Interview de Francis Groux, co-créateur du Festival d’Angoulême

Aller à Angoulême pendant le festival est le but de nombre de fans du 9ème art. Mais si ce dernier, internationalement reconnu et véritable succès d’année en année existe depuis 1974, c’est en partie dû à la passion, la volonté et l’opiniâtreté d’une poignée d’hommes qui, depuis le début, se sont lancé le défi de partager leur amour de la BD et ont voulu le partager au plus grand nombre.

Parmi eux, Francis Groux. Ce mythique co-fondateur du festival, toujours dynamique à bientôt 90 ans, a gentiment accepté de répondre aux questions des « Amis de la BD » dans les locaux de l’association du Festival International de la Bande Dessinée (FIBD) qui, pendant le festival, accueille une superbe exposition sur « 50 ans de dédicaces ».

Photo de Francis Groux
Francis Groux © Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : Francis, merci de nous accorder cette interview à l’occasion du 51ème festival International de la BD. Tout d’abord, nous aurions aimé savoir comment vous avez découvert le 9ème art ?

Francis Groux : Je suis né en 1934 et n’ai donc pas pu connaitre les BD d’avant-guerre. Puis, pendant la guerre, il n’y avait pas vraiment de possibilité de lire de BD, si ce n’est la revue « Téméraire », mais on a su qu’elle était collaborationniste… Là où j’ai vraiment découvert la bande dessinée, c’est au catéchisme. Le curé projetait, à l’aide d’une lanterne magique, les albums de Tintin, qui étaient encore en noir et blanc à l’époque. Il les projetait par épisodes et ne nous diffusait la suite que si nous apprenions bien notre catéchisme ! C’est mon premier vrai contact avec l’univers de la BD.

Les Amis de la BD : A partir de là, vous êtes vraiment devenu fan…

Francis Groux : Je suis vraiment devenu un fou de BD un peu plus tard quand, une fois marié, ma femme m’a acheté un album de Tintin, plus par clin d’œil que par passion. Et là, j’ai vraiment eu le grand déclic ! Il couvait en moi sans doute depuis longtemps, mais c’est vraiment à cette occasion que j’ai pu voir toute la richesse des BD, et notamment l’art de l’ellipse. Lorsqu’on lit une BD, on doit imaginer ce qu’il se passe entre les cases. Le lecteur est vraiment intégré à l’œuvre et c’est ce qui me passionne.

Les Amis de la BD : Dès lors, vous allez entreprendre de partager cette passion avec le plus de monde possible.

Francis Groux : Tout à fait ! J’ai commencé par organiser des petites choses dans la Maison des Jeunes et de la Culture de la ville où je faisais venir des auteurs ou montais des expositions, avec l’aide de Claude Moliterni, un grand nom de ce qu’on peut appeler « l’évènementiel BD ». Dans l’intervalle, je suis devenu conseiller municipal et ai pu rencontrer Jean Mardikian, adjoint à la culture, car je présidais la commission des affaires culturelles. Moliterni nous a ensuite invités, Mardikian et moi, au festival de Lucques, près de Pise, en Italie, qui était à cette époque l’une des plus grandes manifestations de BD.

Photo de Francis Groux, Mélanie Peillet et Mathieu Depit
Francis Groux en compagnie de nos intervieweurs Mélanie Peillet et Mathieu Depit © Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : Est-ce ainsi qu’est né le festival d’Angoulême ?

Francis Groux : Oui, en s’inspirant de l’exemple de Lucques. Lorsque nous y sommes allés, en novembre 1973, nous avons été enchantés, et avons rencontré des auteurs comme Pratt, Franquin, ou encore Peyo. Nous avons ensuite rencontré les organisateurs et le maire de la ville pour obtenir toutes sortes d’informations et leur demander si on pouvait faire la même chose qu’eux, à Angoulême. Dès janvier 1974, nous lancions notre première édition dans le musée municipal.

Les Amis de la BD : Et comment s’est déroulée cette première édition ?

Francis Groux : En organisant cet évènement, je pensais qu’on n’attirerait que des gosses et que cela resterait assez modeste. Mais, à notre plus grand étonnement et pour notre plus grande satisfaction, cela a été un vrai succès, et nous avons attiré 10 000 visiteurs ! Il y a d’ailleurs une anecdote sympathique sur cette première édition. Lorsqu’elle s’est tenue, le maire de l’époque, Roland Chiron, était à Paris. Là-bas, il entend à la radio qu’il y a une manifestation très populaire à Angoulême. Il rentre fissa pour en voir l’ampleur et est tellement ravi qu’il souhaite recevoir les auteurs invités, et il y avait de grands noms, comme Franquin ou Pratt – qui avait dessiné l’affiche – à l’hôtel de ville. Et là, il se dit ravi d’accueillir dans sa ville… des réalisateurs de dessins animés ! Heureusement, il a rattrapé le coup, et tout le monde a rigolé !

