rendre une ambiance colorée, à la fois chatoyante et synthétique, presque abstraite. Il s’en dégage une grande simplicité, une fraîcheur. A l’image de l’album en général, les couleurs sont une réinterprétation de ce qu’on trouvait dans les BD de Morris et Goscinny.

Planche 7 de l'album Les Indomptés
© Lucky Luke – Blutch – Lucky Comics

Les Amis de la BD : Avez-vous un album fétiche de Lucky Luke ? Un marronnier qui vous suit depuis la première lecture ?

Blutch : Mon aventure de Lucky Luke préférée a longtemps été « Le cavalier blanc ». Mais aujourd’hui, je pense davantage à « L’empereur Smith » qui m’enthousiasme vraiment. C’est un des scénarios les plus sarcastiques ou misanthropes de Goscinny. Il en a fait pour Astérix aussi, comme « Le cadeau de César » par exemple, que j’aime beaucoup . Dans ce type d’histoires, à part le héros, il n’y en a pas un pour racheter l’autre, les gens sont vraiment minables et cela rend l’histoire très intéressante.

Planche 8 de l'album Les Indomptés
© Lucky Luke – Blutch – Lucky Comics

Les Amis de la BD : Avant l’hommage à Lucky Luke, héros mythique du Journal de Spirou, vous aviez déjà repris l’espace d’un one-shot, Tif & Tondu, autres héros emblématiques du Journal. Étiez vous grand lecteur et amateur de Spirou ?

Blutch : Non, pas vraiment. J’étais plus intéressé par les albums que par l’hebdomadaire. J’ai grandi non pas avec Spirou ou Tintin, mais davantage avec Picsou Magazine et l’univers de Carl Barks, ou bien encore Pif.

Les Amis de la BD : Après avoir réinterprété ces 2 légendes de Spirou, avez-vous le projet ou le rêve de travailler sur un hommage à une autre série mythique ? Un « Spirou par Blutch » est-il par exemple envisageable ?

Blutch : Non, je n’ai pas ce projet. Je ne suis pas particulièrement fan de la série « Spirou et Fantasio », que je ne comprends pas trop. Par ailleurs, je pense qu’avec Lucky Luke, j’ai atteint le sommet. Je ne vais pas me cantonner à faire des réinterprétations constamment. Je vais me focaliser sur mes propres travaux, parler de ma propre voix, aller vers quelque chose de différent.

Photo de l'interview de Blutch
Photo prise à l’occasion de l’interview de Blutch au salon du livre jeunesse de Montreuil 2023 © Les Amis de la bande dessinée

Après quelques photos, Blutch s’éclipse pour rejoindre la séance de dédicaces où de nombreux fans l’attendent. Il nous laisse avec en tête les souvenirs passés et ceux à venir de « l’homme qui tire plus vite que son ombre », qui n’a pas fini de nous faire rêver !

Interview de Blutch recueillis par Mathieu DEPIT et Adrien LAURENT

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