Interview de Martin Jamar sur l’album Matteo Ricci

Déjà dessinateur de deux BD consacrées à des personnages historiques, Saint-Vincent de Paul et Charles de Foucauld, Martin Jamar revient avec un nouvel ouvrage, toujours avec Jean Dufaux. Les deux auteurs nous embarquent dans la Chine du XVIe en compagnie de Matteo Ricci, jésuite italien.

Les Amis de Spirou : Martin, comment est venue cette idée de s’intéresser à ce personnage atypique et méconnu que fut Matteo Ricci, un jésuite italien qui a parcouru la Chine au XVIe siècle ?

Martin Jamar : Jean Dufaux et moi, nous ne connaissions pas ce voyageur. Nous avons été contactés par le Centre Religieux d’Information et d’Analyse de la BD (CRIABD) situé à Bruxelles. Ses responsables avaient apprécié notre travail sur l’histoire de Saint-Vincent de Paul. Avant de nous lancer, nous nous sommes renseignés afin de vérifier s’il y avait matière à réaliser un album de bande dessinée.

Photo de Martin Jamar
© Eric Charneux

Les Amis de Spirou : Comment se travaille un tel scénario, à partir de quelles informations ? Avez-vous été guidé par le CRIABD ?

Martin Jamar : On avait carte blanche. Toutefois, l’écriture du scénario n’était pas facile car il n’existe que deux ou trois biographies de ce personnage. Au-delà de ça, on a cherché un angle d’attaque à partir des quelques éléments que l’on connaissait sur lui.

Les Amis de Spirou : Ce qui donne une histoire un brin romancée…

Martin Jamar : Oui, certains personnages sortent de l’imagination de Jean Dufaux. Il y a des intrigues, puis un soupçon d’aventure dans notre histoire, tout en respectant bien évidemment le cadre historique.

Couverture de Matteo Ricci
© Matteo Ricci – Jean Dufaux et Martin Jamar – Dargaud

Les Amis de Spirou : Comme Marco Polo et d’autres européens, entre le XIII et XVIIe siècle, Matteo Ricci fut pleinement impliqué dans la découverte d’une nouvelle culture…

Martin Jamar : Oui. Et les choses se sont passées telles que nous nous l’avons écrit. Ricci a pu faire construire une église, la communauté chrétienne de Chine lui doit son origine. Sa mission était de convertir les populations. Il s’est intéressé à la langue, aux chinois. Il fait partie de ces hommes qui ont tissé des liens entre les religions, un peu comme Charles de Foucault avec l’islam.

Couverture de Matteo Ricci
© Matteo Ricci – Jean Dufaux et Martin Jamar – Dargaud

Les Amis de Spirou : Ricci était un érudit, ce qui a facilité son intégration, non ?

Martin Jamar : Bien sûr, il est arrivé en Chine avec des bases de chinois ainsi qu’avec des connaissances en horlogerie, mathématiques, astronomie. Des disciplines et des connaissances qui intéressaient ses hôtes.

Les Amis de Spirou : Et pourtant, il y a eu des intrigues à la cour de l’empereur de Chine. Notamment pour l’empêcher de le rencontrer…

Martin Jamar : Des intrigues il y en a eu. Comme dans les cours européennes finalement. Il y a toujours des intrigues pour évincer des concurrents ou pour limiter l’influence d’un adversaire auprès des dirigeants de tel ou tel royaume. En Chine, Ricci a dû certainement se heurter à certaines jalousies.

Couverture de Matteo Ricci
© Matteo Ricci – Jean Dufaux et Martin Jamar – Dargaud

Les Amis de Spirou : Intervenez-vous sur le travail de Jean Dufaux ?

Martin Jamar : Cela fait trente ans que nous collaborons ensemble. Il est très rare que je lui demande une modification. Il m’est arrivé de lui demander d’ajouter une case entre deux séquences, mais ses scénarios sont toujours bien construits.

Les Amis de Spirou : Et inversement, regarde-t-il vos dessins ?

Martin Jamar : Je lui montre mes planches au fur et à mesure que j’avance. On se voit au bout de 6 ou 7 planches. J’aime avoir un regard extérieur sur mes crayonnés, c’est très enrichissant. Ensuite, je passe à l’encre, puis à la mise en couleur. Avec l’expérience, je m’auto-corrige et imagine, en amont, les remarques de Jean.

Les Amis de Spirou : Comment travaillez-vous le découpage de la planche ?

Martin Jamar : Les instructions de Jean sont très précises, avec des informations page par page et même case par case, avec des indications de plans : par exemple, telle case doit contenir un plan américain.

