Interview avec Isabelle Dethan
Moi Cléopâtre, dernière reine d’Égypte, à été élu album du mois de mai 2025 par les Amis de la Bande Dessinée. A cette occasion, son autrice, Isabelle Dethan, a accepté de répondre à distance à quelques questions pour la communauté.

Les Amis de la BD : Dans quelles circonstances avez-vous découvert la bande dessinée ?
Isabelle Dethan : Comme tout le monde : par des albums, dans ma famille (Blake et Mortimer, un Tintin – l’Ile Noire !), ou chez mon parrain (Astérix et Achille Talon), chez les copines (Yoko Tsuno, Aria), et finalement, au club BD à côté de mon collège…
Les Amis de la BD : Comment, après une maîtrise de lettres et un CAPES de documentation, devient-on une autrice complète de bande dessinée ?
Isabelle Dethan : Par hasard ou par chance ! J’ai rencontré Mazan, et sa bande de copains (ils le sont toujours !) tout droit sortis des beaux-arts section BD d’Angoulême. Mazan avait déjà signé un contrat, en vivre semblait possible. Ils me savaient passionnée de dessin et d’histoire, ils m’ont poussé à tenter le concours Alph’Art Avenir du festival d’Angoulême, réservé aux amateurs, que j’ai fini par gagner : dans la journée, trois éditeurs m’ont proposé un contrat… J’ai choisi celui qui publiait déjà Mazan et Turf, un jeune éditeur nommé Guy Delcourt.
Les Amis de la BD : Vous souvenez-vous du premier dessin où vous vous êtes dites que vous étiez douée ou faite pour ce métier ?
Isabelle Dethan : Non. Ce genre de choses, ça vient petit à petit ! Mais j’étais très fière de ce que j’ai produit pour l’Alph’Art, et je le suis encore aujourd’hui !
Les Amis de la BD : Aujourd’hui, lisez-vous beaucoup de BD ?
Isabelle Dethan : Beaucoup moins que mon cher et tendre. J’ai trop de choses à faire. Finalement je ne lis qu’en vacances, loin de mon atelier. Et dans le train, ce sont plutôt des romans que je dévore!
Les Amis de la BD : Qui ou qu’est-ce qui vous a inspiré dans le 9ème art ?
Isabelle Dethan : Bourgeon, toujours : avec lui, j’ai compris qu’on pouvait faire une saga en BD ! Et puis Comes, pour ses histoires et son noir et blanc, Cosey pour ses aventures inspirantes, Rosinski, Rossi et Le Tendre, Loisel, bien sûr… On n’en finit pas ! Et aujourd’hui, plein d’autres s’ajoutent à la liste !

© François Bourgeon – Les Passagers du Vent – Delcourt
Les Amis de la BD : En 2025 il y a beaucoup d’autrices de bandes dessinées, mais cela n’a pas toujours été le cas. Il n’a pas été trop difficile de s’imposer dans ce milieu qui était plutôt masculin ?
Isabelle Dethan : Aucun problème. Peut-être parce que j’étais bien entourée par une bande de potes tous auteurs. Non, les seuls soucis que j’aie pu avoir, c’est avec des organisateurs (« madame, pendant que votre conjoint va dédicacer, nous vous proposons une après midi shopping, … Comment ça, vous êtes autrice ? » ) ou avec les journalistes et experts (es) BD qui ont parfois des questions idiotes comme par exemple « ce sujet est assez violent, on s’attendrait à plus de douceur féminine » (je t’en ficherais, moi, de la douceur féminine !) – ou qui mentionnent mon compagnon, Mazan, comme si je ne pouvais pas exister seule. Mais ces dernières années, ça va beaucoup mieux.

Les Amis de la Bande Dessinée : Avec Moi Cléopâtre, dernière Reine d’Égypte, vous réalisez ce que l’on appelle aujourd’hui un roman graphique. Avez-vous un avis sur cette dénomination un peu controversée et qu’est-ce qui a motivé ce format ?
Isabelle Dethan : Le roman graphique est à la base une dénomination respectable pour ceux qui n’osaient pas prononcer le gros mot « BD ». Maintenant, c’est plutôt le terme qui définit une bande dessinée avec beaucoup de pagination. Et le format est cohérent avec cette pagination : plus ramassé, moins grand, on peut finalement le lire à peu près partout : imaginez un 200 pages grand format à lire au lit : tendinite assurée !
Les Amis de la Bande Dessinée : Cela a été difficile de convaincre Dargaud ou était-ce une commande ?
Isabelle Dethan : C’est un projet que j’ai commencé il y a dix ans, et qui me tenait à cœur. L’éditeur prêt à me publier à l’époque m’a finalement lâchée (« c’est un projet très ambitieux donc économiquement fragile, on laisse tomber… »), et je n’ai pas pu le recaser ailleurs, où d’autres Cléopâtre venaient d’être signées (c’est un peu comme les prénoms de nos enfants : on sort de la maternité en étant sûrs d’avoir donné un nom très original à notre progéniture, pour s’apercevoir à la crèche qu’il y a dix parents qui ont eu la même idée ! A l’évidence, d’autres auteurs s’étaient passionnés pour la reine, et bien sûr, on y avait tous pensé en même temps.) Il y a deux ans, en marge d’un autre projet, j’ai ressorti ma Cléopâtre des cartons pour la présenter à mes éditeurs, Valérie Beniest et Yves Schlirf: ils ont adoré, et ont voulu privilégier ce projet-là.
Les Amis de la Bande Dessinée : Pourquoi, sur la couverture, avoir représenté Cléopâtre sous l’eau entourée de poissons ?

