Interview Aurélie Guarino et Kid Toussaint, auteurs des Vies de Charlie
Aurélie Guarino et Kid Toussaint, respectivement la dessinatrice et le scénariste de l’excellente BD Les Vies de Charlie, désignée Album du mois par la rédaction des Amis de la BD reviennent sur la genèse de cet « ovni » publié aux Éditions Dupuis.

Les Amis de la BD : Les Vies de Charlie est l’album du mois de notre communauté, mais également en lice pour le prix BD Fnac France Inter 2024. Que ressent-on lorsqu’on reçoit de telles nouvelles ?
Aurélie Guarino : Ce sont des nouvelles qui font plaisir. Concernant le choix des Amis de la BD, cela fait longtemps que je suis présente sur le groupe, c’est donc très agréable d’apprendre cela. Et, je suis flattée que Les Vies de Charlie fasse parti des albums qui inaugurent votre rubrique.
Kid Toussaint : Je suis ravi que l’album puisse continuer à vivre, à être découvert et à être lu plus de six mois après sa sortie. Merci donc aux libraires de l’avoir gardé en rayon.
Aurélie Guarino : Pour le prix Fnac-France Inter, c’est une surprise ! Je crois que c’est la première fois qu’une de mes BD est sélectionnée pour un prix aussi remarquable. Cela veut dire également que notre album a su toucher le cœur de certains libraires, qu’ils ont aimé Les Vies de Charlie.

Les Amis de la BD : Aurélie, peux-tu résumer le parcours qui t’a mené à la BD ?
Aurélie Guarino : Il y a un peu de hasard, ou de la chance. J’ai toujours dessiné par passion. À la base, je suis graphiste, je dessinais surtout pour moi. Puis, je publiais ce que je faisais sur un site Internet. Un éditeur jeunesse de la maison Sarbacane s’est intéressé à mon travail et m’a proposé un projet déjà signé. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler sur Namasté avec Eddy Simon, au scénario.
Les Amis de la BD : C’est une expérience formatrice…
Aurélie Guarino : Pour Namasté, j’ai dessiné trois planches qui ont été validées. Puis, la réalisation complète de l’album m’a permis de me former « sur le tas ». La pratique est la meilleure des écoles. Cela permet de comprendre les mécanismes. C’est une formation qui se complète également en lisant beaucoup de bandes dessinées, par exemple.

Les Amis de la BD : Comment a débuté l’aventure Les Vies de Charlie ?
Aurélie Guarino : Je ne suis « que » dessinatrice. Après avoir travaillé avec des scénaristes, j’avais également envie de développer des univers qui me soient propres. J’ai donc débuté quelque chose toute seule. J’ai d’abord imaginé visuellement ce projet. J’ai tout de suite eu l’idée du personnage de Charlie. Je le voulais sympathique, mais également imparfait, c’est la raison de son nez exagérément pointu.
Les Amis de la BD : Et tu as placé Charlie dans un univers particulier…
Aurélie Guarino : Je voulais qu’il travaille dans une grande entreprise dans un espèce de New-York fantasmé, teinté de l’influence des films de Franck Capra ou Billy Wilder. Puis… ça s’est arrêté là… Je ne sais pas raconter les histoires de mes personnages. J’ai dessiné quelques planches que j’ai envoyées à Kid Toussaint.

Les Amis de la BD : C’est un scénariste que tu connaissais déjà ?
Aurélie Guarino : Oui, nous nous étions déjà rencontrés plusieurs fois, à droite et à gauche, à l’occasion de salons ou de festivals. Je connais une bonne partie de son œuvre et nous avions déjà constaté des points d’intérêts communs autour de vieux films ou de romans. Et j’aime aussi sa façon de traiter la BD. Je trouvais donc que c’était la personne la plus appropriée pour comprendre ce que j’avais en tête.
Les Amis de la BD : Kid, comment as-tu accueilli cette proposition ?
Kid Toussaint : Je cherchais le bon projet pour Aurélie depuis un moment. J’avais un embryon de truc que je retournais dans tous les sens sans parvenir à rien de bon quand elle m’a envoyé le personnage de Charlie écrasé par une jungle urbaine (les pages 6 et 7 de l’album). Son personnage quasi-ligne claire, rayonnant m’a donné un tout autre angle d’attaque sur les idées qui me taraudaient. C’est un magnifique cadeau qu’elle m’a fait.

