Lecteur d’ailleurs – 1ère épisode – Jon Iturbe (Espagne)

Dans le premier épisode de cette nouvelle rubrique, nous allons à la rencontre de Jon Iturbe, un fan de bande dessinée franco-belge vivant dans le Pays basque espagnol. Nous irons de temps en temps parcourir les quatre coins du monde, à la rencontre de lecteurs qui ne viennent ni de France, ni de Belgique, mais qui ont une passion pour la BD francophone.

Photo de Jon Iturbe
© Jon Iturbe

Les Amis de la BD : Bonjour Jon, peux-tu d’abord te présenter à nos lecteurs ?

Jon Iturbe : Je suis né le 19 juin 1976, j’ai donc 47 ans. J’habite à Urretxu, dans la province de Gipuzkoa au Pays basque espagnol. Je travaille dans l’entrepôt général d’une usine ferroviaire où ma tâche est de réceptionner les différents matériaux entrants. Évidemment ce  n’était pas ma vocation haha mais je ne me plains pas.

D’autre part, j’ai été chanteur de rock pendant environ 20 ans, de 1991 à 2010. Pendant quelques années, nous avons été moyennement populaires au  niveau underground. J’ai publié 6 albums. 4 avec notre groupe appelé The Hot Dogs, un en solitaire sous le nom de Jon Iturbe & The Radio Gangsters et un autre avec un ami sous le nom de Two Requirements. Mais seulement deux d’entre eux me semblent bons Haha : le premier de The Hot Dogs « Rock and roll Army 69 » et le mien en solo avec Radio Gangsters (le groupe n’a jamais existé, c’est juste le nom que j’ai donné aux musiciens qui m’ont aidé à enregistrer l’album) appelé « Sudden Deaths ».

CD de Jon Iturbe
Les albums CD de Jon Iturbe © Jon Iturbe

Les Amis de la BD : Comment t’es venue cette passion pour la BD franco-belge ?

Jon Iturbe : J’ai lu quelques BD quand j’étais enfant et c’est quelque chose que j’ai toujours aimé, mais ce n’est qu’il y a environ cinq ans que c’est devenu ma passion principale.

Quand j’étais petit, je lisais un magazine basque pour enfants, plutôt amateur, appelé « Ipurbeltz », quelques albums de Lucky Luke qui était mon préféré, Astérix, Prince Valiant, Blueberry, quelques Tintin, bien sûr Mortadel et Filémon (bien que je les déteste aujourd’hui), Super López et j’ai aussi eu quelques numéros d’un magazine appelé « Fuera Borda » qui comprenait beaucoup de BD franco-belges et aussi néerlandaises. C’est là que j’ai lu pour la première fois, par exemple, Les Petits Hommes ou Gaston, uniquement deux gags, le 418 et le 421, mais ce dernier m’a beaucoup marqué. C’est le gag où Gaston achète une voiture coupée en deux.

Comme je vis au Pays basque, nous allions souvent en famille à Biarritz et à Bayonne. Je me souviens d’y avoir vu le Marsupilami partout, un personnage qui m’intriguait beaucoup mais que je ne connaissais pas et beaucoup de BDs fascinantes que je ne pouvais pas lire, parce que je ne connaissais pas le français. Pour cette raison, je rentrais souvent chez nous frustré. Parfois, je pense que ma passion actuelle pour la BD classique est la vengeance de ce gamin déçu hahaha.

Un peu plus tard, la musique est entrée dans ma vie et j’ai progressivement oublié tout ça. Mais j’ai continué à relire les albums que j’avais déjà. Je n’ai jamais cessé de les aimer.

Couverture d'un numéro de Fuera Borda
La couverture d’un numéro de « Fuera Borda » © Fuera Borda

Dans les années 90, je lisais beaucoup Will Eisner, Torpedo (Une série  espagnole) et Peter Bagge. Aussi un magazine espagnol appelé « TMEO » avec de nombreux gags sur les drogues, le sexe et la politique.

Quant aux Super-héros, j’ai une anecdote assez drôle. Dans la rue où je vivais, il y avait un magasin où l’on échangeait des comics. Un jour, j’en ai pris un où tous les super-héros étaient dans le dessin de la couverture. Ce n’est que lorsque j’étais déjà dans ma chambre que j’ai réalisé qu’il s’agissait d’un comic pornographique gay. Un album pirate je suppose. Je n’avais que huit ou neuf ans et je ne comprenais rien, mais j’étais conscient que je n’étais pas supposé lire ça. Tu comprendras qu’après cette expérience, je me suis tenu à l’écart des comics des super-héros pendant plusieurs années, à tout hasard hahaha. Je pense que quand j’ai finalement décidé de leur donner une chance, c’était trop tard pour moi.

