Revoir Comanche

Plus de vingt ans après son quinzième tome*, la série Comanche, créée pas Greg et Hermann au début des années 1970, fait de nouveau parler d’elle, non pas pour une seizième aventure, mais pour un one shot situant son action des décennies après la fin de la saga originelle. Exit les grands espaces lumineux, les fusillades épiques et les grandes chevauchées, place à un road trip nostalgique dans un noir et blanc des plus élégants sous la plume et le pinceau de Romain Renard.

Après avoir quitté le ranch de Comanche, Red Dust s’est isolé en Californie, fuyant son passé, les autorités mais aussi lui-même. Lorsque la documentaliste Vivienne Bosch le retrouve et tente de lui faire avouer qu’il est bien la fameuse ancienne gloire du Wyoming, il nie et la repousse. Mais quand elle évoque Comanche qui, bizarrement, reste injoignable, le vieil homme commence à douter, au point de se convaincre de se rendre au ranch. À cheval, le voyage sera long et dangereux, alors Red Dust se résigne à monter à bord de la voiture de Vivienne pour entamer un cheminement non seulement géographique, mais aussi intime et mélancolique.

« L’ancien temps, ce genre de glorioles à la con »

La première chose qui frappe l’esprit, dès l’ouverture de Revoir Comanche, c’est le parti pris radical de Romain Renard. Graphiquement, tout d’abord, puisque l’auteur mêle habilement des paysages à la précision quasi photographique avec des personnages beaucoup plus stylisés qui se détachent ainsi parfaitement du décor. Ce style graphique si particulier, qu’on retrouvait, en couleurs, dans son superbe Melville, accentue la mélancolie du récit. On retrouve un Red Dust bien loin de son glorieux passé, bedonnant, bouffi, presque chauve et le regard d’une tristesse insondable, reclus dans une bourgade californienne.

Mais aussi hanté par son passé, comme en témoigne le fantôme qui lui apparaît régulièrement. Ce spectre, au visage décharné avec des yeux en forme de billes d’une lumière intense, alors que ceux de Red sont totalement éteints, c’est celui de Russ Dobbs, le psychopathe abattu par Dust dans le tome 4 de Comanche, dans une scène qui aura marqué l’histoire de la bande dessinée par sa violence jusqu’alors inédite**.

« The world is beautiful, held within its stars »

S’il n’y a plus de lumière dans les yeux de l’ancienne gloire du Wyoming, c’est que celui-ci n’est plus que l’ombre vieillissante de lui-même. Vieillissante et presque sans défense comme le montre la rixe qui l’oppose à quelques jeunes paumés d’un bar miteux, des « gamins » qui le mettront à terre physiquement, et plus bas que terre moralement. « Ils m’ont eu par surprise » se défend-il, sans trop y croire. Le seul moment où Red Dust semble retrouver de la « vie », c’est lors d’une scène magnifique, la projection du film The Big Trail (la Piste des géants) de Raoul Walsh.

Ses yeux s’illuminent alors, reflets humides de l’écran de cinéma tout comme ils brilleront tels ceux d’un enfant, accompagnés d’un tendre sourire, quand il pensera à sa Comanche : « Tout va très bien » avouera-t-il à Vivienne. Ces moments de petits bonheurs, Red les doit à la jeune documentaliste, symbole du temps présent en femme indépendante mais aussi du monde de demain, représenté par l’enfant qu’elle porte dans son ventre. Passé, présent et futur font alors route ensemble.

« Ce monde est foutu, tu le sais, hein ? »

Cette rencontre entre deux générations, presque trois, montre un monde en éternel recommencement. Les articles de journaux faisant état de catastrophes naturelles semblent résolument actuels et la nostalgie de Red Dust n’est pas sans rappeler celle de nos propres anciens. Le choix d’un noir et blanc très sobre et réaliste prend alors tout son sens. Romain Renard propose quelques cases des plus impressionnantes, notamment celles de la tempête de sable, totalement immersives, mélange élégant d’ambiance contemplative et de violence des éléments, dans un moment charnière dans le récit.

Une scène qui s’ouvre, étonnamment, par une pleine page montrant une petite fille, de dos, regardant la tempête naissante au loin depuis sa rue de banlieue. Souvenir d’enfance de Vivienne ? Vision du futur de l’enfant qu’elle porte ? Peu importe, car le danger est là, comme il le sera jusqu’à la fin de l’album, montant crescendo jusqu’à un final explosif et surprenant.

Revoir Comanche : « I never came back? »

En page de garde, un QR code propose une bande sonore Revoir Comanche. Celle-ci se compose de trois morceaux folks superbes signés Roman Renard lui-même, qui prolongent la lecture de l’album en en retrouvant toute la mélancolie. Chaque chapitre du livre est également introduit par des extraits de chansons de Leonard Cohen, Joan Baez, Jim Morrison, Bob Dylan, et Nick Cave & the Bad Seeds.

Une playlist sur les plateformes en ligne permet d’écouter ces morceaux tout en lisant les planches, rendant la lecture encore plus intense et immersive, même si certains morceaux devront être répétés afin d’accompagner leur chapitre complet. L’épilogue de cinq pages se voit rattaché à un morceau de plus de douze minutes, invitant le lecteur à poursuivre l’expérience.

Cette quête d’un vieux monsieur, dans les souvenirs d’un passé glorieux et violent, peut se lire sans connaître la série Comanche, par son universalité et le talent de conteur de Romain Renard. Toutefois, avoir déjà lu, ou du moins abordé, la saga originelle offre une profondeur de lecture très touchante et intense. Servi par des planches sublimes, avec leurs décors immersifs ultra réalistes et des personnages émouvants, le récit rend un superbe hommage à la création de Greg et Hermann, mais aussi à toute une époque, et ses grandes figures.Revoir Comanche est un album mélancolique, contemplatif et, tout simplement, beau, se concluant sur une apothéose à la fois grandiose et poétique qui hantera le lecteur qui écoute la playlist longtemps après avoir fini le livre.

* Red Dust Express par Greg, Rodolphe et Michel Rouge, Dargaud, 2002

** La brutalité gratuite de cette scène, l’exécution sommaire d’un homme suppliant pour sa vie sauve par le « héros » de l’histoire choquera tant que Comanche sera bannie du journal de Tintin pendant six mois.

Une chronique écrite par : Cédric « Sedh » Sicard