Un Thorgal pour deux. La double interview de Robin Recht et Frédéric Vignaux
C’est à l’issue d’un périple routier de près de trois heures, dans des conditions météos enneigées périlleuses, que Les Amis de la BD sont parvenus à la Fnac de Rive, à Genève, afin de s’entretenir avec Frédéric Vignaux et Robin Recht. Ce fut une conversation passionnante autour du légendaire Enfant des étoiles, Thorgal.
Les amis de la BD : Encore merci à tous les deux de nous accueillir. Pour commencer, que représente Thorgal pour l’un et l’autre ?
Fred Vignaux : Pour moi, c’est un excellent et un inoubliable souvenir d’enfance puisque je lisais le Journal de Tintin dans les années 80. Lorsque j’en ai commencé la lecture, il s’agissait de l’album Alinoë. Un épisode qui m’apparaissait curieux puisque, nouveau lecteur du journal, je n’ai pu lire que les dernières planches en prépublication.
LABD : C’est un des épisodes les plus effrayants…
FV : C’est un des albums les plus singuliers quand on le lit en entier, mais quand on ne découvre que la fin, on n’y comprend plus rien. Ensuite, j’ai enchaîné avec Les archers. Quand on est gamin et qu’on tombe sur cet album, c’est extraordinaire. En termes de cinéma fantastique, il n’y avait pas grand-chose. Quand tu as 10 ans, tu le découvres, c’est vraiment extraordinaire, notamment graphiquement. C’est totalement à part dans ce qui était publié alors dans le Journal de Tintin. Thorgal, c’est pour moi cette petite part d’enfance qui est revenue quand on m’a proposé de travailler sur la série.
Les amis de la BD : et pour vous, Robin ?
Robin Recht : Moi, j’ai commencé par L’enfant des étoiles. Mais, ce qui est marrant, c’est que c’est une série qui a infusé pour moi. J’ai beaucoup aimé Thorgal quand j’étais môme, mais je n’aurais pas dit que c’était ma série la plus importante. J’aimais davantage les X-Men et les comics. Cette série a infusé en moi et des années après, quand on me l’a proposée, je me suis rendu compte à quel point elle était importante, davantage que je l’avais pensé. Je me souvenais de tout, de chaque album lu.
LABD : Et pour les albums où vous étiez adulte ?
RR : J’ai arrêté de lire le Thorgal autour de 25 ou 30 ans. J’ai beaucoup lu cette série pendant 10 ans, en gros entre L’enfant des étoiles et Le Mal Bleu. Ensuite, je les ai laissés du côté, peut-être par lassitude. J’y suis revenu lorsque j’ai débuté mon travail sur mon album… Je me suis aperçu que c’était une série importante.
Les amis de la BD : Comment se voit-on proposer de réaliser un one-shot qui inaugure la collection Thorgal Saga ?
RR : Un peu par hasard. Un éditeur me parle informellement de ce que j’aimerais faire, car il avait trouvé mon boulot intéressant sur Conan. Lui comme moi, nous n’avions rien à nous vendre. On parle BD, et il m’annonce qu’il y a une idée qui traîne, avec des sortes de cartes blanches autour de l’univers de Thorgal. Mais, là c’est vraiment une idée, ils ne savent pas quelle « gueule » cela peut avoir. Ils ont juste l’idée, car d’autres personnages de BD ont ça, les auteurs, les éditeurs et les lecteurs ont l’air d’aimer.
LABD : Et donc, l’aventure vous tente…
RR : Ben, je réponds à l’éditeur que je suis intéressé s’ils en font un. Chez Le Lombard, Thorgal, c’est vraiment le personnage phare que j’ai aimé. C’est ma came ! L’idée a germé de leur côté et du mien. Tout est ensuite venu naturellement.
Les amis de la BD : C’est directement Thorgal qui était concerné, pas un autre personnage ?
RR : Il y avait aussi cette idée de faire comme la série XIII et de s’intéresser à un seul personnage, mais moi je voulais dessiner Thorgal, rien d’autre. Donc ça s’est défini par mes propres envies.
LABD: L’un et l’autre, Robin pour le Thorgal Saga, et Fred avec notamment Kriss de Valnor, qu’est-ce ce qui différencie votre projet par rapport à la série « classique » de Thorgal ?
FV : En termes de scénario, c’est plutôt une question pour Yann. Mais en gros, nous avons 46 planches. On articule l’histoire énormément autour de l’ellipse, cet « art invisible ». L’essentiel d’un récit repose sur les ellipses pour la narration. Le dessinateur ou le scénariste doit maîtriser cet espace « inter-iconique ». Le « 46 planches » est un exercice très particulier que Van Hamme faisait extrêmement bien. Il laissait plein de pistons ou de personnages en suspens. Ce sont des portes ouvertes pour qu’un scénariste puisse ensuite développer d’autres histoires.
