Jul : « Silex and the city aurait pu s’appeler La petite caverne dans la prairie…»

Jul, n’est pas que le scénariste de Lucky Luke, c’est également l’auteur qui réalise des micro-siestes plus vite que son ombre. Nous l’avons rencontré au festival BDFil de Lausanne afin qu’il nous révèle les secrets de sa forme.

Jul en interview ©Mathilde Rennes
Jul en interview ©Mathilde Rennes

Les amis de la BD : Bonjour Jul, merci de nous recevoir. En 2024, ton actualité est foisonnante. Tu as sorti un nouvel album de Silex and the City, mais également le film et encore un Lucky Luke…

Jul : Oui, il y a eu beaucoup de choses. Pour le film, c’était après 180 épisodes courts pour la télévision. Là, on est parti sur un long format, toujours sur l’univers Silex. La même année, il y a eu une grande exposition à Paris, au Musée de l’Homme, avec des collections préhistoriques. Et effectivement, il y a eu un nouveau Lucky Luke, avec des Allemands, et qui s’appelle Un Cow-boy sous pression.

Silex and the City Dargaud
©Dargaud, Silex and the city, Jul

LABD : Comment gère-t-on son temps entre tes différents projets, entre une série qui t’est propre et une autre que tu as reprise ?

J. : Le secret… très simplement, ce sont les micro-siestes. Par exemple, j’étais en dédicace tout à l’heure. J’ai mis un panneau sur la table avec noté « Micro-sieste, deux minutes ». Je m’allonge par terre, je couvre mes yeux et je dors. C’est grâce à cette technique que je tiens le coup.

LABD : voilà le secret.. Puis tu n’aimes pas la routine…

J. : Entre les projets que je dessine, ceux dont j’écris les scénarios et les projets audiovisuels, je touche à tout. Finalement, c’est cette variété qui me plaît car le côté répétitif m’angoisse un peu.

LABD : Comment passe-t-on d’un univers à un autre ?

J. : Eh bien, ce sont de petits tiroirs dans la tête qui s’activent. Les mères de famille le savent très bien avec la question de la charge mentale. Elles parviennent à gérer leurs tâches simultanément. J’essaie de faire pareil avec mes projets.

LABD : Cela fait environ 12 ans que tu as repris Lucky Luke. Peux-tu nous rappeler comment tu as débuté dans cette aventure ?

J. : C’étaient les 70 ans de la série. L’éditeur a cherché à lui donner un nouveau souffle en désignant un nouveau scénariste. Comme j’avais reçu le prix Goscinny et que les responsables considéraient que mon humour correspondait à l’esprit de la série, on m’a proposé le défi. J’ai démarré avec un premier album qui était Lucky Luke et les Juifs, La Terre promise, ce qui était assez étonnant dans cette série. L’album a très bien fonctionné, on a donc continué ensemble avec bonheur depuis pas mal d’années.

La terre promise Lucky Comics Jul et Achdé couverture
©Lucky Comics ; La terre promise ; Jul et Achdé

LABD : Comment les thèmes sont-ils choisis ?

J. : Alors, aussi bien avec l’éditeur qu’avec Achdé, il faut qu’on se mette tous d’accord sur un thème. En général, ça se passe autour d’Angoulême, c’est le cas du sujet sur lequel je travaille actuellement.  Aujourd’hui, je suis donc en phase de recherche et d’écriture du scénario que je dois rendre pour mi-août environ. Ensuite, pendant un an, Achdé dessine. En gros, on travaille chacun un an sur l’album.

LABD : Sous quelle forme livres-tu ton scénario, est-ce que tu le dessines ?

J. : Je ne le dessine pas vraiment mais je le découpe, je mets des bulles dans des cases blanches et de temps en temps j’ajoute des repères pour les personnages ou les cadrages. Mais ce sont à peine de petites esquisses.

LABD : Le dessinateur Jul est-il tenté d’intervenir sur le travail d’Achdé ?

J. : Bon, de toute façon, on échange très souvent ensemble. Lui fait des remarques sur les dialogues, moi je lui livre mes réflexions sur les personnages, du genre « celui-ci, je le voyais plutôt comme ça », ou parfois, je lui demande d’accentuer certaines expressions si mon scénario n’était pas assez explicite. Il y a des navettes entre nous, puis avec l’éditeur.

LABD : Est-ce que tu lui suggères des caricatures ?

J. : Quand ce sont des personnages indistincts, Achdé propose des idées de personnages. Mais quand on s’intéresse à des personnages ayant vraiment existé, comme par exemple le patron de la grande brasserie dans le dernier album. Là, j’essaie de lui fournir des visuels sur la base d’archives photos de l’époque. Achdé ensuite en fait des personnages caricaturaux.

