Interview de Nicolas Keramidas, à l’occasion de la sortie de Superino

A l’occasion de la sortie de Superino à la rescousse dont il est le dessinateur, sur scénario de Lewis Trondheim, Nicolas Keramidas a accepté de répondre à nos questions pour nous parler de cet album sorti à la mi-septembre 2022 aux éditions Dupuis.

 

Les Amis de Spirou : Nicolas Keramidas, pouvez-vous vous présenter en quelques mots pour nos lecteurs qui ne vous connaîtraient pas ? Quelques mots sur votre parcours, vos œuvres, vos influences ?

Nicolas Keramidas : J’ai fait un bac A3 dessin, puis je suis entré aux Gobelins où je suis resté pendant deux ans. J’ai ensuite travaillé chez Disney pendant dix ans, alors que je voulais faire de la bande dessinée depuis toujours. Le dessin animé a été une sorte d’accident de parcours, mais pas désagréable.

Quand j’ai pu me consacrer à la bande dessinée, j’ai commencé avec la série Luuna, puis j’ai travaillé chez plusieurs éditeurs (Glénat, Delcourt…).

J’ai collaboré avec différents scénaristes, pour presque tous mes albums, sauf les albums autobiographiques, comme À Cœur ouvert, chez Dupuis.

Photo de Nicolas Keramidas
© Chloé Vollmer-Lo

Les Amis de Spirou : Pouvez-vous à présent nous dire quelques mots sur votre héros, Superino ?

Nicolas Keramidas : Pour le créer, on est partis des codes classiques autour des super-héros. Il a notamment un lien de parenté avec Batman, puisqu’il est millionnaire, qu’il a une sorte de Batcave, qu’il utilise des gadgets, etc. Mais il habite toujours chez sa maman, et il est un peu bébête. Il est facilement désemparé face à la super-héroïne de l’histoire, plus mature que lui et manipulatrice. Il se met toujours dans des situations gênantes, mais il a bon fond. Par exemple, il ramène les méchants chez lui parce qu’il n’y a plus de place en prison. Il s’est autoproclamé super-héros, mais il ne supporte pas la vue du sang, ce qui est quand même un peu absurde.

 

Les Amis de Spirou : Si je ne me trompe pas, c’est votre troisième collaboration avec Lewis Trondheim. Comment en êtes-vous venus à travailler ensemble, et qu’est-ce qui vous donne envie de continuer ?

Nicolas Keramidas : En fait, c’est la quatrième, puisqu’il y a eu l’album de Donjon, puis les deux reprises de Mickey et Donald. On a également travaillé ensemble sur L’Atelier Mastodonte.

On a commencé à travailler ensemble sur Donjon. En fait, Lewis m’avait laissé entendre qu’il n’aimait pas mes albums, mais qu’il aimait mon dessin. Moi j’étais complètement fan de Donjon, et un jour, j’ai osé passer le pas et lui demander d’en faire un. Il a vu avec Joann (ndlr : Sfar) et les deux m’ont dit oui assez rapidement.

La collaboration avec Lewis s’est tellement bien passée que quand j’ai eu l’opportunité de faire un Mickey et qu’on m’a demandé si je voulais travailler avec un scénariste, j’ai tout de suite pensé à Lewis.

Par la suite, j’aurais bien aimé continuer sur cette lancée, faire d’autres albums dans l’univers de Mickey et Donald, mais Lewis s’est fait refuser quelques scénarios par Disney, donc ça l’a un peu refroidi. Donc on a préféré créer notre propre Mickey. Bosser avec Lewis, c’est comme rouler sur l’autoroute. C’est hyper fluide en fait. Quand je reçois les pages, je me marre déjà, c’est bien écrit, tout est bien réfléchi, bien pensé…

Couverture de Superino à la rescousse ! par Keramidas et Trondheim
La couverture de l’album.
© Superino – Nicolas Keramidas et Lewis Trondheim – Dupuis

Les Amis de Spirou : Qui a eu l’idée de créer ce canular autour de ce vrai-faux héros italien ? Vous ? Trondheim ? L’éditeur ? Dans toute cette aventure éditoriale, qu’est-ce qui vous a le plus amusé ?

Nicolas Keramidas : Superino est né pendant le confinement : on jouait au poker, en visio, avec Lewis, Olivier Jalabert (notre éditeur) et d’autres potes. On a des visios qui durent des heures, et pendant lesquelles peuvent naître des projets.

