Interview de Jean Harambat, auteur (entre autres) de La Pièce manquante

C’est dans les locaux de la librairie Payot, à Lausanne, que Les Amis de la BD ont eu le privilège de rencontrer Jean Harambat. Le dessinateur est venu en terres helvétiques pour dédicacer et présenter son dernier album, La pièce manquante.

Photo de l'interview de Jean Harambat
Photo de l’interview de Jean Harambat © Les Amis de la bande dessinée

Petit dernier d’une famille nombreuse, Jean Harambat était « celui qui dessinait, mais dans une famille où personne n’en faisait son métier. » Jeune lecteur de Tintin ou de Corto Maltese, il a tout d’abord travaillé dans l’humanitaire dans les années 2000 avant de s’intéresser a un aspect particulier de l’illustration, le carnet de voyage.

Les Amis de la BD : Jean, peux-tu nous raconter d’où vient cet intérêt pour le carnet de voyage ?

Jean Harambat : Cette  passion pour le carnet de voyage remonte à ma rencontre avec un navigateur, devenu par la suite illustrateur et peintre : Titouan Lamazou. Il m’avait remis un prix BD jeunesse à Angoulême quand j’étais tout petit. Son sponsor de l’époque, Écureuil d’Aquitaine – le nom de son bateau – parrainait le festival.

Les Amis de la BD : Une entrée dans le monde du dessin par celui de la voile, donc…

Jean Harambat : Lamazou m’avait remis ce prix. J’avais son poster dans ma chambre et en plus, il était béarnais, donc pas très loin de chez nous. D’ailleurs, je l’ai revu des années plus tard lorsqu’il est devenu un peintre reconnu. Indirectement, il m’a ouvert les portes de la presse puisqu’à ce moment-là, j’ai pu dessiner des reportages illustrés. Au départ, je n’envisageais pas d’en faire mon métier. Mais en rentrant d’Afrique, le rédacteur en chef de Sud-Ouest m’a mis le pied à l’étrier en me confiant du boulot.

Croquis
Croquis © Jean Harambat

Les Amis de la BD : tu es venu à la BD par le dessin de presse ? 

Jean Harambat : Alors pas tout à fait. Je ne faisais pas exactement du dessin de presse. J’étais dans cette vogue à la Titouan Lamazou : j’écrivais des articles que j’illustrais. Je n’avais pas de formation dans le dessin, mais cette expérience était très encourageante… Bien évidement j’avais la BD un peu en tête.

Les Amis de la BD : Comment as-tu mis un pied dans la BD ? 

Jean Harambat : Sud-ouest m’a commandé une première BD, avec une condition : que l’histoire se déroule dans les Landes. Alors, je me suis souvenu d’une histoire de mon enfance, une sorte de Robin des Bois gascon. J’ai réalisé un premier traitement pour le journal qui n’était pas terrible, je l’ai amélioré. Puis, elle a été publiée en 2008 (NDRL : Chroniques mystérieuses des Landes).

Croquis
Croquis © Jean Harambat

Les Amis de la BD : Tu as ainsi pu enchaîner avec d’autres projets. 

Jean Harambat : Cette première BD qui était un coup d’essai a été récompensée d’un prix, c’était donc motivant pour les éditeurs. J’y suis allé par étape en trouvant des éditeurs adaptés à mes différents projets. Il y avait aussi des sélections pour Angoulême qui étaient encourageantes afin de gagner de la confiance en soi.

Les Amis de la BD : On est ensemble pour aborder ton dernier album, La pièce manquante, comment te vient cette idée inspirée de L’histoire de Cardieno ?

Jean Harambat : Alors, il a des choses que je traîne un peu dans ma mémoire ou sur des bouts de nappes. Des morceaux d’histoires ou des idées. J’avais entendu il y a bien longtemps une émission de radio qui évoquait ces pièces de théâtre perdues, notamment certaines œuvres de Shakespeare.

Croquis
Croquis © Jean Harambat

Les Amis de la BD : Comment explique-t-on ces disparitions ?

Jean Harambat : D’abord, Shakespeare, de son vivant, n’était pas le mythe qu’il est devenu ensuite. Puis, l’histoire anglaise a été très mouvementée. Il y a eu la révolution puritaine, l’incendie de théâtres, la peste et des tas d’épidémies. Beaucoup d’éléments qui ont bousculé l’Angleterre. Le théâtre renaît aux environs du XVIIIe siècle. Personnellement, c’est assez tardivement, lors de mes études en philosophie, que j’ai découvert Shakespeare. J’y ai trouvé des ressources de sagesse et d’intelligence insoupçonnées.

