Intégrale 1963-1964 de Jacky et Célestin

L’âge d’or de la BD coïncide avec les Trente Glorieuses. Si la croissance et l’économie allaient bon train en ces années-là, le 9^ème art connaissait aussi une période de prospérité incroyable. Certains auteurs, jusqu’alors simples artisans, y sont devenus de véritables stars et leurs séries et personnages, des légendes. Aussi, pour assurer la production de leurs collections et le marketing naissant autour de celles-ci, les plus grands ont créé les fameux « studios », dont les collaborateurs sont parfois devenus à leur tour des auteurs mythiques. Ainsi, Hergé avait Jacques Martin et Bob de Moor ; Greg, Hermann et Dany ; Graton, Denayer. Peyo, lui, a choisi de s’entourer d’une jeunesse qui n’allait pas trahir les immenses promesses de leurs talents naissants. Gos, Derib ont ainsi travaillé avec l’auteur des Schtroumpfs, tout comme un autre néophyte : François Walthéry, le dessinateur de Jacky et Célestin.

Couverture de Jacky et Célestin — © Jacky et Célestin – Peyo – Editions du Tiroir

Celui qui allait devenir l’auteur de Natacha n’est sorti de l’adolescence que depuis peu lorsque Peyo décide de lui confier le dessin d’une de ses séries annexes, Jacky et Célestin. Commande pour « Le Soir illustré », Jacky et Célestin est un peu négligée par un Peyo déjà bien occupé en ce début des années 60. Publiée en bichromie, la collection narre les aventures de deux jeunes hommes qui vont vivre des aventures parfois comiques, parfois loufoques, le tout sur fond de divertissement policier. Dessinée par Will et scénarisée par Peyo, la série tient de l’occupation secondaire pour ses auteurs et est négligée par les éditeurs. C’est pourtant elle qui va faire office de tremplin aux jeunes recrues venus suppléer Peyo dont le succès devient grandissant. Parmi eux, François Walthéry. Le jeune liégeois qui signe alors sous le pseudo de Pop’s ne peut véritablement exprimer tout son talent sur les décors des Schtroumpfs. Il a besoin d’une histoire contemporaine, de poursuites en voitures, d’action pour trouver son véritable trait et son style propre. Peyo décide de lui confier le dessin de Jacky et Célestin dès 1963. Il délègue le scénario de la série à un autre jeune, Roland Goossens, qu’on connait mieux sous le nom de Gos. Les deux nouveaux auteurs qui s’entendent à merveille vont ainsi, malgré leur jeune âge (Walthéry n’a pas encore 18 ans), assurer une série de BD.

Page 52 de l'intégrale Jacky et Célestin — © Jacky et Célestin – Peyo – Editions du Tiroir

Les aventures proposées dans cette intégrale reflètent bien l’ambiance fantaisiste et joyeuse de l’époque. Dans « Vous êtes trop bon », on suit Jacky et Célestin sur les traces d’un vieux savant un peu étourdi inventeur d’un sérum qui, en plus de guérir le rhume de cerveau provoque une générosité absolue de celui qui l’ingère et l’incite à donner tout ce qu’il a. De quoi tenter tout bon bandit et braqueur de bijouteries qui se respecte ! « Sur la piste du scorpion » est un clin d’œil à l’expérience de Walthéry qui a fait son service militaire pendant qu’il dessinait la série : Jacky et Célestin y sont embauchés par un colonel pour découvrir un espion dans une base où les plans de l’arme secrète « Scorpion » sont cachés. « Casse-tête chinois » entraine le lecteur dans un camp scout – sorte de marronnier des BD belges de l’époque – qui séjourne dans un village où un mystérieux chinois terrorise les habitants ainsi que le chatelain local. La suite de cette aventure, « Le chinois est rancunier », narre, entre course poursuite et scènes à la James Bond, la volonté de revanche du malfrat confondu par nos deux héros dans l’histoire précédente. On y rencontre d’ailleurs un personnage qui préfigure une certaine hôtesse de l’air… Walthéry, trop occupé par ailleurs au dessin de Benoit Brisefer va ensuite abandonner Jacky et Célestin et laisser cette série à une autre future gloire de « Spirou », Roger Leloup.

Page 53 de l'intégrale Jacky et Célestin — © Jacky et Célestin – Peyo – Editions du Tiroir

Ces histoires montrent l’évolution du talent de François Walthéry. Ce talent, il est présent dès le début, lorsqu’il reprend à la volée le dessin de « Vous êtes trop bon ». Il se précise ensuite, s’amplifie, et l’auteur arrive à trouver son identité graphique propre qui va exploser dans « Le chinois est rancunier ». Cette intégrale montre dès sa couverture – reprise de « Sur la piste du scorpion » – la maestria de Walthéry, où on constate le mouvement, le rythme et la parfaite maitrise de l’artiste. Ce chemin mené tambour battant est analysé avec rigueur et passion dans un superbe dossier rédigé par Bertrand Pissany-Yvernault en début d’intégrale. Dans ce préambule aux BD proprement dites, outre l’excellent narratif, on trouve des photos et documents d’archives extrêmement intéressants, immergeant le lecteur dans cette atmosphère unique et fascinante de la grande époque de la bande dessinée sur les traces des débuts tonitruants de Walthéry et de ses compères du studio Peyo.

Page 67 de l'intégrale Jacky et Célestin — © Jacky et Célestin – Peyo – Editions du Tiroir

Si les BD proposées par cet ouvrage peuvent paraitre à l’œil du lecteur d’aujourd’hui un peu naïves ou dépassées, elles sont avant tout le legs d’une époque florissante où tous les espoirs et toutes les promesses étaient possibles, dans le 9^ème art comme ailleurs. « Jacky et Célestin », comme d’autres séries des années 60 n’avait d’autre but que de divertir et de faire goûter un parfum d’évasion à quiconque en tournait les pages. Mais surtout, cette intégrale montre avec force l’éclosion et l’ascension d’un dessinateur de génie qui a gravi les échelons sous l’œil exigeant mais bienveillant d’un maitre, avant d’en devenir un lui-même.