Il y avait aussi eu ces quatre pages dans Spirou, Mic Mac, au moment du canular sur le rachat de Spirou par Disney. Niffle (ndlr : l’ancien rédacteur en chef de Spirou) m’avait contacté, car ayant bossé chez Disney, il me trouvait légitime. Avec Lewis, on s’était tellement amusés à faire ces pages qu’on s’est dit qu’on pousserait bien un peu plus loin. Mais Mic Mac était un dérivé de Oswald, donc trop marqué Disney, et très vite, on l’a transformé. Ça nous a permis de faire NOTRE « Mickey », sans les contraintes qu’impliquent une collaboration avec Disney.

On avait envie de rendre hommage aux fumetti bien sûr, mais aussi aux Strange de notre époque, avec le courrier des lecteurs, les pages de pub, etc. C’était un peu comme une madeleine de Proust.

En ce qui concerne le canular, c’est aussi parti des fameuses parties de poker, mais je ne sais plus exactement comment c’est venu. Quand on fait des visios tous les trois, on part à cent à l’heure, une idée en entraîne une autre. Pour notre Mickey, on avait déjà inventé une légende : on avait fait croire qu’on avait trouvé des vieilles planches abimées pour justifier qu’il manquait des pages. Pour Superino, on est vraiment partis dans tous les sens, on voulait des fausses pubs, des pages de jeux, etc… Mais il fallait créer un contexte pour structurer l’ensemble, faire comme si ce magazine avait vraiment existé. Il fallait aussi montrer à quoi pouvait ressembler le vieux Superino. C’est Daniel Blancou (son nom a été italianisé dans l’album pour le faire passer pour l’auteur des anciens Superino) qui a réalisé cette planche. Au début, je voulais la faire moi-même, mais on aurait reconnu mon style, même si j’avais essayé de le déguiser. Et j’adore ce qu’il a fait, ça permet de continuer à jouer, à rendre cet univers crédible.

On a failli pousser encore plus loin, créer une page Wikipedia sur Superino, créer des fausses couvertures de comics et les mettre en vente sur Ebay à des prix astronomiques, pour que les gens qui fassent des recherches sur Superino tombent dessus et y croient.

Ce qui m’a amusé, c’est de mettre en place cet univers, et le découvrir au fur et à mesure. Chacun a eu sa tâche à accomplir. Jalabert a mis en place la mythologie, a travaillé sur les communiqués éditoriaux, etc.

À l’occasion d’un trajet Marcinelle-Paris en train, alors que je venais de récupérer mon premier exemplaire après impression, j’ai relu l’album, chose qui ne m’arrive quasiment jamais, en général je ne relis pas mes BD une fois qu’elles sont terminées. Et j’ai adoré l’expérience de lecture, avec les fausses pubs et tout. Au début, on n’avait pas compris que ces pages seraient intercalées entre les planches, comme dans les vieux magazines, on pensait qu’elles seraient réunies à la fin. Mais en fait, j’ai trouvé ça très cool.

Planche du faux vieux Superino
La faux vieux Superino. © Daniel Blancou

Les Amis de Spirou : Saviez-vous qu’il y avait vraiment eu un super-héros italien nommé SuperIno, publié dans le Corriere dei Piccoli dans les années 70 (scénario Michele Gazzari, dessins Mario Sbatella) ?

Nicolas Keramidas : Non, on ne le savait, pas on ne l’a découvert qu’après.

Sur Instagram, en tapant #superino, j’ai aussi découvert qu’il y avait une bière en Argentine qui s’appelait Superino. Sur l’étiquette, on voit un rhinocéros habillé en super-héros (« super rhino »), avec un lettrage à la superman.

C’est amusant, mais ce sont des coïncidences.

Couverture de Corriere dei Piccoli
La couverture de Corriere dei Piccoli dans les années 70 avec le premier Superino. © Superino – Michele Gazzari et Mario Sbatella – Corriere dei Piccoli

Les Amis de Spirou : Si Lewis Trondheim est un habitué des publications dans Spirou, c’est seulement la deuxième fois pour vous, après les quelques pages de Mic Mac. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?

Et quid de la prépublication en petits fascicules ?

Nicolas Keramidas : Pour moi c’est énorme d’être publié dans Spirou, j’y tiens beaucoup, mais j’ai eu deux frustrations qui m’ont un peu gâché le plaisir.

La première, c’est que quand on m’a parlé de la publication en mini récits, je pensais que cela allait être un supplément directement ajouté au journal. Quand j’ai vu que c’était un truc à construire, j’étais un peu déçu. On a pensé que personne n’allait les construire, et donc que peu de gens profiteraient vraiment de la prépublication. Le papier n’est pas très qualitatif, et puis j’aurais aimé une couverture rigide, et pourquoi pas un étui pour les ranger.