Les Amis de la BD : Tu es devenu un passionné de Shakespeare ?

Jean Harambat : J’ai fait d’autres études, mais la philosophie était toujours ancrée dans mon cœur. Moi, j’ai découvert Shakespeare en philosophe. Donc ces comédies-là me passionnaient. Par le passé, j’avais déjà dessiné une BD (Opération Copperhead, Dargaud 2017), qui était un hommage au cinéma et où j’avais eu plaisir à manier l’humour britannique. Il m’est venu assez vite l’envie d’explorer les genres, donc le cinéma, le roman, le théâtre, l’espionnage, le policier, l’aventure. J’avais envie de jouer avec les codes. Avec un certain goût pour Dumas ou pour Stevenson que j’avais déjà adapté en en bande dessinée. Chez Futuropolis, j’avais créé Hermiston qui est le roman inachevé de Stevenson auquel j’ai écrit une fin.

Photo de l'interview de Jean Harambat
Photo de l’interview de Jean Harambat © Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : Ce qui te mène à une curieuse actricePeg Woffington

Jean Harambat : Oui, figure-toi qu’en ressortant ma documentation visuelle pour le projet Stevenson, je reprends des bouquins, notamment celui d’un illustrateur anglais qui s’appelle Thomas Rowlandson. Quand j’ouvre le livre de Rowlandson, sur la page de garde il y avait ce portrait de Peg Woffington que j’avais déjà découverte lors de mes recherches. J’ai donc décidé de l’installer aux premières loges de ma nouvelle histoire.

Les Amis de la BD : Comment imagines-tu ce lien entre Peg Woffington et cette pièce manquante de Shakespeare ? Quel est le rapport entre l’écrivain du XVIIe siècle et cette comédienne du XVIIIe ?

Jean Harambat : La grande histoire nous donne plein de sujets et de thèmes d’idées qu’on ne soupçonnerait pas. Évidemment, il y a une dimension métaphorique à cette quête, ce qu’on cherche, c’est le livre, la littérature, c’est la sagesse qui est dans les livres, dans les grands livres en tout cas.

Croquis
Croquis © Jean Harambat

Les Amis de la BD : Le livre en tant que trésor, c’est ce qui figure en en-tête de l’un des trois actes de La pièce manquante…

Jean Harambat : Oui, bien sûr, c’était métaphorique, mais il y a aussi une intrigue presque policière. Je voulais des personnages qui aient une raison valable de chercher cette pièce. Il y a l’amour des livres bien-sûr. Mais je découvrais que le théâtre anglais du XVIIIe commençait à une période un peu charnière puisque les femmes arrivent sur le devant de la scène alors que dans le théâtre français, elles étaient déjà présentes et jouaient des rôles féminins.

Les Amis de la BD : Ce qui n’était pas le cas dans le théâtre anglais.

Jean Harambat : À l’époque de Shakespeare, c’était de jeunes adolescents qui jouaient le rôle de femmes. Et, quelques décennies plus tard, elles peuvent enfin jouer des rôles de femmes. Mais, les spectateurs viennent surtout en nombre pour admirer les jambes des femmes qui jouent en pantalon car elles incarnent des personnages masculins dans des spectacles qui sont des comédies musicales avant l’heure, tel que l’Opéra des gueux qui a justement rendu célèbre Peg Woffington.

Croquis
Croquis © Jean Harambat

Les Amis de la BD : Le public vient donc davantage pour « mater » que pour s’émerveiller du talent de ces actrices ?

Jean Harambat : J’ai lu des textes qui témoignent de la frustration de ces comédiennes qui sont paradoxalement réduites à des objets sexuels quel que soit le genre du rôle joué. Elles étaient vraiment prisonnières de leur physique. Je trouvais intéressant d’avoir comme ressort dramaturgique le désir d’une femme d’avoir des rôles féminins intéressants. Elle ne cherche pas à être un homme, elle cherche à être une femme intéressante. Et pour ça, les rôles féminins de Shakespeare ne sont pas toujours au premier plan, mais ils sont très riches. Ce sont généralement des femmes pleines d’esprit comme Béatrice dans la pièce Beaucoup de bruit pour rien. J’ai donc tenté de mettre de l’esprit de Shakespeare dans la bouche de Peg qui est un mélange de la vraie Peg et de la Peg telle que je la rêve.