LABD : Justement, comment travailles-tu sur la documentation ?

J. : Dieu a bien voulu créer Internet, donc voilà, je cherche tout azimut, je tire des fils qui parfois ne servent à rien et d’autres qui permettent de construire mon histoire. Actuellement, je bosse sur le Kansas, je trouve plein de choses. Je lis beaucoup sur les Indiens Pawnees, c’est une tribu qui habitait là à l’époque et qui a été déplacée en Oklahoma par la suite. J’essaie d’avoir un cadre historique le plus juste possible.

LABD : Dans Le cow-boy sous pression, on parle de faits de société, on y évoque des grèves. Le Jul dessinateur de presse apporte-t-il une sorte de revendication supplémentaire au scénario ?

Un cow-boy sous pression Lucky Comics Jul et Achdé
©Lucky Comics ; Un cow-boy sous pression ; Jul et Achdé

J. : J’ai une attention à toutes ces choses, mais je conduis également « le pied sur le frein » pour ne pas faire justement du Silex and the city ou du Charly Hedbo. Encore une fois, on est dans Lucky Luke, donc il y a des codes, il y a une grammaire, il y a un type d’humour qu’on ne peut pas totalement transfigurer non plus. On reste sur le fil. Qu’il y ait des résonnances avec l’actualité, ça me plaît, mais on est avant tout dans les codes de Lucky Luke.

LABD : Y a-t-il des différences et des points communs dans ton approche entre Silex and the city et Luky Luke ?

J. : Il y très peu de jeux de mots dans Lucky Luke alors que Silex and the city est tissé de ces traits d’esprit un peu lacaniens, un peu psychanaliques. On est vraiment dans de la parodie politique. Dans Luke Luky, il peut y avoir parfois des échos politiques, mais on reste dans l’aventure et dans des comiques de situation.

LABD : Est-ce qu’il y a moins de lecture multiple ?

J. : Il peut y avoir des lectures multiples, mais pas vraiment sur du référentiel politique.

LABD : Peux-tu nous raconter la genèse de Silex and the city ?

J. : Par le passé, j’avais déjà créé des one-shots, et j’avais vraiment envie de créer une série. Alors, je me suis enfermé dans mon atelier en me disant que je ne sortirais pas de cette pièce tant que je n’avais pas une idée. Je voulais une série en costume. J’y suis donc resté du matin au soir. Je me suis pressé le cerveau comme un citron : l’antiquité, c’est déjà fait, j’ai pensé au Moyen-âge, puis à un moment, j’ai pensé à la Préhistoire et j’ai déroulé la bobine… et il y avait tellement de possibilités. Au début, mon projet s’appelait La petite caverne de la prairie et finalement, j’ai opté pour Silex and the city.

Silex and the City Le Film : bande annonce (2024)

LABD : Comment travailles-tu la mécanique du gag ?

J. : Ça c’est assez variable, je travaille un peu tout le temps, donc je peux être dans la rue, au café ou au restaurant pour trouver une idée au vol. Souvent, je travaille dans mon lit, grand lieu d’inspiration sur des situations.

LABD : Est-ce facile de savoir qu’on tient le bon gag ?

J. : Autant il n’y a pas de recette, autant à la longue, avec l’expérience, on le sent. Le métier, c’est exactement ça, de sentir si on se fourvoie ou si le gag est vraiment drôle.

LABD : Qu’est-ce qui est le plus difficile ? Trouver un gag pour une planche ou alors développer des gags tout au long d’un récit ?

J. : Il y a un peu de tout. Parfois, le truc se déroule et s’enchaine, parfois c’est plus sporadique, et il faut les recoudre ensemble comme une sorte de patchwork.

LABD : Pour Lucky Luke, quel est le processus pour développer une nouvelle idée de récit ? Tu te replonges dans les anciens albums ?

J. : Alors oui, je les relis à chaque fois. J’en relis 10-15-20… Pour celui que je suis en train de préparer, je regarde s’il y a des échos avec L’Empereur Smith ou La diligence… Je m’y replonge pour. À la fois ne pas refaire le même gag, et puis aussi pour être en lien avec des albums qui ont déjà été publiés.

LABD : Quels sont tes épisodes préférés ?

J. : Il y a des épisodes indépassables dont je ne peux pas du tout me servir. J’adore La Guérison des Dalton avec le psy qui va convertir tout le Far-West à la psychanalyse, c’est vraiment ultra-rigolo…

LABD : … et très actuel…

J. : Comme souvent dans Lucky Luke.

LABD : Quel a été le déclencheur du scénario Le cow-boy sous pression ?