Mais vers 2017, une collection de fascicules de Lucky Luke est publiée. J’ai donc décidé qu’il était temps d’acheter la collection complète. Chacun de ces fascicules contenait un dossier et c’est là que j’ai commencé à connaître l’histoire du « Journal de Spirou ». J’ai commencé à le trouver tellement intéressant que j’ai décidé d’acheter tout ce que j’avais à disposition de ces autres auteurs mentionnés. J’ai commencé avec  Franquin et bien sûr revenir à Gaston était tout un flashback et enfin connaître le Marsupilami dans les aventures de Spirou et Fantasio une joie. Comme beaucoup de ces auteurs sont publiés dans des intégrales, chaque nouveau dossier que je lisais me mettait sur la piste d’un autre auteur classique etc… jusqu’à aujourd’hui.

Page verso d'un album de Lucky Luke
Page verso d’un album de Lucky Luke avec des titres en espagnols. © Lucky Luke

Les Amis de la BD : Tu lis les albums en français ou dans ta langue (l’espagnol) ?

Jon Iturbe : J’ai commencé à les lire en espagnol, mais à un moment donné, j’ai réalisé que si je voulais vraiment connaître l’histoire de Spirou, je devais commencer à lire en français. J’ai d’abord commencé à acheter des livres d’art comme ceux publiés par Daniel Maghen ou Champaka. Puis j’ai acheté le livre Delporte : Un réacteur en chef de Christelle et Bertrand  Pissavy-Yvernault. Je l’ai lu en prenant des photos du texte avec mon portable pour que le traducteur de Google le traduise. Mais même en le lisant d’une manière si compliquée, j’ai trouvé ce livre époustouflant. Si jusqu’à ce moment-là j’étais déjà fasciné, ce livre a été la poussée ultime. À partir de ce moment, lire tout ce qui ne sera jamais publié en Espagne est devenu un besoin aussi fondamental que de respirer.

Puis la pandémie est arrivée, tout à coup j’ai eu tout le temps du monde pour lire et c’est ce que j’ai fait. En ce sens, c’était bon pour moi parce que j’ai appris à lire dans une langue dont, jusque-là, je ne comprenais pas un mot. Maintenant, je suis incapable de lire une BD traduite. Le lettrage de l’auteur fait partie du dessin. De plus, certaines blagues sont intraduisibles. Je sais que je n’en comprends pas encore quelques-unes, en particulier les phonétiques, mais je peux toujours les relire. Je n’ai fait que commencer et je peux déjà lire presque tout sans peine, donc…

D’autre part, ça a également coïncidé avec le moment où j’ai créé un compte Facebook. J’ai commencé à partager toutes les BD que j’achetais et lisais sur les groupes publics. Maintenant, il y a beaucoup de mes posts d’il y a deux ou trois ans qui me font rougir. Je pense que si j’avais commencé aujourd’hui, je me serais exposé moins. Cependant, si je n’avais pas agi de cette façon, je n’aurais pas rencontré toutes les personnes incroyables que j’ai rencontrées et qui m’ont tant aidé dans ce merveilleux voyage en m’enseignant et en mettant à ma disposition tout ce matériel vraiment inconnu et oublié aujourd’hui. Dernièrement, je préfère partager les albums que je lis sur mon Facebook privé.

J’ai aussi réalisé très tôt que je ne m’intéressais qu’à une période très spécifique du « Journal de Spirou » et de la BD en général, les années 30, 40, 50 et début des années 60. J’aime quand les auteurs avaient tout à apprendre et ne se prenaient pas trop au sérieux. J’adore la joie de vivre que ces albums me transmettent. Cela ne veut pas dire que je n’adore pas certaines séries de la fin des années 60, même les 70, 80 ou aussi certaines BD actuelles. Mais étant un passionné de musique très éclectique qui achète des disques depuis plus de trente ans, je sais par expérience qu’il est impossible de tout connaître.

Couverture du livre Yvan Delporte, réacteur en chef
Couverture du livre « Yvan Delporte, réacteur en chef » © Dupuis

Les Amis de la BD : Les albums sont faciles à trouver dans ton pays ?

Jon Iturbe : De nombreuses séries classiques sont actuellement publiées au format intégral en espagnol. Même des séries qui n’ont pas été publiées en Belgique et en France dans ce format comme Les Tuniques Bleues ou Khéna et le Scrameustache. Dolmen Editorial fait un travail fabuleux sur sa ligne éditoriale appelée, précisément, Fuera Borda.

D’autres  éditeurs comme Ponent Mont, Norma, Trilita, Dib-bucks ou Planeta ont  également publié plusieurs séries classiques : Jerry Spring, Buck Danny,  Gaston, Les Schtroumpfs, César, Spirou et Fantasio ou Gil Jourdan.

Nuevo Nueve fait un excellent travail en publiant des albums actuels ainsi que Fulgencio Pimentel qui est très sélectif avec ce qu’il publie, ses tomes de Petit Vampire de Joan Sfar sont merveilleux. Ce sont des éditeurs très minutieux.

Il y avait aussi beaucoup de séries publiées auparavant. Comme je t’ai dit, dans le magazine « Fuera Borda », mais aussi dans « Spirou », « Ardilla » ou le magazine « Strong ». En Catalogne, il y avait aussi des magazines comme « Tretzevents » où des séries aussi oubliées que Pomme de Roba, ont été publiées.

