Journal inquiet d’Istanbul tome 2 – 2007-2017

Si le nom d’Ersin Karabulut n’est pas parmi les plus connus du neuvième art en France, il en est tout autrement dans son pays d’origine, la Turquie. Né en 1981, il se fait connaître dès le début des années 2000 pour sa rubrique dessinée dans Penguen, l’un des grands journaux satiriques turcs, avant de cofonder son propre magazine Uykusuz en 2007. Ce titre devient très rapidement l’un des plus vendus et ce jusqu’à son dernier numéro, en janvier 2023. Le deuxième tome de son Journal Inquiet d’Istanbul revient sur le passage d’ErsinKarabulut dans Penguen ainsi que les premières années d’Uykusuz, en mêlant habilement l’Histoire de la Turquie et le parcours professionnel de l’auteur.

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© Journal Inquiet d’Istanbul, tome 2 – Ersin Karabulut – Dargaud

Ersin Karabulut est maintenant un dessinateur professionnel au sein du journal satirique Penguen, mais ses faibles revenus ne lui permettent pas d’envisager un avenir serein, ni même seulement de quitter le domicile parental. Avec cinq collègues, il décide donc de fonder son propre journal. A la même époque, Erdogan arrive au pouvoir et ses décisions de plus en plus despotiques seront à la fois une source de créativité pour les illustrateurs mais aussi un couperet au-dessus de leurs têtes. Quand la colère gronde dans le peuple, le rôle des satiristes prend alors un tout autre sens.

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© Journal Inquiet d’Istanbul, tome 2 – Ersin Karabulut – Dargaud

« On le sort, ou pas, notre propre mag ? »

Le premier volume du Journal Inquiet d’Istanbul revenait sur l’enfance, l’adolescence et l’entrée à l’âge adulte de son auteur. Un récit autobiographique riche en anecdotes personnelles et familiales, autour de sa découverte du dessin et de ses premiers pas en tant qu’illustrateur professionnel, ses rêves, ses doutes, ses peurs, les réactions de ses proches. Mais un récit également ancré dans un contexte historique particulier, celui de la Turquie des années 80 jusqu’au début des années 2000, et l’arrivée au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, en tant que premier ministre, avec ses premières dérives autoritaristes. Ce deuxième tome reprend à peu près le même principe. Ersin Karabulut délaisse ici le côté plus intime du premier épisode pour se concentrer sur son parcours professionnel mis en parallèle avec l’histoire de son pays.

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© Journal Inquiet d’Istanbul, tome 2 – Ersin Karabulut – Dargaud

Loin d’un simple catalogue d’historiettes, l’auteur soigne la trame de sa narration, offrant ainsi un récit global captivant au gré de ses expériences et, surtout, de ses ressentis. Passés les balbutiements de jeune illustrateur publié, la renommée d’Ersin Karabulut grandit au sein du journal Penguen jusqu’à le pousser, avec cinq collègues, à créer son propre journal : Uykusuz, « insomnie » en turque. Le récit s’attache alors, de façon passionnante, à décrire la genèse de ce magazine, la collaboration entre six associés, la recherche des solutions aux besoins de production, la vie au sein de la rédaction, et le succès fulgurant du titre en kiosque, amenant une pression aux jeunes auteurs. Si le parcours semble rapide et, peut-être, trop simple, Ersin Karabulut montre tout son amour pour cette période de sa vie.

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© Journal Inquiet d’Istanbul, tome 2 – Ersin Karabulut – Dargaud

« Pas de quoi avoir peur de recevoir des coups »

Sans être nostalgique, le récit du deuxième Journal inquiet d’Istanbul est empli de cette passion. Passion d’un auteur pour son média et l’influence qu’il peut avoir sur l’ouverture des consciences, passion pour ce travail où tout semblait possible. C’est plutôt de la tristesse et de la rancœur qui s’expriment dans le douloureux souvenir de la collaboration avec son associé Umut : des difficultés à travailler ensemble à la trahison de ce « frère » qui lancera un procès contre le journal. Un épisode qui pèse encore sur Ersin Karabulut, de toute évidence. L’autre moment fort du récit, central même puisque déclencheur d’une révolution d’un peuple et de l’évolution d’un auteur, c’est le projet, en 2013, d’Erdogan de détruire le parc Gezi de Taksim pour y construire un centre commercial.