Isabelle Dethan : En référence au début du récit : Cléopâtre est désormais un fantôme, et raconte sa vraie vie (et non sa légende) à son petit singe domestiqué. Son royaume en ruines est sous l’eau, en l’occurrence au fond de la baie d’Alexandrie, et c’est là qu’elle s’installe pour narrer son histoire. Et puis, j’en avais marre de ce vieux cliché qui montre toujours cette bonne Cléo avachie sur un divan, un lit, un matelas, comme une courtisane boudeuse ou machiavélique. Je voulais une image originale, qui donne le ton de ce que je cherchais à montrer dans l’album : tordre le cou aux clichés, et faire émerger une autre femme, intelligente, cultivée, stratège, drôle …

© Moi Cléopâtre, dernière reine d’Égypte – Isabelle Dethan – Dargaud
Les Amis de la Bande Dessinée : Quelle a été la plus grosse difficulté pour réaliser cet album ?
Isabelle Dethan : Trouver la doc (on est dans l’Égypte hellénistique, et à Rome !). Comprendre et résumer de façon claire, vivante et pas chiante les très complexes événements politiques initiés à Rome et qui ont infusé sur tout le pourtour méditerranéen.
Les Amis de la Bande Dessinée : Pour construire le récit il y a nécessairement eu une part d’imagination et d’interprétation de la vie de Cléopâtre, quelle est la part de certitude et de vérité absolue dans la BD ?
Isabelle Dethan : Les personnages, les lieux, les dates, certaines anecdotes (racontées par ses pairs) sont exacts ; évidemment, la part fantastique (ses amis décédés Khéops et le singe…) est parfaitement inventée. Ensuite, je me suis mise dans la tête de Cléopâtre, c’est là la part de fiction, même si j’ai essayé d’intégrer le poids des événements extérieurs et de sa culture pour imaginer ses réactions.
Les Amis de la Bande Dessinée : Comment réalisez-vous vos planches ?
Isabelle Dethan : Encres de couleurs sur encrage noir (feutre, plume, stylo…). Et bien sûr, à la fin, un peu de magie numérique pour corriger des erreurs qu’autrefois j’aurais dû remplacer par des rustines : une tête trop grosse ? Hop, homothétie ! (l’homothétie est une transformation géométrique par agrandissement ou réduction, une reproduction avec un changement d’échelle).
Les Amis de la Bande Dessinée : Comment voyez-vous l’arrivée de la technologie et de l’Intelligence Artificielle dans le 9ème art ? Quelles sont, selon-vous, les choses à faire pour protéger les artistes et leurs droits d’auteurs ?
Isabelle Dethan : Il y a deux façons de considérer l’IA : comme un outil, ou comme une usine à copier des styles sans se fatiguer. La première est parfaitement justifiable mais marginale, la seconde, c’est de la contrefaçon sans talent ni créativité. C’est évidemment la seconde qui pose problème, puisqu’elle pille le travail de milliers d’artistes sans contrepartie, qu’elle fausse le rapport qu’on a à la réalité, et qu’elle utilise bêtement (au vu des contenus) beaucoup d’énergie (au sens propre). Au minimum, il faudrait que ces contenus-là soient taxés et le produit de ces taxes rendu aux auteurs, via des sociétés de gestion de droits, comme cela se pratique déjà pour d’autres contenus.
Les Amis de la Bande Dessinée : Dans l’album, il y a un passage dans le tombeau d’Alexandre le Grand. Réalité historique, imagination ou clin d’œil à la BD réalisée avec Julien Maffre ?
Isabelle Dethan : Réalité historique : on sait qu’Alexandre le Grand a été enterré à Alexandrie après que le fondateur de la lignée des Ptolémées ait piqué son cadavre en route pour la Macédoine. On sait que Cléopâtre a fait visiter le mausolée à Jules César, qui y a prélevé un souvenir… comme certains empereurs après lui. Ledit mausolée doit à présent se trouver au fond de l’eau (une île entière a disparu après des tremblements de terre dans la baie d’Alexandrie ). Hommage à la BD » Le tombeau d’Alexandre ? C’est surtout une coïncidence bienvenue !

