Je suis un ange perdu
En octobre 2023 paraissait Je suis leur Silence. Un titre fort, une couverture au charisme dingue qui hurlait à la face du lecteur « viens prendre une belle claque! » et un nom d’auteur qui avait déjà fait ses preuves dans des œuvres plus douces, l’Espagnol Jordi Lafebre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’album faisait taire l’adage qui dit qu’il ne faut pas juger un livre à sa couverture tant il était jouissif, et c’est avec un mélange d’euphorie et d’une certaine tristesse à dire adieu à cet univers et sa protagoniste que le lecteur fermait le livre. Mais, ô joie, la psy bipolaire la plus délurée et attachante du neuvième art, Eva Rojas, est de retour dans une seconde enquête au titre là encore prometteur : Je suis un ange perdu.

© Je suis un ange perdu – Jordi Lafebre – Dargaud, 2025
La psychiatre Eva Rojas est dans de beaux draps. Seule témoin oculaire du meurtre d’un jeune néonazi, elle passe rapidement au statut d’accusée, après son aveu à la détective Merkel d’avoir menacé, peu de temps avant, le futur cadavre. Déjà que l’enquêtrice était remontée contre la jeune psy qui a tendance à se prendre pour une détective et à empiéter sur le travail des policiers, alors ce n’est pas cette nouvelle rencontre qui va arrangé leur relation. Et bien sûr, ça n’a pas loupé, Eva était en effet, et sans consulter les forces de l’ordre, à la recherche d’un de ses patients, une jeune star montante du football mystérieusement disparue. Heureusement qu’elle peut compter sur l’efficace et diablement sexy inspecteur Garcia.

© Je suis un ange perdu – Jordi Lafebre – Dargaud, 2025
Une femme, quatre voix
Quel plaisir de retrouver Eva Rojas ! Ce personnage de psychiatre psychotique souvent accompagnée des « présences » de trois de ses aïeules qui tentent de guider la jeune femme, mais passent surtout leur temps à se contredire. Encore plus déjantée que dans le premier tome, la protagoniste illumine de son aura le récit d’une enquête très classique mais que le caractère de bulldozer d’Eva rend captivante. Après un premier épisode qui lorgnait vers du Agatha Christie sous ecstasy, avec ce meurtre dans la haute société barcelonaise, ce nouvel album plonge son héroïne loin du champagne mais au plus proche des marginaux, prostituées ou jeunes se perdant dans des valeurs extrémistes malsaines et dans la violence.

© Je suis un ange perdu – Jordi Lafebre – Dargaud, 2025
Ce changement de contexte vers quelque chose de plus sombre n’empêche en rien Eva de multiplier les sarcasmes, insolences et autres extravagances impulsives. Jordi Lafebre, indéniablement très attaché à sa protagoniste, dévoile un peu plus de sa psychologie et de son histoire. Ainsi, ses relations avec les « présences » de ses aïeules est plus développée, et l’histoire d’Ana, grand-tante d’Eva, milicienne morte au combat, se révèle être très puissante et émouvante, justifiant totalement les conseils qu’elle donne à la jeune femme. Quant à celle-ci, son enfance brisée et sa relation avec sa mère sont au centre de plusieurs scènes vraiment touchantes. Non seulement la loquace psy amuse le lecteur, mais, désormais, elle l’attendrit également. L’auteur traite avec une grande bienveillance et une réelle crédibilité les troubles de la santé mentale, bipolarité et troubles de la perception, d’Eva, cet ange perdu à la fragilité pas très bien cachée sous sa carapace de sarcasmes.

© Je suis un ange perdu – Jordi Lafebre – Dargaud, 2025
La légèreté du bulldozer plein gaz
S’il y a quelqu’un qui n’est pas sensible au caractère d’Eva, c’est bien la détective Merkel, qui n’a pas d’Angela que le patronyme. Enquêtrice droite et procédurière, les facéties d’Eva ont plutôt tendance à l’agacer et l’impatienter. A une réponse simple, Merkel veut une réponse simple, pas les détours libidineux d’Eva. La policière est accompagnée dans son enquête par Garcia, un enquêteur ni particulièrement beau, ni spécialement charismatique, mais dont le charme tranquille a beaucoup d’effet sur la psychiatre. Avec lui, en plus, elle se sent toujours en contrôle, le policier étant facilement manipulable. Pour son interrogatoire, Eva n’a pas demandé la présence de son avocat mais de son propre psy, Llull, bienveillant bien que quelque peu blasé par le tempérament de sa patiente tout en sautant sur chaque petite fenêtre que lui ouvre Eva pour essayer de l’aider.