Les Amis de la BD : Ce projet était-il différent de ta manière habituelle de faire pour tes autres séries ? (On suppose qu’habituellement l’histoire vient ta propre initiative, non ?)
Kid Toussaint : Chaque projet est différent. Joël est venu avec ses propres idées sur Masque, la personnalité de Kenny Ruiz a fortement influencé Télémaque, JL Munuera a ajouté une scène à la Course du Siècle, etc. Ici, disons qu’il rejoignait des références cinématographiques que j’aime (Capra, Wilder, Lang, Tati, Chaplin, Kaufman, etc.) et que je ne pouvais pas placer ni explorer dans un autre projet.
Les Amis de la BD : Comment travailles-tu tes scénarios ? Assis sur une chaise, allongé sur un canapé, dans quelles conditions es-tu le plus à l’aise pour nourrir l’esprit créatif ?
Kid Toussaint : Voilà une question étrange. J’ai l’avantage de pouvoir travailler où je veux et quand je veux… Ce qui signifie partout et tout le temps. Je ne peux juste pas réfléchir en compagnie de quelqu’un que je connais. Avec les inconnus, dans les trains, les bars, c’est facile.

Les Amis de la BD : Quelle matière fournis-tu à Aurélie afin qu’elle puisse travailler ses planches ?
Kid Toussaint : On parlait depuis longtemps de cinéma des années 30 et 40, on avait donc les mêmes références. Pour le reste, le synopsis, le scénario, les descriptions de personnages (avec quelques photos références). Rien de bien original.
Les Amis de la BD : Et donc, Aurélie… tu n’as imposé que ça à Kid ? Un type qui se prénomme Charlie et qui travaille dans une grande entreprise
Aurélie Guarino : Oui uniquement ça. J’ai dessiné exactement ce que j’avais envie de dessiner, dans le style graphique que j’ai développé, j’y ai mis mes influences et mes inspirations liées aux films en noir et blanc que j’aimais. L’histoire des âmes, l’histoire d’amour, ça c’est l’apport de Kid… J’ai trouvé ça très bien et c’était du bonheur à dessiner.

Les Amis de la BD : Justement, Kid, comment tu es venu à l’idée de travailler autour du sujet des âmes, de la mort, avec en arrière-plan une histoire d’amour ?
Kid Toussaint : Eh bien pour la première fois de ma vie, c’est parti d’un rêve (le mythe était donc vrai !) J’ai rêvé de deux Salles deux Ambiances et du chien noir géant d’une petite mamie dans un tram tout est parti de là. Ça m’a ramené à mes questionnements d’enfant sur la vie après la mort.
Les Amis de la BD : Le rapport à la mort, est-ce un sujet qui te touche particulièrement ? Avec Les Vies de Charlie, on trouve un côté presque rassurant face à cette échéance…
Kid Toussaint : Petit, j’envisageais plein de scénario (si ça existe, à quoi ça ressemble ?) et aucun ne me satisfaisait. Charlie, sa bienveillance et sa candeur m’ont permis de prendre les choses autrement. Il fallait du « feel good ».

Les Amis de la BD : Aurélie, tu as déjà évoqué deux grands réalisateurs pour ton inspiration, y-a-en-t-il d’autres ?
Aurélie Guarino : Bien sûr, je peux encore citer Fritz Lang, Terry Gilliam ou l’incontournable Tim Burton. Ce sont des réalisateurs capables de faire basculer un récit de la réalité vers le fantastique, ce qui est le cas avec Les Vies de Charlie.
Les Amis de la BD : Et du côté des dessinateurs ?
Aurélie Guarino : Ma référence absolue, c’est Osamu Tezuka. On en revient au côté cinématographique. J’ai bien évidemment largement été influencée par la BD franco-belge, plus particulièrement Tintin. J’adore le travail d’Hergé pour sa lisibilité. C’est ce que j’aime dans la BD, ce que je cherche à reproduire.