LABD : Mais, est-ce la même approche de travailler sur un Kriss de Valnor que sur un Thorgal ?
FV : La série Kriss de Valnor avait pour vocation d’être un petit peu plus adulte par les thématiques abordées, sa jeunesse. Si on se rappelle de l’album Les archers, au début il y a une scène où elle est capturée par des malfrats. On comprend plus ou moins qu’il lui est arrivée quelque chose, mais ce n’est pas vraiment détaillé.
LABD : Elle est abusée…
FV : Oui, voilà. Plus jeune, je n’avais pas compris ce qui était arrivé et c’est toute cette histoire qui est racontée dans Kriss de Valnor. Donc, les thématiques de cette série sont nettement plus adultes. C’est une véritable différence. En outre, Xavier Dorison et Mathieu Mariolle ont une narration un peu moins classique que celle de Yann. Celle de Xavier est davantage cinématographique, il n’hésite pas à éliminer des personnages. Dans Thorgal, on conserve les personnages, c’est une longue saga familiale.
LABD : Vous Robin, vous n’avez pas hésité à supprimer un personnage…
RR : Alors oui… Je suis peut-être plus « Dorizonien » que « Van Hammien ». C’est vrai que j’avais cette liberté-là. Je pense que lorsque Yann écrit sur la série principale, il a besoin de faire davantage attention « à l’appartement ». Moi, je n’étais là que pour une journée, je peux y mettre le foutoir en me disant « bon ben ils se débrouilleront après moi ».
LABD : Ils ont plus de responsabilité…
RR : Oui, bien sûr. J’ai donc osé des choses, mais aussi parce que la série le permettait. J’ai pu faire un pas de côté dans la temporalité en projetant mon histoire 40 ans plus tard. Je peux donc mettre le bazar et eux, mettrons 40 ans pour le rattraper. J’ai trouvé une analogie musicale. Ce que fait Fred sur du « 46 planches », c’est la mélodie. Moi, quand je travaille sur 100 planches, j’utilise la même mélodie, mais j’y ajoute de nombreux arrangements qui donnent encore plus de couleur à l’univers. J’ai de la place pour cela. Je travaille avec un orchestre qui permet des notes et des humeurs différentes.
LABD : Est-ce que ça permet d’apporter encore un peu plus de nuances aux personnages ?
RR : Pas forcément. Ça permet de s’enrichir de notes, ce que la mélodie, pure et dure, ne permet pas. Fred est arrivé par la mélodie, l’histoire uniquement. Moi, j’ai de la place pour les arrangements. Il était possible de raconter Adieu Aaricia en 46 planches. Toutefois, grâce à Thorgal Saga, je peux ajouter ces arrangements, ce que Fred ne peut pas se permettre… Mais, à la fin, si la mélodie est mauvaise, l’histoire est mauvaise.
FV : Pour faire une autre analogie, tu rajoutes un peu de gras… et le gras c’est la vie !
RR : Ces arrangements, ce sont les silences, les actions, l’action c’est très cher en BD, on ne peut pas se permettre d’avoir 10 pages de scènes d’action dans un format de 46 planches.
LABD : Les scènes de combats doivent être plus courtes…
FV : Un combat, c’est indispensable, mais il doit être court. En deux cases.
RR : Oui, dans Les archers, il y a une scène de bataille. Il y a un avant et un après. Deux cases, cette bataille n’existe même pas.
LABD : C’est au lecteur de l’imaginer, finalement…
FV : Exactement, comme Tyrion dans la première bataille de Games of Thrones. C’était une belle bataille. Mais hop, rapidement menée, la bataille est finie…
RR : Alors eux, c’est pour des problèmes de budget…
LABD : Ah mais on a dit qu’en BD aussi, ça coûte cher les scènes d’action. Comment appréhende-t-on le dessin d’un Thorgal, est-ce qu’on se compare à Rosiński?
FV : Moi, j’ai d’abord commencé par la série Kriss de Valnor. Donc, plusieurs dessinateurs sont passés avant moi. Quand j’ai attaqué le dessin de cet univers, je ne me suis pas trop posé la question du style. J’ai travaillé avec mes propres outils et ma manière de dessiner. En revanche, lorsqu’on m’a appelé sur la série principale, c’était différent. Mais, j’ai eu la chance d’être adoubé par Grzegorz. Quand je lui ai demandé pourquoi il a voulu que je vienne travailler sur cette série, il m’a répondu que « C’est parce que tu n’as pas de style… ». Je suis resté un peu interloqué…
LABD : Ce qui voulait dire ?