Les Amis de la BD : Justement, tu te bases sur quelles sources pour esquisser le caractère de Peg ? On voit aussi que tu reprends quelques séquences de sa biographie, notamment avec l’épisode sur le funambulisme…

Jean Harambat : Quand dans sa biographie, je lis qu’elle a été funambule, j’imagine tout de suite que c’est un élément que je peux utiliser dans l’histoire à un moment ou un autre car c’est dans la réalité et c’est un moment qui donne un vrai motif d’action ou de péripéties. Alors j’avais peut être un a priori favorable pour elle parce qu’elle est irlandaise et que ça évoque des choses pour moi. J’ai lu les livres sur elle, ainsi que les mémoires de ses contemporains, notamment Garrick, son fiancé. On y trouve des éléments sur son caractère.

Photo de l'interview de Jean Harambat
Photo de l’interview de Jean Harambat © Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : Là encore, entre Peg et Garrick, tu reprends des éléments de sa biographie…

Jean Harambat : Oui, parce que l’un des moteurs de l’histoire, c’est l’amour. Donc, j’essaie de piquer des trucs et il y a des éléments dont je vais me servir. Certains je vais les transformer. Il y a par exemple une scène où Garrick et sa troupe se sont déguisés pour soutirer quelque chose de Peg… Eh bien, ça, c’est quelque chose que j’ai trouvé dans les mémoires de Garrick. Un jour, il vient en France et les comédiens de la Comédie française qui se déguisent et lui font une sorte de traquenard. Il les reconnaît à leur façon de jouer. J’ai piqué cette anecdote que j’ai transformée pour mon histoire.

Les Amis de la BD : Quels sont les traits de caractère de Peg ?

Jean Harambat : Quand elle rencontre ce club de femmes, véritables groupies de Shakespeare et qu’elles lui proposent de rejoindre leur club, elle refuse car elle ne veut pas faire partie d’un club exclusivement féminin. Cette partie de la fiction rejoint la réalité. Car, la vraie Peg a été présidente du bifteck club qui est un club plutôt masculin. Les types se réunissaient pour manger de la viande et pour plaisanter. Et, elle était là. Ça dit quelque chose de la jovialité qui pouvait habiter ce personnage.

Les Amis de la BD : Peux-tu nous dire quelques mots sur son compagnon, Sancho, l’autre héros de cette histoire ?

Jean Harambat : Alors oui, ils sont presque à égalité. Mais, il est plus discret car c’est dans sa nature. Alors souvent, je me méfie d’Internet, mais pour croiser les données, c’est pas mal. Donc, j’ai vu une liste de personnages célèbres anglais du XVIIIe et je voyais ce Sancho alors que j’étais en train d’écrire le rôle du valet de Peg. Cet homme a été majordome, mais pas seulement puisque c’est devenu un personnage public qui portait ce prénom en raison de sa ressemblance avec l’écuyer de Don Quichotte. Alors, j’ai un peu triché car il n’a pas été le majordome de Peg mais celui d’une famille aristocratique. J’ai un peu modifié l’histoire et les dates à la manière d’un Alexandre Dumas afin que Peg et Sancho puissent se côtoyer.

Les Amis de la BD : C’était un homme de grande culture…

Jean Harambat : Oui, je pense qu’il était assez génial. Sans doute qu’on dirait maintenant qu’il était surdoué. Il avait tapé dans l’œil de son voisin qui lui avait donné un accès aux livres. Ce Sancho était habité par la littérature. Il a écrit des lettres étonnantes à Laurence Sterne, un grand romancier anglais, notamment parce qu’un de ses personnages avait pris position contre l’esclavage. Sancho lui écrit : « Je serais prêt à faire des miles et des miles sous la pluie pour venir serrer la main à votre personnage. » Et, il invite Sterne à prendre une position publique plus affirmée contre l’esclavage. C’est lui la vraie passerelle avec Shakespeare, d’une certaine manière, parce que son nom vient de Don Quichotte et il a mis en musique des chansons de Shakespeare, qui sont souvent des bouts de poésie merveilleuses.

Les Amis de la BD : Est-ce qu’on est un peu metteur en scène de théâtre lorsqu’on écrit les dialogues de La pièce manquante ? 

Jean Harambat : Oui Bien sûr. Avec Opération Copperhead, j’avais fait un scénario sur le cinéma que j’ai écrit comme un scénario de cinéma. Donc là, je pensais au théâtre. D’ailleurs, la couverture suggérait ça. Tout le monde est réuni pour le grand final du spectacle. J’avais aussi repensé au roman anglais de Laurence Sterne qui jette ses héros sur les routes aussi avec une forme de récit épique. J’avais un éditeur chez Actes Sud, Thomas Gabison, qui aimait comparer la BD au théâtre. On choisit les points de vue, il y a une mise en scène de constante, une mise en image. Pour les dialogues, quand je lis des pièces j’aime lorsqu’on se laisse infuser par le texte. L’humour anglais et le sous-entendu se prêtent parfaitement à ça.