Les Amis de la BD : Les Vies de Charlie, c’est du noir et blanc, mais avec des doses de couleurs amenées avec parcimonie, comment a-tu travaillé cet aspect-là ?
Aurélie Guarino : Il n’y a pas tant préméditation pour les touches de couleurs, c’était très intuitif. Au départ, j’ai rendu les premières planches en noir et blanc. Notre éditeur, Benoit Fripiat a émis la suggestion que des pages en couleur au fil de l’histoire, apporteraient du rythme. Ce en quoi il avait tout à fait raison. Mais nous avons tenté de faire en sorte qu’elle apporte un sens narratif.
Les Amis de la BD : On sent que la couleur est un « personnage » à part entière de l’histoire…
Aurélie Guarino : Oui, elle fait sens. En outre, Kid a ajouté sa patte avec quelques suggestions, la couleur rose des lunettes de la patronne de Charlie, puis le vert d’Éléonore. Certains personnages ont donc un petit code couleur au service de l’histoire.

Les Amis de la BD : Comment s’organisait votre collaboration ?
Aurélie Guarino : Kid me fournissait un découpage écrit. Moi, je travaillais par lot de 10 planches, sur lesquelles je demandais son retour, et ensuite, on les envoyait à notre éditeur Benoit Fripiat et à notre secrétaire d’édition Stéphane Moulin. Ils apportaient leur regard respectif sur le travail. Ensuite, je finalisais les 10 planches.
Les Amis de la BD : Kid, était-ce une découverte ?
Kid Toussaint : Complètement. La collaboration était extrêmement facile. J’étais émerveillé à chaque planche, à chaque étape.

Les Amis de la BD : Le projet a-t-il été justement facile à « vendre » à un éditeur ?
Aurélie Guarino : On sait que Kid Toussaint a déjà une belle place dans le monde de la bd en tant que scénariste, cela facilite évidemment les choses. Mais, Benoit Fripiat a tout de suite apprécié le dessin et l’histoire. Bien évidemment, ce n’est pas acquis que cela marche tout de suite… Au départ, on ne savait pas trop comment classer l’album, s’il fallait l’intégrer à la collection Aire Libre…
Les Amis de la BD : Ce qui ne s’est pas fait…
Aurélie Guarino : La collection Aire Libre est assez codifiée. Il y avait certaines contraintes éditoriales, alors finalement, nous l’avons mis dans la case « Ovni »… avec le recul c’était une très bonne idée.

Les Amis de la BD : Kid, lorsqu’on se lance dans l’écriture, sait-on d’avance si on tient un succès ? Où est-ce toujours une « surprise » ?
Kid Toussaint : Absolument pas. Et d’une manière générale, le succès reste l’accident et l’échec, la norme. Il ne vaut mieux pas y penser quand on écrit.
Les Amis de la BD : Tu sors beaucoup de séries. Le fantastique, tu travailles dans beaucoup d’univers différents, entre Elles, Les Héricornes ou Les Vies de Charlie et bien d’autres albums encore… Est-ce difficile de passer d’un univers / d’un personnage à un autre au moment de l’écriture ?
Kid Toussaint : Puis, il y a les séries historiques ou adultes aussi… Je n’ai aucun problème à passer d’un monde à l’autre, d’un lectorat à l’autre, non. Au contraire, j’en ai besoin… et c’est sans doute un privilège exclusif aux scénaristes.

Les Amis de la BD : Est-ce facile de se réinventer à chaque nouvelle histoire ?
Kid Toussaint : Ce n’est pas vraiment à moi de le dire. En tout cas, je prends toujours autant de plaisir à écrire et explorer.
Les Amis de la BD : Aurélie, comment as-tu travaillé, en traditionnel ? de manière numérique ?
Aurélie Guarino : Le dessin est réalisé traditionnellement sur des planches de format A3. La mise en noir et blanc est numérique. Contrairement à Namasté, où j’ai directement travaillé en numérique, pour Les Vies de Charlie, le sujet étant très sensible, j’avais besoin que le travail se ressente physiquement avec un trait rapide.

