Cinq ans après Carbone & Silicium, Mathieu Bablet conclut sa trilogie de science-fiction entamée en 2016 avec Shangri-la. Le résultat : un épais one shot de 312 pages nommé Silent Jenny. Avec un tirage à 150.000 exemplaires et pas moins de cinq couvertures différentes, inutile de préciser que le nouveau titre du Label 619 est l’événement BD de l’automne 2025.

Silent Jenny Mathieu Bablet Label 619 couverture

© Silent Jenny – Mathieu Bablet – Label 619 / Rue de Sèvres, 2025

Dans un futur lointain, la faune et la flore ont disparu de la surface de la terre. Les humains survivants cherchent un moyen de vivre dans cet enfer avec l’espoir de retrouver le monde d’avant. Jenny, habite dans la monade le Cherche-Midi, une cité ambulante dont les occupants refusent l’arrêt, même temporaire, enchaîne les missions pour Pyrrhocorp. Cette société a pris le pouvoir administratif de la terre et veut imposer son monopole de vie à tous, rendant les Monades hors-la-loi.

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© Silent Jenny – Mathieu Bablet – Label 619 / Rue de Sèvres, 2025

L’univers de Silent Jenny pourrait rappeler la série de romans Tom & Hester de Philip Reeve, dont le premier tome a été adapté au cinéma par Peter Jackson et le réalisateur Christian Rivers dans le film Mortal Engines en 2018, avec ces cités mouvantes dans un futur postapocalyptique. Mais ce serait une erreur de comparer les deux œuvres : là où les cités de Reeve sont énormes, voyageant pour absorber d’autres villes afin de grossir sans fin, celles de Mathieu Bablet, les monades, sont plus réduites, bricolées et surtout représentent des oasis utopiques pour tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans les actes de la société toute puissante Pyrrhocorp. Un concept relativement basique qui se révèle pourtant passionnant et complexe au fur et à mesure de l’avancée du récit.

Le monde décrit par Mathieu Bablet est d’une richesse impressionnante. Les différents chemins possibles pour les survivants sont simples mais cohérents. Faire partie de Pyrrhocorp, de façon relativement déshumanisée, faite de procédure et d’une paperasse qui n’est pas loin de la maison des fous des Douze Travaux d’Astérix. Ou alors fuir cette société ultra administrative et survivre en hors-la-loi, juste par désir d’exister librement, à bord d’une Monades, traqués par Pyrrhocorp. Soit encore devenir un Mange-cailloux, ces SDF postapocalyptiques méprisés mais utilisés par l’administration pour bloquer les Monades.

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© Silent Jenny – Mathieu Bablet – Label 619 / Rue de Sèvres, 2025

Dernier choix possible : effectuer des missions pour Pyrrhocorp dans des lieux reculés et dangereux de ce monde dévasté, afin de trouver l’espoir de l’humanité. Pour cela, les agents réduisent leur taille à celle d’insectes grâce à une combinaison fonctionnant grâce au intertium, « plasma de synthèse permettant à l’organisme humain une contraction atomique significative ». Mais garde à ne pas s’exposer à l’air vicié environnent, cela pourrait mener les imprudents à l’état de microïdes : des humains qui ont subi de fortes mutations et déambulent à l’état presque animal, à la recherche d’inertium pour se nourrir. Bien que tous ces rôles ne nécessitent pas la même grandeur morale, Mathieu Bablet parvient à ne jamais tomber dans le manichéisme.

Jenny est dans un entre-deux, ce qui en fait une protagoniste parfaite. Elle vit, parfois, au sein du Cherche-Midi, mais de façon isolée, même si elle est très appréciée des autres habitants. Le reste du temps, elle remplit des missions pour Pyrrhocorp. De cette dualité naît une solitude pesante. La jeune femme n’est accompagnée que par la figure de la Mort. Jenny, bien que loin d’être parfaite, est très attachante. Le lecteur n’aura aucun mal à ressentir de l’empathie pour elle, à vibrer à chacune de ses missions, à désirer la soutenir quand son esprit vacille.

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© Silent Jenny – Mathieu Bablet – Label 619 / Rue de Sèvres, 2025

L’auteur multiplie également les émotions dans Silent Jenny. Le réalisateur coréen Bong Joon-ho considère qu’une œuvre est réussie si elle emmène son spectateur vers les larmes, la peur/tension, le rire et la révolte. Ce que Mathieu Bablet réussit à merveille. Il y a beaucoup de scènes poignantes dans Silent Jenny, via la mort de certains personnages, les séparations avec d’autres ou encore des moments de pure introspection ou de doute chez Jenny. La tension est permanente, dans les missions de la protagoniste, par exemple, et diablement efficace, notamment « grâce » aux mutations qui commencent à imprégner la jeune femme. Le rire s’invite également lors de quelques répliques mais surtout par le comique de répétition des scènes de tir avortés, généralement pour une raison absurde, du nouveau canon Pyrrhocorp ciblant le Cherche Midi.

Et la révolte ne peut s’empêcher d’envahir le lecteur lorsque Jenny parvient enfin à concrétiser l’un des plus grands espoirs de l’humanité, mais qu’une fois arrivée à Pyrrhocorp, l’administration de celle-ci se trouve démunie face à la réussite : rien ne semble prévu, comme si les missions ne servaient qu’à maintenir la population occupée à des tâches vouées à l’échec et de les détourner de la réalité. Le salut de l’humanité n’est pas une option. Tout comme l’arrêt n’en est pas une pour les occupants du Cherche-Midi. Quand ils traversent un petit coin de paradis, trouvé par hasard, la question de s’immobiliser et s’installer n’est même pas évoquée par Mathieu Bablet. Et si, finalement, la radicalité des Monades, et de leur mantra de mouvement perpétuel, n’était pas aussi malsaine et dangereuse que celle de Pyrrhocorp ? Il est intéressant de noter que cherche-midi est le surnom de l’insecte communément appelé le gendarme et dont le nom scientifique est le pyrrhocore.