J. : Je réalisais un documentaire pour Arte et je suis donc allé au Far-west sur les traces de Lucky Luke. On a réalisé un triptyque de trois fois une heure. J’étais dans le Dakota. Cette région des États-Unis est une ancienne German Belt, il y a beaucoup de gens descendant de cette migration allemande et ça se voit vachement dans le nom des villages ou des habitants. Je n’avais pas conscience de ça. Mais quand j’ai constaté que cette région avait une telle couleur allemande, j’ai débuté des recherches sur ce sujet.

LABD : Donc d’abord des recherches sur les Allemands…

J. : Oui et après l’histoire de la bière, le syndicalisme et le reste, c’est venu après en tirant la bobine des Allemands aux USA.

LABD : Et pour dérouler ce fil, tu ne te sers que d’Internet ?

J. : Non, sur Internet, je trouve des livres et des articles qui ont été écrits sur le sujet.  Je me les procure. C’est une bonne année de travail entre les recherches et la phase d’écriture qui dure 4 mois.

LABD : Raconte-nous ton quotidien lorsque tu écris… Quel est le rythme ?

J. : En ce moment, j’ai beaucoup de choses à faire dans la vie quotidienne. Donc, je perds du temps. Mais en gros, je dois disposer de plusieurs heures de travail continues par jour. Mais ça peut être n’importe quand, matin, après-midi ou soir. L’important, c’est surtout de ne pas être interrompu. Avant de commencer à avoir une idée, il faut en tout cas une heure de flottement au cours de laquelle il ne se passe rien.

LABD : Est-ce que tu t’imposes des horaires de bureau, par exemple ?

J. : Non, comme je travaille chez moi, parfois j’accroche le linge ou je vais faire les courses. Mais en phase d’écriture, j’essaie de voler au moins une semaine pour lancer les 10-15 premières pages sérieusement. Une fois qu’il y a ce tapis de départ, j’avance page à page.

LABD : À ce stade-là, comment se déroule le lien avec l’éditeur ?

J. : Je dois écrire assez rapidement un petit synopsis détaillé sur l’état de mon travail.

LABD : On peut en savoir plus sur le prochain album ?

J. : Non, je ne peux pas dire. Ça se déroule au Kansas, c’est ça l’info.

LABD : Quels sont tes prochaines actualités ?

J. : Eh bien, j’ai signé avec Disney et Glénat pour reprendre Piscou. J’en deviens son scénariste officiel. Mon premier album sortira mi-octobre.

LABD : Ça, c’est de l’info ! Comment travailles-tu sur un personnage aussi emblématique ?

J. : De la même façon que le reste, avec cette fois Keramidas au dessin. Je me suis retrouvé à relire les intégrales de Picsou, à prendre des notes. Le prochain album s’appellera Piscou et les Bit coin coin. Piscou va découvrir les crypto-monnaies, il se retrouve ruiné.

LABD : Et donc, tu fouilles pour découvrir le monde de la crypto-monnaie afin d’élaborer ton histoire ?

J. : Oui voilà, je décortique tous les codes technologiques d’aujourd’hui pour voir comment Piscou réagirait… Mais on y préserve les codes habituels de cette série.

LADB : En début d’entretien, tu évoquais l’adaptation de Silex and the city en film, tu continues les Luky Luke et maintenant le projet de Piscou, tu multiplies vraiment les projets… Comment tenir ?

J. : Bon… ben je multiplie les micro-siestes.

LABD : Alors, je vais déjà te libérer, histoire que tu puisses fermer rapidement les yeux avant de rejoindre la scène pour ta prochaine prestation qui sera de dessiner en direct… Mais il me reste une dernière question qu’on m’a demandé de te poser et pour laquelle je me dédouane lâchement… As-tu des anecdotes à nous raconter par rapport à ton pseudo ?

J. : Heu… Bon évidemment, lorsque j’ai choisi mon pseudo d’artiste, le Jul de Marseille n’existait pas encore. Mais j’aimais bien ce pseudo. Et quand lui s’est rendu compte qu’il pouvait faire son nom avec ses mains, je m’en étais rendu déjà compte en dessin. C’est-à-dire qu’en dessinant le J et le L d’une certaine façon, c’était quasiment homothétique. Il y avait un équilibre graphique. Et la signature du dessinateur, ça fait partie du dessin.

LABD : Merci pour cette anecdote, je te souhaite une très bonne micro-sieste…

J : Merci beaucoup !

Propos recueillis par : Bruce Rennes

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