© Le tombeau d’Alexandre – Isabelle Dethan – Julien Maffre – Delcourt
Les Amis de la Bande Dessinée : Comment l’album Cléopâtre, dernière Reine d’Égypte a-t-il été accueilli par le public ? Comment sont les ventes ?
Isabelle Dethan : L’album a reçu un très bon accueil critique, et, dans les festivals, au contact des nombreux lecteurs, je n’ai que des retours très positifs. Concernant les ventes, il faudra attendre la reddition des comptes de juin !
Les Amis de la Bande Dessinée : En parlant de Julien Maffre, n’y a-t-il pas un nouveau beau projet en cours avec lui ?
Isabelle Dethan : Oui, en trois tomes, se passant dans l’Antiquité égyptienne (comme c’est étonnant !) : les pages sont très belles, et j’espère qu’on tient un scénario captivant (en tout cas, nous sommes très fiers de ce qu’on a déjà fait !).
Les Amis de la Bande Dessinée : D’autres projets ?
Isabelle Dethan : Plein, sur l’Égypte antique, bien sûr, mais aussi sur la Seconde Guerre mondiale, avec un beau portrait de femme.
Les Amis de la Bande Dessinée : Tant que nous sommes dans l’actualité, vous avez relayé certaines informations ou articles relatifs aux problématiques du Festival d’Angoulême sur votre page Facebook, quel est votre sentiment ou position sur le sujet ? Avez-vous signé la pétition qui circule parmi les auteurs et pourquoi ?
Isabelle Dethan : Il est grandement temps de rebattre les cartes, Franck Bondoux s’est accroché au pouvoir pendant des décennies, avec, à la clé, une gestion assez opaque (c’est la Cour des Comptes qui le dit) ; la récente polémique au sujet du viol d’une employée et de la réaction sordide de la direction du festival n’arrange pas les choses. Je n’ai pas eu le temps de signer la pétition (en fait, j’avais chopé un petit virus au salon du livre de Paris !), mais heureusement, il semblerait qu’il y ait eu rétropédalage de Delphine Groux, la présidente de l’association FIBD. Wait and see !
Questionnaire Chinois :
Les Amis de la BD : Si vous étiez un monument Égyptien :
Isabelle Dethan : Pyramide, évidemment ! Juste pour l’éternité et pour faire la nique aux illuminés qui pensent savoir qu’elles ont été bâties par des aliens !
Les Amis de la Bande Dessinée : Si vous étiez un héros ou une héroïne de BD ?
Isabelle Dethan : Bah, non.
Les Amis de la Bande Dessinée : Si vous deviez passer 2H avec un personnage de l’Égypte Antique ce serait lequel ?
Isabelle Dethan : Une reine, Nefertari, Ahmes-neferari, hatchepsout, ou encore Nefertiti… en espérant qu’une heure sur les deux ne soit pas perdue en protocoles et salamalecs absurdes!
Les Amis de la Bande Dessinée : Si vous ne deviez garder qu’une BD ce serait laquelle ?
Isabelle Dethan : Nan. Trop difficile. Liste interminable.
Les Amis de la Bande Dessinée : La BD que vous préférez ?
Isabelle Dethan : Même réponse qu’à la question précédente. Au mieux, je peux vous dire que j’ai adoré Jolies Ténèbres, Monsieur Désire, Deux femmes nues, La terre verte, et qu’il y en a plein d’autres!
Les Amis de la Bande Dessinée : La BD de Mazan que vous préférez ?
Isabelle Dethan : La dernière : les dinosaures du Paradis : la narration des fouilles paléo d’Angeac Charente et de son voyage au Laos dans les bagages des paléontologues venus creuser dans l’arrière pays laotien : c’est drôle, vivant, et on apprend plein de trucs !

Les Amis de la Bande Dessinée : L’auteur ou autrice BD que vous admirez le plus.
Isabelle Dethan : Nan. Trop difficile. Liste interminable.
Les Amis de la Bande Dessinée : La dernière BD que vous avez lue ?
Isabelle Dethan : … plutôt celles que je vais lire : Slava, les 3 tomes, de Gomont. Dès que j’ai le temps ! J’ai deux romans à finir, avant !
Les Amis de la Bande Dessinée : L’actrice qui a le mieux incarné Cléopâtre au cinéma ?
Isabelle Dethan : Je passe!
Les Amis de la Bande Dessinée : Enfin dernière question : Connaissez-vous les Amis de la Bande Dessinée et Avez-vous un message à leur adresser ?
Isabelle Dethan : Continuez!
Merci beaucoup Isabelle d’avoir spontanément accepté de répondre aux questions des Amis de la BD malgré un emploi du temps chargé.
Propos recueillis par : Xavier