Croquis
Croquis © Jean Harambat

Les Amis de la BD : Pour le dessin, comment as-tu travaillé ton trait ?

Jean Harambat : Alors, au début, je voulais le dessiner, un peu comme les deux autres albums qui forment cette trilogie anglaise (NDRL : Opération Copperhead, Le Detection Club), puis je trouvais que c’était dommage de se priver de la tradition picturale anglaise, notamment de ce Thomas Rowlandson (1756-1827) que j’évoquais tout à l’heure et qui a à peu près tout dessiné à l’époque . Les Anglais ont une forte tradition de la caricature. Alors, j’ai revu mon dessin de manière à y mettre plus de rondeur, plus de gros nez ou plus de facétie.

Les Amis de la BD : Pour les couleurs, tu as travaillé avec Jean-Jacques Rouger… Comment transmets-tu tes indications ?

Jean Harambat : Il y a un vrai dialogue qui s’instaure. Moi, évidemment, j’ai à la fois des idées précises sur les couleurs que je souhaite, mais aussi le désir de me laisser surprendre et de laisser de l’initiative aux coloristes. Ce que je fais parfois, c’est que je me permets de mettre en couleur certains personnages au crayon papier ou au crayon de couleur. Il y a quelques codes couleurs importants comme les vêtements de Sancho ou les habits de Peg.

Croquis
Croquis © Jean Harambat

Les Amis de la BD : Il y a des moments très marqués en termes de couleurs, notamment lorsque la foule s’en prend à Sancho… On bascule dans un magenta prédominant…

Jean Harambat : En fait, les comédies de Shakespeare sont souvent construites… Bon ça c’est un véritable secret de fabrication… en trois phases. Tu as l’allégresse du début, la bonne humeur, puis une deuxième phase avec le malheur et la mort qui se frotte à la comédie de Shakespeare. Elle prend une couleur plus tragique, plus sombre. C’est ce moment-là que je voulais que Jean-Jacques traduise, la proximité de la mort et de la cruauté. Enfin, la troisième phase, dans ce qu’on appelle Les comédies d’été de Shakespeare, l’allégresse revient.

Les Amis de la BD : Et la teinte change à nouveau…

Jean Harambat : En fait, l’allégresse des débuts revient… mais avec une teinte différente de celle de départ. En se frottant au mal, l’allégresse prend de la profondeur, une gravité qu’elle n’a pas au début. C’est ce que les Anglais appellent Le merveilleux, une allégresse teintée de merveilleux qui vient clore le récit dans un moment presque féerique.

Les Amis de la BD : Faut-il être un lecteur de Cerventès ou de Shakespeare pour apprécier La pièce manquante ?

Jean Harambat : Pour saisir toutes les subtilités certainement, mais pour goûter le récit, j’espère que non. J’espère que l’histoire fonctionne également pour des gens qui ignorent tout de ces auteurs. Ce n’est pas le but premier, mais j’espère que cela donne un peu d’appétit pour les lire ou les découvrir.

Photo de la dédicace durant l'interview de Jean Harambat
Photo de la dédicace durant l’interview de Jean Harambat © Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : En tout cas, moi, ça m’a assez intrigué pour me donner envie de m’y mettre…

Jean Harambat : En France, on ne connaît pas très bien les comédies de Shakespeare, on est Hamlet et tout ça, mais… Ces comédies sont formidables. Bon, on ne sait jamais trop ce qui motive les lecteurs. Moi, quand j’étais petit, je lisais, par exemple, Hugo Pratt. Il y avait des portes vers d’autres mondes, vers d’autres textes, et je suis allé lire des récits qu’il préconisait.

Les Amis de la BD : C’est une communication entre les livres…

Jean Harambat : Oui, Les livres parlent aux livres. J’espère qu’il y a des tiroirs comme ça, des passerelles entre les livres. Il faut jouer avec les spécificités de chacun, c’est-à-dire qu’on a un livre qu’on garde chez soi, qu’on peut lire comme un refuge, lentement, qu’on peut relire. J’aimerais beaucoup ça que les gens se plongent dans une nouvelle lecture, sans pour autant se dire « Ouais, ça m’a procuré un divertissement de 4 / 5 », c’est pas ça. Au contraire, il faut se laisser pénétrer par l’histoire, avoir envie de la redécouvrir et d’en faire une moisson différente.

Interview de Jean Harambat recueillis par Bruce RENNES

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