Les Amis de la BD : C’est le début d’une grande aventure. Comment celle-ci s’est-elle poursuivie, pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui ?

Francis Groux : Après ce grand succès, nous avons cherché à organiser davantage l’évènement. On l’appelait « salon » la première année, et, au fil du temps, c’est devenu un festival. J’ai également cherché à obtenir des collaborations avec des grands noms de la BD, notamment en demandant à Casterman qu’Hergé soit le président d’honneur du festival. J’ai aussi appelé Alain St Ogan, le créateur de Zig et Puce, pour pouvoir utiliser l’image d’Alfred, le pingouin de cette BD, lors des remises des prix. Greg, qui avait racheté les droits de cette BD n’a ensuite plus autorisé cette utilisation car il ne voulait pas de la création de produit dérivés. Après accord de Casterman, nous avons ensuite nommé les prix « Alph-Arts », puis, depuis 2007, ce sont les « Fauves », imaginés par Lewis Trondheim. 

Francis Groux en compagnie de nos intervieweurs Mélanie Peillet
Francis Groux en compagnie de notre intervieweuse Mélanie Peillet © Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : A partir de quelle année avez-vous pu constater que le festival d’Angoulême était devenu la référence absolue en termes d’évènement BD ?

Francis Groux : Comme je vous l’ai expliqué, les premières années avaient été encourageantes avec 10 000, puis 15 000 visiteurs. Mais la consécration a vraiment eu lieu lors de la 4ème édition, en 1977, où Hergé est venu. On peut encore voir des photos où je descends la rue avec cette légende de la BD, c’est un très grand souvenir. Pourtant, cette édition a été vraiment problématique, notamment à cause de la météo. La grande « bulle » du Champs de Mars a été ravagée par le vent et complètement déchirée, ce qui était vraiment ennuyeux pour accueillir exposants et public. Heureusement, on a pu trouver une solution alternative et tout déménager dans… une piscine d’un autre quartier ! On a vraiment joué de malchance pendant toute cette édition car une planche originale du dessinateur américain Wally Wood a été violemment détériorée… C’était dramatique et le pauvre Wood, qui n’avait pas de copie, l’a redessinée. Malgré ces infortunes, cette édition a été un réel succès et a été l’année où, je pense, nous sommes devenus importants.

Les Amis de la BD : En 50 ans de festival, quel est l’évènement qui, à titre personnel, vous touche le plus ?

Francis Groux : A titre personnel, ce qui me touche beaucoup et m’a fait un grand plaisir, c’est que ma fille Delphine ait pris la relève. D’ailleurs, Patrick, le fils de Jean Mardikian, a, quant à lui, pris la relève à la cité de la BD d’Angoulême. Les enfants continuent donc le travail qu’on a débuté et cela me fait vraiment plaisir.

Les Amis de la BD : Et parmi les multiples anecdotes que vous avez sur le festival, pouvez-vous nous en raconter une ?

Francis Groux : Il y en a tellement… Repartons en 1977, dont nous avons parlé tout à l’heure. J’ai eu l’immense joie d’être assis à côté d’Hergé dans un cinéma qui diffusait un documentaire sur Tintin. Cette joie n’a cependant pas durée car on est venu me chercher pendant le film parce qu’il y avait une alerte à la bombe dans une salle de la mairie où des enfants suivaient un atelier BD ! Heureusement, comme souvent dans ces cas-là, c’était une fausse alerte. Plus proche de nous, la même chose est arrivée il y a quelques années dans la grande bulle du Champs de Mars qui accueille un nombre incroyable de visiteurs. On avait la quasi-certitude que cette alerte était un canular, donc, pour éviter la panique, nous n’avons pas fait évacuer le lieu… Même si j’étais presque sûr que rien n’allait se passer, je peux vous dire que jusqu’au soir, je n’étais pas tranquille ! Il me vient à l’esprit une autre anecdote, pas vraiment rigolote. En 1996, nous avons accueilli Burne Hogarth, dessinateur de Tarzan, entre autres, en invité d’honneur. C’était un grand évènement. Malheureusement, à son retour à Paris, 2 jours plus tard, Hogarth est décédé. Était-ce de joie ? Je veux me convaincre de cela !