Photo de Martin Jamar
© Martin Jamar

Les Amis de Spirou : Pour le dessin, quelles ont été vos sources documentaires ?

Martin Jamar : Déjà, nous avons conçu cet album durant la crise de la Covid. Il m’a donc été impossible de me rendre en Chine. J’ai travaillé comme d’habitude, en rassemblant un maximum de documentation sous format papier. Et, ce que je ne trouve pas, je l’ai recherché sur Internet.

Les Amis de Spirou : C’est ainsi que vous avez pu travailler les costumes et les décors ?

Martin Jamar : Pour les costumes, j’ai trouvé un docu-fiction consacré à Matteo Ricci. Cela m’a été très utile de visualiser les personnages en chair et en os, vêtus de leurs très beaux costumes. J’ai aussi pu visionner une comédie musicale produite en Chine et consacrée à notre jésuite.

Les Amis de Spirou : Vous-même, avez-été scolarisé chez les jésuites, est-ce que ce fut une aide pour raconter cette histoire ?

Martin Jamar : En effet, entre 12 et 18 ans, j’ai fréquenté un collège jésuite. Mais, on ne nous a jamais parlé de Matteo Ricci. En revanche, ce passage de mon histoire personnelle a peut-être convaincu le CRIABD de nous confier ce personnage ? Ça les a peut-être mis en confiance. Ce personnage historique commence à prendre de l’ampleur. Il y a quelques années, son nom a été donné à un collège de Bruxelles.

Dessin de Lin Yu
Dessin de Lin Yu © Matteo Ricci – Jean Dufaux et Martin Jamar – Dargaud

Les Amis de Spirou : Est-ce que ce fut difficile de convaincre votre éditeur. Dargaud ?

Martin Jamar : Ce n’est jamais facile. Mais le travail précédent sur Saint-Vincent de Paul a joué en notre faveur. Il y avait tout de même un effet de curiosité et de nouveauté. Dargaud est un gros éditeur avec de gros volumes de tirage. Ici, on est sur un sujet plutôt restreint. Toutefois, la BD a été co-éditée avec le soutien des Editions Jésuites. Ce partenariat supplémentaire a permis de nous lancer dans l’aventure.

Les Amis de Spirou : Combien de temps vous a-t-il fallu pour concevoir cet album ?

Martin Jamar : Il y a eu un gros travail sur les décors. En tout, j’y ai passé presque deux ans. Uniquement pour le dessin, j’ai pu passer 6 ou 7 jours sur la même planche. Certaines cases même m’ont demandé plusieurs jours d’efforts, par exemple les séquences en fin d’album qui se déroulent dans la Cité interdite. Ensuite, il y a la mise en couleur. Là, j’essaie d’avancer au rythme d’une page par jour.

Les Amis de Spirou : Vous travaillez sur papier ?

Martin Jamar : Oui je travaille à l’ancienne avec une mise en couleur à l’aquarelle sur les bleus. Seul le lettrage des bulles est réalisé en numérique. C’est mon écriture qui a été numérisée. Même si l’outil informatique offre une infinité de possibilités, je préfère travailler comme à mes débuts.

Dessin de Wanli
Dessin de Wanli © Matteo Ricci – Jean Dufaux et Martin Jamar – Dargaud

Les Amis de Spirou : Vous avez déjà eu l’occasion de présenter votre album au public, quelles furent les réactions ?

Martin Jamar : J’ai reçu différents accueils : entre les personnes qui trouvaient très bien que nous abordions ce type de personnages et d’autres, des fans habituels qui disaient posséder tous mes albums mais qui n’adhéraient pas à un sujet trop chrétien. C’est une thématique qui demande de la curiosité et une certaine ouverture d’esprit.

Les Amis de Spirou : Est-ce que vous abordez la religion avec vos lecteurs ?

Martin Jamar : Je suis récemment allé en Suisse, au Centre Saint-Ursule à Fribourg pour une séance de dédicace suivie d’une rencontre pour une discussion. Bien sûr, on m’a demandé si j’étais croyant…

Les Amis de Spirou : Quelle fut votre réponse ?

Martin Jamar : Bien souvent, lorsqu’on questionne un jésuite, il répond par une autre question. J’ai simplement répondu “Considérez-vous que l’on peut être croyant sans pour autant fréquenter l’église tous les dimanches ?” J’ai expliqué avoir grandi dans une famille pratiquante régulière. Cela m’a imprégné, mais avec le temps, j’ai pris mes distances. Même si on ne va pas à l’office toutes les semaines, on peut vivre dans le respect des valeurs chrétiennes.