Les Amis de la BD : Était-ce plus compliqué ?
Aurélie Guarino : Au départ, je pensais que cela me prendrait plus de temps. Mais à force de pratique, une fois que le crayonné est posé, cela se fait facilement. Je n’ai pas un trait figé ou précis, donc cela va assez vite.
Les Amis de la BD : Y-a-t-il des séquences plus compliquées que d’autres à dessiner ?
Aurélie Guarino : J’essaie de travailler de manière à m’éviter les problèmes de dessin. C’est une astuce économe qui permet de garder du plaisir à dessiner. Comme je ne suis pas très forte pour dessiner ce qui n’est pas vivant, je m’arrange pour que mon style évacue cette problématique. Un immeuble, par exemple, c’est 4 traits verticaux, et quelques traits horizontaux. Ce n’est pas le plus beau des immeubles, mais on comprend que c’en est un.

Les Amis de la BD : C’est un bon conseil pour tous les dessinatrices et dessinateurs qui débutent…
Aurélie Guarino : Personnellement, j’ai fait en sorte que le graphisme gomme mes défauts. Il est très important de travailler son propre style, sa propre écriture visuelle. À partir de là, on peut tout dessiner.
Les Amis de la BD : On imagine que vous avez présenté l’album en festival, quels retours avez–vous reçus des lectrices et des lecteurs ?
Aurélie Guarino : Oui, j’ai fait quelques festivals, mais j’ai également reçu des messages privés – c’est la première fois que cela m’arrive – bien évidement ce sont des témoignages positifs (ouf !)… ça allait d’un remerciement car Charlie avait ému le lecteur à des gens qui étaient en deuil et à qui la lecture de Charlie avait fait du bien…
Kid Toussaint : Beaucoup, déjà. C’est l’un des albums pour lequel j’en ai reçu le plus. Dans l’ensemble, ils sont extrêmement positifs, ce qui fait toujours plaisir. Pour nuancer, quelques personnes ont oublié que c’était une fiction et -tant croyant qu’athées – en ont été « chiffonnés ».

Les Amis de la BD : Ce qui montre l’impact d’une telle BD sur le quotidien des gens, non ?
Aurélie Guarino : C’est très touchant. Dans Les Vies de Charlie, j’y ai mis de mon âme, c’est mon bébé. Quand on s’investit autant et qu’on a ce genre de retour, c’est fantastique. Cela m’a fait prendre conscience du but ultime de raconter des histoires, je n’avais jamais “mentalisé” cela avant. Avec nos histoires, on est capable d’émouvoir positivement les lectrices et les lecteurs.
Les Amis de la BD : L’air de rien, tes albums traitent souvent de sujets de société très actuels (trouble dissociatif de l’identité avec Elles, Le deuil et la mort avec Charlie, Les différentes composantes du pouvoir avec Les Héricornes). Le monde contemporain, est-il une réelle source d’inspiration pour l’intégrer ensuite à tes concepts et univers « fantastiques »
Kid Toussaint : Je crois que peu importe les écrivains ; On écrit toujours sur notre époque. Même les historiens écrivent toujours (peut-être malgré eux) sur leur époque. Le passé ou le fantastique permettent juste de le faire plus discrètement peut-être.

Les Amis de la BD : Quels sont vos prochains projets ?
Kid Toussaint : En ce moment, je travaille sur un album qui s’appellera « Le concert du siècle » sur lequel je m’amuse beaucoup.
Aurélie Guarino : Je travaille sur un projet de 90 pages qui sera édité chez Grand Angle avec Julien Frey au scénario. Le scénario m’a séduite. Il sortira vraisemblablement au printemps 2025.
Les Amis de la BD : Est-ce difficile de sortir du graphisme que tu as développé pour Les Vies de Charlie ?
Aurélie Guarino : Effectivement, j’ai dessiné une première planche qui ressemblait trop à Charlie. Il a donc fallu que je réadapte tout ça pour me réapproprier une nouvelle approche graphique, sans frustration.

Les Amis de la BD : Vous avez donc fini avec Charlie…
Aurélie Guarino : De bout en bout, Charlie, c’est deux ans de boulot, entrecoupé d’illustrations pour la Jeunesse. Avec Kid, la fin de Charlie me semble parfaite, et n’attend rien de plus. Je n’ai plus qu’à souhaite longues vies à Charlie.
Propos recueillis par Bruce RENNES
A lire en complément de l’interview, notre chronique de l’album Les Vies de Charlie