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© Silent Jenny – Mathieu Bablet – Label 619 / Rue de Sèvres, 2025

En plus de ces quatre émotions, on peut ajouter, comme toujours dans les œuvres de Mathieu Bablet, la réflexion et l’émerveillement. La première naît souvent des décisions des acteurs, notamment secondaires. En peu de cases, l’auteur parvient à construire des personnages conséquents et convaincants, il est donc très facile de les comprendre, de souffrir avec eux mais aussi d’essayer d’appréhender au mieux leurs choix, chaque décision représentant une grosse prise de risque : rester ou partir, s’allier ou s’isoler… L’émerveillement, outre bien sûr les planches sublimes de l’album, s’invite souvent dans le récit, dans de grands moments éthérés. À ce titre, Mathieu Bablet prouve encore son indéniable talent pour raconter ses fins d’histoire comme si elles n’étaient pas une conclusion ou une ouverture vers autre chose, mais un moment suspendu dans le temps, dans la poésie, dans l’immatériel.

Niveau dessin, Mathieu Bablet semble encore avoir franchi un nouveau palier avec Silent Jenny. Si les personnages, et notamment leurs nez, pourraient toujours perturber certains lecteurs, il est indéniable qu’ils possèdent tous une caractérisation physique puissante. Le dessinateur n’hésite pas à tordre les corps et les visages pour accentuer les émotions, les douleurs, les mutations… Les visuels humains sont très forts : les habitants du Cherche Midi dégagent beaucoup de charisme alors que les microïdes sont littéralement pathétiques. Quant aux Mange-cailloux masqués, ils semblent tout droit sortis de la saga Mad Max dans ce qu’elle a eu de mieux à proposer.

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© Silent Jenny – Mathieu Bablet – Label 619 / Rue de Sèvres, 2025

Les décors ont toujours été une des grandes forces de Mathieu Bablet. Dès La Belle Mort en 2011, les paysages urbains démontraient une aisance pour les perspectives vertigineuses et un sens du détail assez impressionnants. D’œuvre en œuvre, des décors de la mythologie grecque d’Adastréeaux villes cyberpunks de Carbone & Silicium en passant par la station spatiale de Shangri-la ou ses paysages contemporains dans Midnight Tales et MidnightOrder, le travail de Mathieu Bablet s’est diversifié mais avec une précision toujours renouvelée. Dans Silent Jenny, ses monades sont des chefs d’œuvre d’architectures chaotiques, ses paysages désertiques donnent le tournis, ses grottes sont oppressantes, tout comme la grande ville alors que la tour Pyrrhocorp est d’une froideur malaisante. 

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© Silent Jenny – Mathieu Bablet – Label 619 / Rue de Sèvres, 2025

Pour crédibiliser un peu plus l’univers de Silent Jenny, Mathieu Bablet distille dans son récit des éléments dulore*. Certains jouent un rôle explicatif peu subtile mais bien pratique, comme les documents administratifs, alors que d’autres participent pleinement à l’intrigue. C’est notamment le cas des cartes du monde que Jenny obtient avant chaque mission sur lesquelles Jenny ajoute des remarques ou des indications utiles. Bien sûr, l’évolution de sa psyché aura une incidence sur ses annotations, créant une nouvelle source d’empathie pour le lecteur.

Mathieu Bablet se charge de nouveau des couleurs de l’album, avec un brio indéniable. Les ambiances oppressantes des grottes, la chaleur accablante du désert, la moiteur de la ville sont parfaitement exprimées par la palette chromatique de l’illustrateur. Mention spéciale pour la scène qui voit le Cherche-Midi sortir des nuages au sommet d’une montagne. Un moment qui semble surréaliste mais d’un effet « wahou » incroyable. L’auteur s’amuse également parfois à jouer avec les couleurs criardes ou, au contraire, désaturées, laissant alors une grande part aux espaces blanc vides, pour accompagner Jenny dans son cheminement psychologique.

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© Silent Jenny – Mathieu Bablet – Label 619 / Rue de Sèvres, 2025

Shangri-La, Carbone & Cilicium et Silent Jenny, trois albums, trois histoires, trois univers, trois aspects de la science-fiction : space opéra dans le premier, cyberpunk et intelligence artificielle dans le deuxième, postapocalypse et mutation dans le troisième. Mais clairement la même passion et le même talent de conteur, d’illustrateur et de metteur en scène d’un jeune artiste impressionnant. Mathieu Bablet signe ici un conte philosophique, un drame psychologique, un thriller SF, une vertigineuse aventure, dans un monde d’apparence simple mais aux enjeux complexes, d’une puissance émotionnelle indéniable. Silent Jenny n’est pas seulement l’un des meilleurs albums de 2025, mais certainement l’une des œuvres du neuvième art les plus abouties de cette première moitié de décennie.

* Ensemble des éléments culturels, sociétaux, politiques, historiques (…) appartenant au folklore d’un univers fictionnel. Plus le lore est développé, plus l’univers décrit semble crédible.

Une chronique écrite par : Cédric « Sedh » Sicard

© Silent Jenny – Mathieu Bablet – Label 619 / Rue de Sèvres, 2025

Informations sur l’album :

  • Scénario : Mathieu Bablet
  • Dessin : Mathieu Bablet
  • Couleurs : Mathieu Bablet
  • Éditeur : Rue de Sèvres / Label 619
  • Date de sortie : Le 15 octobre 2025
  • Pagination : 312 pages en couleurs

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