Couverture de Matteo Ricci par Martin Jamar
© Matteo Ricci – Jean Dufaux et Martin Jamar – Dargaud

Les Amis de Spirou : On vous a aussi parlé de la querelle des rites…

Martin Jamar : Oui c’est un débat qui est arrivé après la mort de Matteo Ricci. Le Vatican avait été assez ferme sur le fait, par exemple, d’oser célébrer des messes en chinois, à Pékin.

Les Amis de Spirou : Pour passer à un autre sujet, avez-vous été lecteur ou êtes-vous toujours lecteur du Journal de Spirou ?

Martin Jamar : J’ai été lecteur du journal Spirou pendant des années. Je lisais Tintin aussi mais j’étais beaucoup plus intéressé par le Spirou.

Les Amis de Spirou : Par quels auteurs, en particulier ?

Martin Jamar : Ce que je vais répondre n’est pas très original. J’ai adoré Franquin, c’était le plus grand. J’ai aussi adoré Le trombone Illustré. J’ai aussi aimé le Docteur Poche de Wasterlain.

Planche de Matteo Ricci par Martin Jamar
© Matteo Ricci – Jean Dufaux et Martin Jamar – Dargaud

Les Amis de Spirou : Pas de personnages historiques ?

Martin Jamar : Si, j’ai beaucoup aimé l’Epervier. Mais, je me souviens aussi que, dans les années septante, j’appréciais beaucoup la rubrique “Mister Kit”. Elle parlait de modélisme à une époque où c’était un de mes hobbies. Un autre souvenir me revient. Il s’agit d’Arthur Piroton et Jess Long. Arthur fut le premier auteur de bande dessinée à qui j’ai montré mes planches.

Les Amis de Spirou : Comment s’est déroulée cette rencontre ?

Martin Jamar : Moi je débutais dans la bande dessinée, je ne connaissais personne. D’ailleurs, lorsque j’ai annoncé à mes parents que je me lançais dans la BD, cela a été compliqué. Bref, Le scénariste avec lequel je travaillais m’a présenté Piroton

Les Amis de Spirou : Quelles ont été ses réactions ?

Martin Jamar : Il m’a dit que je devais encore travailler. Il a corrigé mes défauts d’anatomie et m’a dit de travailler et encore travailler. Il m’a suggéré de me placer devant un miroir pour mieux appréhender les attitudes de mes personnages, de les dessiner de manière plus juste.

Les Amis de Spirou : Y a t-il un personnage historique, ou même contemporain que vous rêveriez de mettre en images ?

Martin Jamar : Plusieurs noms me viennent en tête. Mais c’est difficile de savoir si cela se prêterait à une bande dessinée. J’aimerai beaucoup réaliser une histoire autour de Mozart. Je trouve aussi qu’il manque quelque chose autour d’un écrivain, né à Liège comme moi, Georges Simenon.

Sinon, il y a aussi le roman d’un écrivain grec Nikos Kokantzis dont l’histoire, Gioconda, est bouleversante. Une histoire d’amour sur fond de déportation à Auschwitz. C’est une idée qui me passe par la tête.

Photo de Martin Jamar
© Martin Jamar

Les Amis de Spirou : Quels sont vos projets futurs ?

Martin Jamar : Encore avec Jean Dufaux. Mais, nous changeons de registre. Nous allons raconter l’histoire de Louise de Vilmorin. Jean a une culture très étendue, il avait envie de remettre cette femme de lettre sur le devant de la scène. Sa vie intellectuelle et sentimentale fut très riche. Elle a été notamment fiancée à Antoine de Saint-Exupéry avec lequel elle avait rompu.

Les Amis de Spirou : Cela va être un gros défi de réaliser des dessins de personnages dont on connaît, cette fois, le visage ?

Martin Jamar : Effectivement, de Matteo Ricci, nous n’avions que des gravures. Pour ce nouveau projet, je dispose de davantage de matières.

Les Amis de Spirou : Est-ce plus contraignant, finalement ?

Martin Jamar : J’aurai moins de liberté. Le lecteur devra pouvoir identifier Saint-Exupéry, même si je le dessine à l’âge de vingt ans. Certes, les photos de cette période de sa vie ne sont pas les plus connues, mais on doit pouvoir le reconnaître.

Les Amis de Spirou : Et vous avez en tête un projet plus local…

Martin Jamar : Oui, j’aimerai beaucoup écrire un scénario sur mon village, Limbourg. Il fut la capitale d’un ancien duché. Son histoire est riche et au niveau de la documentation, je suis sur place, c’est beaucoup plus facile.

Propos recueillis par Bruce RENNES

Vous pouvez discuter de l’interview de Martin Jamar sur notre groupe Facebook des Amis de la bande dessinée.