Opportune
Nouveau one shot et nouvel univers original chez Drakoo, la maison d’édition chapotée par Christophe Arleston, Opportune d’Isabelle Bauthianet Nicoletta Migaldi est un improbable rencontre entre Madame Leprince de Beaumont (la Belle et la bête), Robert Louis Stevenson (l’Île au trésor) et Jonathan Swift (les Voyages de Gulliver). Romantisme, action, aventures, magie se côtoient dans un récit haletant qui possède les qualités et les défauts de beaucoup d’œuvres de son éditeur.

La bien nommée Opportune est une corsaire ambitieuse, capitaine d’un navire volant, dirigeable équipé d’ailes d’oiseaux. Elle est missionnée par une mystérieuse vieille dame pour retrouver Épigone, un monstrueux pirate, ce qui tombe plutôt bien car notre jolie corsaire en faisait déjà une quête plus personnelle. Dans un univers où, après une révolution et une malédiction, les partisans royalistes ont été transformés en hybrides, les deux protagonistes vont être amenés à se rencontrer, s’affronter, s’entraider, et… ?
DE SABRES ET DE CROCS
Si faire coexister dans un même récit trois univers très différents peut sembler incongru, force est de constater, dès les premières pages d’Opportune, que le pari est réussi, à tel point que la rencontre semble même évidente, notamment grâce au point commun entre les illustres œuvres qui l’ont inspirée : l’aventure. L’histoire d’Isabelle Bauthian (à qui on doit, déjà chez Drakoo, Léonarde et Dragons et Poisons, mais aussi le superbe Versipelle chez Akiléos) se concentre en effet sur l’action, véritable moteur de la relation entre les protagonistes. Opportune et Épigone, séparés de leurs équipages respectifs, vont devoir avancer dans un environnement dangereux et chaque péripétie fera évoluer leur relation. Mais, rapidement, la scénariste a l’intelligence de dépasser sa source principale d’inspiration, et de façon plutôt maline. En effet, dans une scène sortie de nulle part et presque anodine (l’air de dire : « ahah, je vous ai bien eus ! »), Isabelle Bauthian casse les codes qui semblaient s’établir en menant son intrigue à une conclusion poétique et inattendue.

Pour construire le monde d’Opportune, l’auteure se trouve face à un dilemme récurrent dans les one-shots, surtout fantastiques : comment rendre crédible l’univers dépeint sans sacrifier ou ralentir l’aventure. Les pages sont limitées et tout doit bien s’assembler. La scénariste va poser les bases de son univers avec quelques procédés astucieux : les débats passionnés ou sarcastiques entre personnages opposés (Opportune et Épigone ou encore la dame et Caesar, le second de la corsaire), pages d’un livre d’Histoire lu par un personnage (les livres étant interdits dans ce monde, l’apparente facilité de ce procédé est donc justifiée)… L’univers dépeint se révèle petit à petit passionnant mais en seulement 48 planches, impossible d’en savourer la complexité et la richesse. L’aventure, quant à elle, avance bien mais un peu trop rapidement, les enjeux et scènes importantes étant parfois quelque peu expédiés afin de faire progresser l’intrigue principale.
La construction des personnages est également, hélas, un peu laissée de côté et il est parfois difficile de ressentir pour eux de l’empathie ou, tout simplement, de se sentir concerné par leur sort. Et pourtant, ils auraient mérité d’être plus détaillés et on doit parfois se contenter de leurs noms pour saisir leur histoire. Opportune (là c’est évident) et Épigone (« penseur prolongeant les idées du passé ») ont des noms qui collent à leurs caractères, mais sont-ce leurs vrais noms ? Et, au-delà de cette caractérisation spécifique, n’ont-ils rien de plus profond à proposer ? Les protagonistes, à défaut d’être complexes, n’en restent pas moins attachants, notamment grâce à des dialogues sarcastiques teintés d’un humour efficace et relativement discret, ne dédramatisant jamais les enjeux mis en place ni les personnages.

LE BATEAU DANS LE CIEL
Pour mettre en images cet univers original aux multiples inspirations, l’équipe de Drakoo a une fois encore trouvé une petite perle, Nicoletta Migaldi. Cette jeune artiste numérique italienne n’avait publié à ce jour en France que le (injustement) méconnu Jedda chez Jungle. Avec Opportune, elle montre l’étendue de son talent, notamment pour les costumes dont les drapés et motifs sont superbes. Les personnages humains sont globalement assez classiques dans leur représentation mais tous sont charismatiques avec des regards forts et des expressions de visages toujours justes. Les hybrides sont quant à eux une belle réussite. Variés, avec concepts forts et assumés, notamment dans l’équipage d’Épigone, il aurait été intéressant de passer plus de temps avec eux (encore une contrainte du choix de faire d’Opportune un one-shot).
Le rendu visuel de l’univers dans lequel les personnages évoluent fait également partie des points forts de l’album : environnements naturels simples mais efficaces, décors urbains crédibles et immersifs, entre un réalisme historique et un aspect magique très appréciable. Les bateaux, quant à eux, sont impressionnants (malgré leur petite taille) et semblent bien pensés mais, là encore, la faible pagination de l’album crée une certaine frustration à ne pas en savoir plus, notamment pour comprendre leur fonctionnement, explorer un peu plus leur intérieur, ou même découvrir la vie de leur équipage… Enfin, dans cette construction d’univers, impossible de ne pas évoquer le livre dans le livre, quatre pages lues par un personnage, à l’esthétique radicalement différente du reste de l’album avec son dessin rétro et ses couleurs plates, une jolie idée narrative comme visuelle. Pour ce qui est des planches du récit principal, les couleurs sont la plupart du temps très justes. Si certains dégradés sont un peu en dessous (notamment les cieux ou la végétation), le rendu global est très appréciable, les personnages sortent bien des décors et l’action n’est jamais brouillonne grâce à un jeu de contrastes efficace mettant en valeur des cases très dynamiques.

Opportune pourrait définir parfaitement les qualités et défauts des one shots (et séries courtes) de l’éditeur Drakoo : un univers original et prometteur dont on n’a hélas pas le temps de découvrir la richesse et le fonctionnement, des personnages complexes et charismatiques mais dont la profondeur n’est pas assez explorée, un récit loin d’être manichéen aux enjeux forts mais au déroulement parfois trop expéditif… Frustrant, mais force est de constater, toutefois, que le plaisir de lecture est au rendez-vous, créant, comme dans beaucoup d’albums de l’éditeur (la Venise des loups, le Serment de l’acier, Carma de Portepoisse, Léonarde…) une furieuse envie de retourner dans leurs univers, de retrouver ses personnages et d’en rencontrer des nouveaux. Même si le « carnet de bord » final apporte quelques éléments supplémentaires appréciables, Opportune est une histoire qui aurait méritée d’être étalée sur deux albums mais qui reste un excellent moment, de ses premières pages qui nous plongent au cœur de l’action jusqu’à son magnifique dénouement.

Chronique écrite par Cédric SICARD
Informations sur l’album
- Scénario : Isabelle Bauthian
- Dessin : Nicoletta Migaldi
- Couleurs : Nicoletta Migaldi
- Éditeur : Drakoo « Young Adult »
- Date de sortie : 2 mai 2024
- Pagination : 52 en couleurs
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