Francis Groux en compagnie de nos intervieweurs Mathieu Depit
Francis Groux en compagnie de notre intervieweur Mathieu Depit © Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : Concernant le palmarès du festival, avez-vous des préférences, des prix qui vous ont particulièrement fait plaisir à titre personnel ?

Francis Groux : Il faut savoir qu’au début, on ne devait pas décerner de Grand Prix. L’idée m’est venue après être allé au festival de Lucques, fin 1973. Franquin, qui était là-bas, n’a pas obtenu le Grand Prix, alors que, très clairement, il le méritait ! Comme on organisait notre évènement seulement quelques semaines plus tard, j’ai demandé à ce que Franquin ait une distinction, d’où la création, à la hâte, du fameux « Grand Prix », qu’on a conservé ensuite. D’ailleurs, Franquin n’a pas tout de suite reçu sa statuette, vu qu’elle n’était pas prévue ! On lui a envoyé 2 semaines plus tard. Récemment, je me suis battu pour que Hermann ait le prix. Il faut savoir que ce grand auteur n’a pas la langue dans la poche, dit toujours ce qu’il pense sans faire de politique et n’est donc, en général, pas très bien vu de la profession. Mais j’ai pu obtenir gain de cause car, moi qui le connais bien, je peux vous dire que c’est un homme vraiment très bien, en plus d’être très talentueux. Et puis, comment ne pas citer Gotlib, qui était mon ami ! En plus, nous sommes quasiment jumeaux, car nés en juillet 1934 tous les deux. Et si on me demande quel auteur j’aimerais voir distingué, par le Grand Prix ou un autre prix, je dirais Mazan, car c’est vraiment un grand artiste, très complet en plus d’être un archéologue.

Gotlib
© Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : Depuis 1974, il y a eu une grande évolution concernant le Grand Prix, dont le périmètre s’est élargi.

Francis Groux : Oui, effectivement. Dorénavant, c’est la profession dans son intégralité qui vote, alors qu’avant, le système était moins bien fait, avec le lauréat de l’année précédente qui présidait le jury, ce qui pouvait aider à « pousser » les copains… On peut voir que depuis quelques années, le prix s’est ouvert aux auteurs étrangers et aux scénaristes, notamment. Aussi, je suis particulièrement heureux qu’il y ait des femmes dans le palmarès. La première récompensée a été Florence Cestac, et avant elle, Claire Brétécher, pour le prix spécial du 10ème anniversaire. La BD est comme le monde, elle évolue et c’est bien !

Les Amis de la BD : Parmi tous les artistes du monde de la BD, avez-vous certains regrets de ne pas avoir pu inviter des « grands noms » ou des coups de cœur personnels ?

Francis Groux : Oui, je regrette de ne jamais avoir pu faire venir Alain St Ogan, dont nous parlions tout à l’heure. J’ai correspondu avec lui, je lui ai parlé au téléphone, mais il n’est jamais venu à Angoulême, du fait de sa santé fragile. Un autre regret est de ne pas avoir pu rencontrer Jacobs. J’aime beaucoup l’auteur de Blake et Mortimer, et je fais partie des « Amis de Jacobs » !

Les Amis de la BD : Merci beaucoup Francis ! Pour terminer cet entretien, parlons de cette édition 2024. Quel auteur êtes-vous particulièrement content de retrouver ?

Francis Groux : Je suis très content que Dany soit là cette année, d’autant plus qu’il vient de dessiner un Spirou, ce qui est un évènement. J’étais justement avec lui ce matin avant de venir vous voir. Il est dans la grande bulle, et il signe ses albums à tous ses fans, et la file est longue ! Dany est un homme que je connais depuis bien longtemps, et il est vraiment charmant, très sympa. Je pourrais vous raconter une grande quantité d’anecdotes à son sujet, croyez-moi ! Cela me fait plaisir de voir ces dessinateurs qui sont là depuis tellement d’années, mais qui ont toujours la passion de la BD et la volonté de la partager avec le public ! C’est d’ailleurs tout l’esprit du festival !

Après cet entretien, Francis Groux accepte gentiment de faire quelques photos avec nous devant la très belle galerie des dédicaces. Un très joli moment avec un véritable puits de savoir sur la BD. En quittant les locaux de l’association du festival, les silhouettes de Franquin, Gotlib ou autre Hergé nous accompagnent encore.

Interview recueillis par Mèl P. et Mathieu DEPIT

Vous pouvez discuter de l’interview de Francis Groux sur notre groupe Facebook des Amis de la bande dessinée.