Mais au final je les adore, je les ai tous montés (il nous les montre à l’écran). Et puis, si ça avait été un supplément, ils auraient été réservés aux abonnés, alors que là, c’est pour tous les lecteurs, abonnés ou pas. L’autre jour, en festival, un jeune lecteur m’a reconnu, il a dit à sa mère, « Regarde, c’est l’auteur de Superino ! ». J’étais un peu étonné qu’il connaisse, et il m’a dit qu’il avait découpé et monté tous les fascicules qu’il avait eus dans ses Spirou.

Ma deuxième frustration, c’est que malgré que j’aie enfin un bouquin pré-publié dans Spirou, je n’ai pas pu faire de couverture du magazine, alors que pour moi, ça fait partie du truc. Cela sera peut-être pour le tome 2, s’il y en a un un jour.

Photo des albums de Superino pendant l'écriture de la chronique
La couverture de l’album et les petits fascicules montés.

Les Amis de Spirou : Comment avez-vous défini le style vestimentaire de votre super-héros ? Même question pour le style de New Napoli, entre immeubles super modernes et ruelles style renaissance.

Nicolas Keramidas : La ville est inspirée de Naples, d’ailleurs on voit le Vésuve en planche 1. Mais c’est une Naples revisitée. J’ai fait quelques recherches avec Google image, mais ensuite je brode beaucoup, je fonctionne au feeling, je prends un bout de ruelle ici, un clocher là, et je recompose. Je ne fais pas une recherche approfondie. Le manoir est vaguement inspiré de celui de Bruce Wayne.

C’est pareil pour la tenue, on a picoré un peu partout. Il a bien sûr son slip moulant, mais c’est surtout un mix de plein de choses. Lewis m’avait envoyé des petits croquis assez simples, j’ai ajouté des choses, et on est tombés assez vite d’accord. Malgré nos styles graphiques assez différents, on est semblables dans l’état d’esprit.

Le fait d’avoir travaillé chez Disney fait que je suis habitué à intégrer et à digérer des apports visuels pour les traiter à ma manière. Je sais que Tebo par exemple, pour son Mickey, a passé un mois à ne dessiner que des Mickeys, pour l’avoir bien en main. Moi, j’ai fait zéro recherches ! J’avais juste comme références les Mickeys des auteurs italiens que j’aime particulièrement, mais c’est tout.

 

Les Amis de Spirou : En ce qui concerne le style graphique, vous êtes resté assez proche de celui adopté dans vos reprises de Mickey et de Donald : diriez-vous que Superino est une sorte de continuation de ces deux albums ?

Nicolas Keramidas : Oui, je voulais rester proche. Lewis ne voulait plus faire de Mickey et Donald, moi oui. Quand lui et moi on travaille ensemble, on retombe toujours sur du vintage. Mes hachures, mon style de dessin, auquel on ajoute la trame, collent parfaitement à cet univers. Je dois avoir un style de dessin de vieux (rires). Mais c’est quand même un vintage moderne. Mais la couleur joue beaucoup. Par exemple, Alice au pays des singes, c’est le même style de dessin, mais la colorisation est très différente, ce qui crée des rendus différents, punchy pour l’un, vintage pour l’autre.

Je change facilement de style, de rendu. Tous les rendus m’amusent. Cela correspond aussi à mes lectures, je peux passer d’un style de lecture à l’autre très facilement. Avant-hier, j’ai lu le dernier Larcenet, hier le nouveau Goldorak. Je varie, et j’aime aussi créer des choses variées. Je suis très admiratif de Lambil par exemple, qui a fait sa carrière en faisant plus de soixante albums des Tuniques bleues. Mais moi j’en serais incapable. Déjà, j’ai fait neuf albums de Luuna en vingt ans, mais je n’aurais pas pu en faire vingt, j’aurais trouvé ça trop frustrant. Quand je fais un album, il faut que je m’amuse, et varier me permet de m’amuser. On fait quand même un métier où on est presque tous seuls à faire notre album pendant quasiment un an, donc l’idée est quand même de s’amuser.

Et puis j’aime varier les styles, les concepts. Passer de À Cœur ouvert à Superino, c’est comme faire un grand écart. Et mon prochain bouquin n’aura rien à voir avec ce que j’ai fait avant.

 

Les Amis de Spirou : En ce qui concerne l’humour, on penche parfois vers le scatologique : est-ce que vous vous étiez fixé des limites ?

Nicolas Keramidas : En fait, tous les dérapages qu’on aurait aimé faire sur Mickey et Donald et qu’on n’a pas pu faire à cause des contraintes imposées par Disney, on les fait là. Mais en réalité, c’est le cas avec n’importe quel personnage connu, on n’a pas le droit de faire n’importe quoi si le personnage ne nous appartient pas. Superino nous autorise plus de libertés. On est portés par le plaisir de faire les cons, de s’amuser : c’est vraiment super d’avoir un jouet comme ça, c’est pour ça que ça me frustrera un peu s’il n’y a pas de suite.