FV : Il a tout de suite désamorcé la situation qui pouvait paraître, de prime abord, un petit peu gênante. Il m’a dit « C’est comme moi, je suis issu des beaux-arts, je ne suis pas prisonnier d’un style. Je dessine comme je sens les choses. » Ce qu’il voulait dire, c’est que souvent on demande à des dessinateurs de BD d’entrer dans des cases du type école de Marcinelle ou ligne claire, etc. Lui débarquait avec son propre style, très novateur, libre de toute contrainte. Au cours de ses albums, on constate que son style a évolué, il est passé du pinceau à l’encre de Chine. Pour finir, ce qu’il voulait dire, c’est que sans avoir de style… ben j’avais son style.
LABD : Et de votre côté, Robin ?
RR : Alors, je n’ai pas eu cette conversation avec Grzegorz. Mais, j’ai toujours mal vécu le fait de ne pas avoir de style. Je le vivais comme un handicap. J’ai essayé d’en avoir un, mais avoir un style, c’est plier le monde à sa volonté, c’est-à-dire de trouver des raccourcis graphiques qui permettent à chaque chose d’être comprise, compréhensible, communiquée et formalisée sous un signe particulier. Et en fait, ça, c’est un code graphique.
LABD : Avez-vous quelques exemples ?
RR : Il y a le code graphique de la bouteille, de la plante… Franquin comme Hergé vont trouver un petit code pour chaque chose. Et, c’est vrai que Rosiński ne fait qu’observer, il fait du dessin d’observation et n’essaie pas de trouver un code graphique qui soit adéquat ou intelligent. Il dessine ce qu’il voit, c’est un dessin de beaux-arts. Il a un modèle devant lui, il dessine. À la différence près, c’est qu’en fait, il n’a jamais de modèle devant lui.
LABD : Il dessine avec son imagination…
RR : Oui, c’est un dessin très humble, il ne plie jamais le réel à sa volonté. Il observe le réel, il le dessine. Moi, je n’ai jamais pensé comme ça. Lui, le faisait de manière consciente alors que moi, je cherchais un style que je n’ai jamais trouvé. Quand j’ai fait mon Thorgal, tout un coup, je me suis trouvé une force que je pensais être une faiblesse : Ne pas avoir de style. Ensuite, j’ai voulu coller au « non-style » de Rosiński par politesse pour le lecteur car je me suis dit que je m’adressais à des gens ayant 40 ans de vie avec ce personnage. Il y avait une forme de politesse à être invité à leur table et de leur servir quelque chose qu’ils aiment.
LABD : Finalement, ce n’est même pas copier Rosiński ?
RR : Non, parce qu’on ne peut pas copier Rosiński. Il dessine ce qu’il voit. Il n’y a que lui qui le voit. Mais, cette espèce de liberté, d’absence de code graphique m’allait assez bien. Cela étant, j’ai beaucoup observé les planches de Grzegorz afin de retrouver un peu des équilibres des écritures.
LABD : Maintenant ? Êtes-vous davantage plus à l’aise avec le fait que vous n’ayez pas de style ? Où l’avez-vous trouvé ?
RR : J’ai toujours un problème. Il y a toujours « quelque chose » comme moi qui dit que je ne suis pas un auteur parce que je n’ai pas de style.
LABD : Quand je suis arrivé, vous discutiez de Thorgal ? De quoi discutent entre eux deux auteurs de L’enfant des étoiles ?
FV : Bon, déjà, on discute de beaucoup d’autres sujets que de Thorgal. On discute BD, oui c’est vrai.
RR : On est comme 2 collègues qui peuvent discuter à la fois boulot, boutique et vie privée. On s’entend bien, donc la discussion est fluide.
FV : On a quand même beaucoup d’accointances dans ce qu’on fait par ailleurs. Mais c’est vrai que je suis en train de préparer un Thorgal Saga. C’est précieux d’avoir l’avis de Robin qui en a déjà fait un.
RR : On partage une expérience. Alors Fred, lui, tient la boutique, moi j’ai été invité. On partage une expérience qui est un quotidien pour Fred et qui a été importante pour moi. Ça représente deux ans de boulot, c’est pas mal et ça crée des liens.
LABD : Fred, qu’est-ce que cela change comme approche de travailler sur un Thorgal Saga ?
FV : Déjà il y a le format, puis je suis le seul. Donc, je suis le seul responsable de ce que vont en penser les lecteurs. C’est un petit défi d’écriture. J’ai une petite situation de départ que j’ai trouvée originale. Comme je connais tellement bien les personnages, je les laisse évoluer et je regarde où ils vont. Il y a un petit côté expérimental dans le scénario. Toutefois, ça reste une architecture classique, en 3 actes. C’est assez intéressant de passer de l’autre côté, du côté de la scénarisation d’un projet.
LABD : Est-ce qu’il existe un « guideline » pour travailler les univers de Thorgal ?