© Je suis un ange perdu – Jordi Lafebre – Dargaud, 2025
Les truculents échanges entre Eva et ses interlocuteurs sont mis en valeur par un choix narratif habituellement lassant mais ici totalement pertinent : Eva raconte sa semaine et l’avancée de son enquête à Merkel et Llull, en la présence d’un Garcia régulièrement gêné quand le récit devient… intime et détaillé. Si ce genre d’exercice a généralement tendance à alourdir des récits classiques par des procédés artificiels et exagérés, Jordi Lafebre peut compter sur sa protagoniste pour faire de sa narration un réel atout. Se perdant régulièrement dans ses explications, prenant au mot Merkel quand celle-ci demande un compte rendu détaillé de la soirée ; un passage hilarant ; utilisant sa gouaille inimitable pour décrire ses déboires ou justifier ses décisions, Eva se révèle être une conteuse hors pair qui captive autant qu’elle amuse ou choque.

© Je suis un ange perdu – Jordi Lafebre – Dargaud, 2025
Deux psy, deux flics, plein de nœuds
Cette narration impertinente et déjantée est non seulement un atout pour le plaisir de lecture mais elle permet également à Jordi Lafebre de proposer une enquête finalement très classique sans lasser son lecteur. Un jeune homme qui disparaît, des fachos impliqués, un mystérieux commanditaire, des prostituées menacées, des malversations financières, rien de bien nouveau sous le soleil et la lune barcelonais, malgré l’originalité de proposer une victime néonazie, donc peu apte à susciter l’empathie. Et pourtant le récit est captivant, de la première page, montrant une Eva dans une situation plus que compliquée dont elle semble toutefois relativement détachée comme à son habitude, à la résolution de l’affaire, assez prévisible mais suffisamment bien narrée par Eva pour amuser et surprendre le lecteur.

© Je suis un ange perdu – Jordi Lafebre – Dargaud, 2025
On retrouve, dans Je suis un Ange Perdu, tout le talent de dessinateur et de metteur en scène de Jordi Lafebre. Après avoir illustré de nombreux récits de Zidrou, du one shot Lydie aux séries la Mondaine, mais surtout les Beaux étés, le Catalan a émerveillé le monde du neuvième art avec un premier album en auteur complet, le très touchant Malgré tout. Avec un style graphique très léger et fluide, le dessinateur colle parfaitement au ton utilisé par sa protagoniste pour raconter son histoire. La trentenaire Eva est virevoltante, à la fois gracieuse et un peu gauche, parfois femme fatale, de temps en temps ado exubérante et même quelques fois gamine boudeuse. Le design des personnages, aux expressions totalement maîtrisées, est un réel plaisir tout comme celui des décors, superbes et immersifs encore sublimés par la douceur vive des couleurs de Jordi Lafebre.

© Je suis un ange perdu – Jordi Lafebre – Dargaud, 2025
Après un premier tome qui avait fait l’effet d’une bombe, Jordi Lafebre réussit l’exploit d’une nouvelle excellente enquête de son Eva Rojas. En changeant le contexte de son récit, mais aussi le cœur de son intrigue et son procédé narratif, et en dévoilant plus de l’histoire de sa protagoniste, l’auteur parvient à se renouveler dans la continuité, entre feelgood et polar noir, pour un album possiblement même meilleur que le premier opus. Maintenant, señor Lafebre, on compte sur vous pour nous ramener Eva pour une suite tout aussi jouissive ! « Endavant ! »
Une chronique écrite par : Cédric « Sedh » Sicard

© Je suis un ange perdu – Jordi Lafebre – Dargaud, 2025
Informations sur l’album :
- Scénario : Jordi Lafebre
- Dessin : Jordi Lafebre
- Couleurs : Jordi Lafebre
- Éditeur : Dargaud
- Date de sortie : Le 17 octobre 2025
- Pagination : 112 pages en couleurs

© Je suis un ange perdu – Jordi Lafebre – Dargaud, 2025
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