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© Journal Inquiet d’Istanbul, tome 2 – Ersin Karabulut – Dargaud

Goutte d’eau qui fait déborder le vase despotique du premier ministre, cette décision mettra le feu à la nation et au cœur de Karabulut. Le jeune homme découvre l’univers des manifestations, la rébellion, la fierté d’agir pour le bien commun, malgré la douleur des coups reçus par la police. Il prend aussi conscience du rôle que ses dessins peuvent avoir dans de tels moments, notamment sur cette bande de jeunes manifestants devant lesquels il se sent embarrassé de ne pas participer à la manifestation, lui qui était seulement sorti acheter du pain. Un « gamin » lui offrira alors l’un des plus jolis moments de sa vie d’auteur avec ces quelques mots : « Ce sont vos mags qui ont façonné l’humour de notre génération. Nous c’est ici qu’on lutte… et vous, c’est sur le papier ».

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© Journal Inquiet d’Istanbul, tome 2 – Ersin Karabulut – Dargaud

« Continuer à dessiner et vivre normalement »

De cette rencontre, à priori anodine, avec ces jeunes lecteurs, Ersin Karabulut tire une des plus belles scènes de son Journal inquiet d’Istanbul, notamment grâce à ses deux dernières cases qui, alors que les jeunes s’éloignent, montrent le visage de l’illustrateur s’illuminer de bonheur et de fierté. En France, nous avions pu découvrir le trait si particulier d’Ersin Karabulut dans les deux tomes de ses Contes Ordinaires *, un style qui peut laisser sur le bord du chemin certains lecteurs, notamment à cause de ses yeux globuleux et exorbités et de son graphisme mêlant caricature et dessin semi-réaliste. Force est de constater, toutefois, que cette grande personnalité visuelle convient parfaitement au Journal inquiet. Ainsi le côté caricatural permet de caractériser les nombreux personnages secondaires et d’exprimer facilement leurs émotions, alors que le semi-réalisme enrichit les cases, notamment par des décors superbement travaillés et une mise en couleur toute en sobriété et efficacité.

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© Journal Inquiet d’Istanbul, tome 2 – Ersin Karabulut – Dargaud

Lorsque le récit se concentre sur des événement historiques, Ersin KArabulut fait le choix d’un dessin beaucoup plus réaliste, offrant à son album un aspect presque journalistique. Ainsi, ce couple de jeunes manifestants s’embrassant dans la tourmente, ou encore les portraits de personnages politiques, plongent le lecteur au cœur des événements. Dans le même ordre d’idée, l’auteur a eu l’excellente idée d’incorporer les unes de certains numéros de Penguen et d’Uykusuz, afin que le public, notamment occidental, puisse saisir toute l’originalité et l’impertinence de leurs artistes. Ersin Karabulut évoque aussi, bien sûr, les menaces qui pèsent sur lui et sur son journal, sans manichéisme ni misérabilisme, mais au contraire avec un humour sensible. Le danger est d’abord inquiétant puis un moteur à sa créativité. Il n’est pas le seul à prendre des risques et l’auteur distille au fil de l’album quelques jolis portraits de « petites gens » essayant d’agir dans la violence sociale ou politique du quotidien.

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© Journal Inquiet d’Istanbul, tome 2 – Ersin Karabulut – Dargaud

Témoignage professionnel d’un artiste militant et historico-politique d’une nation, le second tome duJournal inquiet d’Istanbul confirme tout le bien qu’on pensait du premier. Captivant, tendre, révoltant, touchant, drôle, les émotions se succèdent dans l’album comme dans le quotidien de chacun, avec ses épreuves, ses espoirs, ses déceptions, ses doutes. Tous ces petits et grands moments sont parfaitement servis par le dessin riche et varié d’un auteur passionnant. Il est à espérer que ce superbe album trouve le succès suffisant pour la publication d’un troisième volume qui, très certainement, reviendra sur son séjour à New York, la fin du journal Uykusuz et les premiers pas d’ErsinKarabulut dans son « nouveau rêve. Être publié en France ».

Une chronique écrite par : Cédric « Sedh » Sicard

* Contes ordinaires d’une société résignée, 2018, et Jusqu’ici tout allait bien…, 2020, regroupés dans une intégrale sous le nom une Nuit de contes ordinaires, 2024. Trois albums publiés chez Fluide Glacial.

© Journal Inquiet d’Istanbul, tome 2 – Ersin Karabulut – Dargaud

Informations sur l’album :

  • Scénario : Ersin Karabulut
  • Dessin : Ersin Karabulut
  • Couleurs : Ersin Karabulut
  • Éditeur : Dargaud
  • Date de sortie : Le 3 janvier 2025
  • Pagination : 184 pages en couleurs

© Journal Inquiet d’Istanbul, tome 2 – Ersin Karabulut – Dargaud

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