RR : On le connaît tellement intimement, cet univers. On l’a lu et relu à des âges où on absorbait tout. C’est-à-dire que quand tu découvres quelque chose entre 5 et 15 ans et que ça t’a plu, tu auras une intimité avec ce sujet qu’aucun truc académique ou universitaire ne te permettra d’avoir une fois adulte. Au fond, les informations, tu les oublies assez vite. En revanche, le cœur du réacteur, ce qui fait l’âme de l’histoire, tu en as une connaissance intime. J’ai arrêté de lire Thorgal pendant 10 ans… Mais tout est revenu très vite. Les personnages sont tellement bien écrits, ils ont tous une présence humaine. C’est facile de jouer avec ça.
LABD : Si on vous demandait de développer une histoire autour d’un des personnages de Thorgal, lequel choisiriez-vous ?
RR : C’est difficile à dire parce que je les trouve tous intéressants. Thorgal est intéressant, Kriss de Valnor est passionnante, Aaricia est chouette.
LABD : Les lecteurs s’attendent peut-être à Jolan ?
RR : Les enfants que je connais moins. Parce que je me suis arrêté de lire quand ils étaient petits. En fait, je ne les connais que comme enfants de Thorgal. Or, ils étaient essentiellement occupés à se faire enlever ou à créer des tensions dans le couple ? Donc je trouve que ce sont des personnages, à ce moment-là, qui n’étaient pas tellement travaillés en tant que personnage. Il y a Gandalf que j’ai remis dans mon travail, même s’il n’a qu’un petit rôle, il m’avait marqué.
LABD : Justement Fred, vous évoquez passablement Gandalf dans votre dernier album…
FV : Oui, on révèle enfin des pans cachés de la vie de Gandalf. On a fait un petit pas de côté et on raconte ses origines, notamment la manière dont il est mort.
LABD : Est-ce que l’inspiration d’un album de Thorgal pourrait trouver sa source dans l’album écrit par Robin ?
FV : L’inspiration vient toujours de tout ce qu’on lit.
RR : Dans la vie d’un scénariste, tu t’inspires de trucs chouettes ou pas chouettes que tu vis. Tout est source d’inspiration pour influencer ton travail. Peut-être que des éléments de mon bouquin inspireront Yann, de manière anecdotique, ou non. Peut-être aura-t-il envie de développer quelque chose en action ou en réaction à mon album.
LABD : Les deux univers peuvent donc se nourrir mutuellement ?
RR : La note un peu mélancolique que j’ai pu mettre, peut-être que cela peut l’influencer.
FV : Ça se passe suffisamment loin dans le futur pour qu’on ait le temps d’y penser. Bon, je ne sais pas comment il se projette, mais c’est vrai qu’à un moment faudra songer à préparer tout ça.
LABD : Dans l’album, une remarque de Thorgal m’a étonnée. Il évoque le rapport à la nature de Boréale, la compagne de Jolan. Il dit qu’elle s’est coupée de son environnement, est-ce nouveau de coller ainsi à l’air du temps ?
FV : Boréale est un personnage qui est amené à devenir important. C’est une atlante, très éloignée de la civilisation viking, elle vient d’un peuple beaucoup plus avancé. Elle les trouve arriérés et archaïques. C’est un personnage qui n’est pas à sa place, elle est en décalage. C’est la problématique de cet album.
RR : De toute façon, un récit se nourrit toujours de l’air du temps, lorsque Van Hamme écrit Thorgal, il y a Star Wars qui est dans les tuyaux. Quand il écrit XIII, il y a des bouquins d’espionnage.
FV : Dans tous les tomes de Yann, il y a un petit passage où il y a une petite pique sur l’actualité contemporaine. Dans la Selkie, on y évoque le massacre des cétacés en Finlande, au niveau des Îles Féroé. Yann articule ses récits par rapport à ses lectures du moment. Il se nourrit de ce qu’il lit. À un moment, il trouve quelque chose d’intéressant et il développe son récit.
LABD : Quel est le retour des lecteurs pour vos albums respectifs ?
RR : Moi, j’ai été ravi parce que je cherchais, et c’était assumé, à ce que le vieux fan de 40 ans de vie de Thorgal soit content et je crois qu’ils l’ont été. Moi, j’éprouvais du plaisir, eux aussi, donc la mission était réussie. L’album a trouvé son public commercialement, c’était parfait.
FV : De notre côté, nous avons été extrêmement heureux de revenir au village. Apparemment de nombreux lecteurs ont trouvé ça chouette également. On nous disait « Ah c’est cool, la famille est enfin ensemble ». Alors, ça ne se passe pas sans mal, mais la famille est enfin réunie… ou presque.
LABD : Un grand merci à tous les deux pour le moment accordé.
FV/RR : Merci également.
Propos recueillis par Bruce Rennes