Alors c’est vrai qu’il y a pas mal de passages « pipi-caca », mais le but n’est pas de choquer gratuitement, cela reste bon enfant. On veut transgresser, mais pas choquer. Lewis était quand même particulièrement content d’un gag (ndlr : celui de la page 100), il en riait tout seul et disait que c’était le meilleur gag de sa carrière.

Planche 74 de Superino par Keramidas et Trondheim
© Superino – Nicolas Keramidas et Lewis Trondheim – Dupuis

Les Amis de Spirou : Travaillez-vous toujours avec des coloristes ? Comment s’est passée votre collaboration avec Brigitte Findakly ?

Nicolas Keramidas : J’ai l’habitude de travailler avec des coloristes, oui. À mes débuts, c’était Nob qui faisait les couleurs de Luuna, c’était une super collaboration. Il utilisait des couleurs chatoyantes, il y avait tout un travail de modelé, etc. On était sur un vrai travail de collaboration. J’aime bien travailler avec Brigitte aussi, c’est le troisième album que je fais avec elle, mais je lui donne carte blanche. Elle utilise souvent des couleurs que je n’aurais pas choisies, mais qui fonctionnent très bien. Elle travaille avec des couleurs simples, en aplats de couleur. Si on enlève les trames, on a vraiment un rendu très simple. Elle a travaillé pendant dix ans pour le Journal de Mickey, où elle faisait les couleurs, donc pour elle, les codes sont parfaitement intégrés. Quand j’ai relu l’album, lors de mon trajet en train, j’ai trouvé ça vraiment super, les couleurs sont très cohérentes.

 

Les Amis de Spirou : Quel est votre rapport aux super-héros, et à Batman en particulier, dont vous livrez une version bien égratignée ?

Nicolas Keramidas : Je suis un grand fan de super-héros, je lis les comics depuis très longtemps. J’ai aimé le virage adulte, avec des albums comme The Dark Knight ou Watchmen. Puis j’ai adoré le passage au cinéma. Mais dernièrement, je trouve qu’il y a trop de films, je n’arrive plus à suivre, ça entraîne une perte d’intérêt. Je n’ai même pas vu le dernier Batman. Par contre, j’aime bien les chemins un peu différents qui ont été pris avec des films comme Deadpool ou Les Gardiens de la galaxie, avec des héros qui ne se prennent pas au sérieux, ce qui les rend plus humains. Quitte à faire un super-héros, je préfère faire un truc un peu con. Déjà, quand on voit la tête de mon super-héros, il ne fait pas vraiment peur, on a plus envie de rigoler. Ce qui me plait aussi, c’est qu’un super-héros amène forcément des super-méchants, et j’aimerais bien confronter le mien à plein d’ennemis.

 

Les Amis de Spirou : Question subsidiaire : le personnage à la casquette de la page 55 vous ressemble un peu : est-ce que c’est vous ? Est-ce que vous vous amusez parfois à donner votre physique ou celui d’amis à vous à des personnages ?

Nicolas Keramidas : Oui c’est moi ! J’ai aussi mis Lewis, à la page 48. Ce qui m’amuse aussi beaucoup dernièrement, c’est de faire un peu partout des références à Invader (ndlr : un artiste mosaïste qui pose des Aliens en mosaïque sur les murs des grandes villes), par exemple, Superino lit un livre sur Invader à la page 18-19. J’en aurais mis plus si Lewis n’avait pas mis son holà. Mon prochain livre – un gros bouquin autobiographique de 325 pages – sera consacré à cet artiste.

Planche de 9 de Suprino par Keramidas et Trondheim
© Superino – Nicolas Keramidas et Lewis Trondheim – Dupuis

Les Amis de Spirou : Merci pour cette interview ! Est-ce qu’il y aura un tome 2 de Superino ?

Nicolas Keramidas : Ce n’est pas prévu pour le moment, mais j’aimerais bien développer cet univers. J’ai un peu de mal avec les one-shots, je trouve ça frustrant. Je n’en ai fait que deux : l’album de Donjon Monsters (le principe de cette collection est justement que ce soient des one-shots par des auteurs différents) et À Cœur ouvert, qui n’appelait pas vraiment de suite. Là, j’ai du mal à me dire que cet album ne serait qu’un one-shot. J’aurais aimé voir évoluer la relation entre Superino et Supergazza, et le confronter à d’autres méchants. Mais actuellement, dans l’esprit de Lewis et de l’éditeur, c’est conçu pour être un one shot. Lewis avait surtout envie de faire une blague, alors que moi, une fois l’univers installé, j’ai envie de m’amuser avec.

Propos recueillis par Marie ENRIQUEZ

A lire aussi notre chronique de l’album Superino à la rescousse !

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