Quelques albums de La Ribambelle, Hultrasson, Sibylline, Clifton, Isabelle, Jess Long… peuvent être trouvés en espagnol sur le marché d’occasion. Mais tout est un peu chaotique, avec des séries inachevées, etc… Donc J’ai bientôt eu besoin de plus !

Si je voulais connaître l’histoire de Spirou, il était obligatoire pour moi  de connaître les étapes de Rob-Vel et Jijé, ainsi que Valhardi et Blondin et Cirage. Rien de tout cela n’a été publié en Espagne.

Couverture d'un numéro du magazine Tretzevents
Couverture d’un numéro du magazine « Tretzevents » © Tretzevents

Les Amis de la BD : Si tu devais retenir particulièrement un album ?

Jon Iturbe : Cette question est cruelle ! haha ! Impossible de choisir un seul album parmi tant d’autres qui me fascinent. Chaminou et le Khrompire, Isabelle et le tableau enchanté (Oui, je sais que les albums comme L’Astragale de Cassiopée sont plus spectaculaires et je les adore aussi, mais je ressens un penchant particulier pour cette première histoire que je trouve pleine de charme), Soucoupes volantes de Blondin et Cirage, On opère Gros-Louis de Jojo (André Geerts est un auteur criminellement sous-estimé et tellement inconnu en Espagne), L’Île des hommes-papillons du Docteur Poche, La Menace des Krostons par Piroton et Deliège, Le Baron et Juju par Noël Bissot (l’album publié par les Éditions Pepperland en 1980, compilation d’une poignée de mini-récits en noir et  blanc)… Je cite juste quelques albums qui me viennent à l’esprit en ce moment que j’adore, qui n’ont pas la reconnaissance qu’ils méritent, et qui sont faciles à trouver en seconde main. Aujourd’hui j’ai presque tous les mini-récits originaux de Noël Bissot mais il ne serait pas juste de recommander du matériel si difficile à trouver. Dans le cas de Jojo et Docteur Poche, de magnifiques intégrales sont encore disponibles.

Mais pour revenir à ta question, aujourd’hui, je vais choisir un album qui est une faiblesse personnelle : Toute la gomme d’Éric et Artimon par Will et Vicq. Encore facile à trouver sur ebay à un prix raisonnable.

Oui, je sais que je ne cite pas les grands classiques, mais tout le monde les connaît, et ce serait un peu ennuyeux. Si cette interview permet à quelqu’un de découvrir certains de ces albums que je cite, ce sera plus utile.

Couverture de l'album Toute la gomme le préféré de Jon Iturbe
Couverture de l’album Toute la gomme de la série Eric et Artimon © Eric et Artimon – Vicq et Will – Albin Michel

Les Amis de la BD : Tu as appris le français en lisant les albums ou tu le pratiquais avant ?

Jon Iturbe : Tout ce que je sais, je l’ai appris en lisant les BD et en regardant quelques chaînes YouTube pour apprendre le français, mais d’une manière très aléatoire, je n’ai suivi aucun cours spécifique. Une chose qui m’a beaucoup aidé à progresser rapidement a été de traduire de nombreux extraits de livres sur la BD pour un groupe Facebook espagnol appelé « El Foro de la BD ». Je traduisais avec le traducteur automatique et ensuite, en essayant de faire ressembler cette traduction littérale à la langue espagnole, j’ai commencé à me concentrer beaucoup plus sur les expressions et la façon de dire les choses. Si je lisais maintenant ces traductions que j’ai faites, je suis sûr que je serais embarrassé, mais elles m’ont aidé à apprendre plus vite.

J’ai aussi commencé à écouter beaucoup de musique française et je réalise que je comprends plus que je ne le pensais. Si on me parle très lentement, comme à un enfant de deux ans, je crois que je peux comprendre ce qu’on me dit Haha.

Quant à parler français, je le vois encore loin de mes possibilités, mais on ne sait jamais. La seule chose qui m’inquiète, c’est que si jamais je parle français, je parlerais probablement comme un grand-père de 100 ans utilisant trop d’expressions démodées.

Les Amis de la BD : Tu lis les BD de ton pays ? Aurais-tu un album, une série ou un auteur à nous conseiller ?

Jon Iturbe : Mon préféré était Superlópez par Jan, en particulier les neuf premiers albums. Dernièrement, je redécouvre Forges, avec un humour acide mais très précis, bien que probablement intraduisible en français.

J’ai aussi mentionné la série Torpedo. Je ne l’ai pas relue depuis des années, pour savoir si elle a bien vieilli pour moi, mais j’adorais quand j’avais vingt ans.

SuperLopez la série espagnol préférée de Jon Iturbe
© SuperLopez – Jan

Propos recueillis par Adrien LAURENT

Vous pouvez discuter de l’interview de Jon Iturbe sur notre groupe Facebook des Amis de la bande dessinée.