Nicolas Anspach : « Je n’ai jamais pensé avoir une maison d’édition à mon nom… »

L’éditeur belge Nicolas Anspach, directeur de la maison d’édition qui porte son nom était au salon du livre, à Genève, fin mars. Les Amis de la BD ont profité de cette occasion pour rencontrer un homme accessible, devenu éditeur presque par hasard, et véritable passionné de BD qui a débuté par le journalisme bénévole.

Photo ©Mathilde Rennes
©Mathilde Rennes

Les Amis de la BD : peux-tu nous résumer le parcours dans le monde de la BD qui t’a mené à créer une maison d’édition ?

Nicolas Anspach : J’ai un long parcours dans le fanzine et le webzine d’information BD. À 18 ans, j’ai participé au Fanzine Auracan, c’était un vrai fanzine papier bimensuel. J’écrivais de courts textes, des indiscrétions ou des scoops. J’ai interviewé des auteurs. Progressivement, je suis devenu secrétaire de rédaction. Ensuite, j’ai rejoint l’équipe d’ActuaBD.com lorsque Patrick Pinchard a décidé de passer la main. Media Participation avait racheté les éditions Dupuis. Il ne pouvait plus s’occuper d’un site d’information sur la BD alors qu’il travaillait pour un groupe qui représentait une part non négligeable du marché de la BD. En 10 ans, j’ai écrit pas moins de 1500 articles de plusieurs feuillets. C’était très formateur.

LABD : une formation sur le tas qui t’a donc mené à l’édition…

N.A. : J’ai été engagé par un éditeur suisse pour faire de l’accompagnement éditorial. Ça s’est plutôt mal passé. Ensuite, pendant 3 ans, je n’ai plus rien fait dans la BD. Puis Baudouin Deville que j’avais accompagné chez cet éditeur suisse est venu me trouver avec un projet autour de l’Atomium. Il m’avait demandé de lui présenter un scénariste. J’ai donc contacté Patrick Weber. Ce dernier est une sorte de Stéphane Bern belge. Il est historien, journaliste, animateur radio et télé. Il avait déjà écrit plusieurs albums.

LABD : Vous montez ensemble le projet Sourire 58 ?

N.A. : Oui. Je ne m’imaginais pas devenir éditeur avec mon nom en couverture. J’ai présenté ce projet à différents éditeurs avec qui je m’entendais bien. Mais on me répondait : « C’est trop belge, ça ne marchera jamais. » Donc in fine, j’ai pris le risque d’un financement via une plateforme participative pour payer une partie des frais de création. Au pire, je me disais qu’on les vendrait à l’Atomium sur 10 ans. Quand le projet a abouti, je suis allé voir des distributeurs et des diffuseurs, j’ai eu la grande chance que Média Diffusion, l’organe de vente de Dargaud-Dupuis-Lombard, accepte de me représenter en Belgique.

LABD : Le succès a été immédiat…

N.A. : Effectivement. Et, on s’est tellement bien amusé qu’on s’est dit qu’on allait en faire un tome 2. Le premier concernait l’exposition universelle de 1958, à Bruxelles. Le 2e, abordait la décolonisation du Congo belge et le rapatriement des colons via les vols Sabena. La série Kathleen, qui comporte 6 albums, est un bestseller en Belgique. Le dernier, Maison du peuple 65, a été imprimé à 15 000 exemplaires, dont le 80 % est bien évidemment vendu en Belgique.

LABD : As-tu pris des risques financiers personnels ?

N.A. : Oui, bien sûr. Si tu veux que les auteurs soient payés, pour réaliser un album, c’est grosso-modo 50 000 euros de frais. Donc, en financement participatif, moi je n’arrive jamais à ce montant-là.

©Editions Anspach
©Editions Anspach

LABD : Quelles sont les caractéristiques de ces albums ?

N.A. : Ces histoires sur la Belgique, il y en a 8. La série Kathleen, puis Spa 1906 et Ostende 1906. Ce sont des albums classiques, ligne claire, qui peuvent être lus par tous les francophones. Aujourd’hui, on est au salon du livre de Genève, j’ai passé 2 jours à sillonner la Suisse pour aller chez les librairies et je constate que nos albums sont en bonne place.

LABD : Peux-tu nous décrire le rôle d’un éditeur ? Comment accompagnes-tu les auteurs ?

N.A. : Eh bien on corrige les planches, on donne son avis sur la direction artistique, on essaie de trouver des idées afin que l’album soit encore plus pertinent historiquement. On essaie de trouver des sources documentaires pour le dossier qui l’accompagne. C’est un rôle de conseiller et de « catalyseur » pour pousser l’efficacité créative le plus loin possible.

LABD : Aujourd’hui, tu as publié environ une trentaine d’albums, y a-t-il une thématique ou un fil rouge qui les relie ? Y a-t-il une patte « Anspach » ?

N.A. : Je ne sais pas. Il y a beaucoup d’albums historiques mais je fais aussi des albums, comme la Main du Diable de Griffo et Rodolphe, qui est plutôt fantastique. J’ai aussi une histoire sur les Vikings et des albums d’humour. Donc, il n’y a pas vraiment de fil conducteur sauf mes envies. Évidemment, il faut que je sente un besoin impérieux de publier l’album en question.

LABD : Comment ça se passe justement ? Ce sont plutôt les auteurs qui viennent à toi ou bien c’est toi qui recherches des auteurs ? Tu viens d’évoquer Griffo, par exemple… peux-tu nous expliquer comment s’est déroulée cette rencontre ?

N.A. : Rodolphe est un vieil ami que je connais depuis 25 ans. On a fait un album qui s’appelle Marie et les esprits. C’est une idée que j’ai eue il y a quelques années. J’avais entendu dire que Marie Curie avait étudié le spiritisme. Elle, avec son mari Pierre Curie, et d’autres prix Nobel, ont fait venir une spirite d’Italie à Paris, dans un endroit neutre. Cette dame a produit des phénomènes étranges qui ont été étudiés par tous ces brillants scientifiques. Je trouvais que c’était le point de départ d’une histoire formidable. Ensuite, Rodolphe est donc arrivé avec cette histoire de la Main du Diable avec Griffo au dessin. J’adore son travail, je ne pouvais que l’éditer !

LABD : Comment arrive-t-on à convaincre Nicolas Anspach de publier son album ?

N.A. : Ben c’est très compliqué parce que par rapport à d’autres éditeurs, je publie très peu d’albums. L’année dernière je publiais 8 livres, cette année j’en serai à 14. Pour l’instant, j’ai atteint un peu la taille maximale de ce que je peux publier. Notamment, parce que je tiens à les accompagner tant artistiquement, qu’éditorialement ou commercialement. Aujourd’hui, j’accompagne beaucoup trop de projets donc, sauf s’il y a vraiment le très gros coup de cœur, je limite très fortement.

LABD : Le processus pour créer un album, entre le moment où il y a l’idée qui germe et le moment où on le trouve dans les librairies, c’est combien de temps ?

N.A. : Ça peut aller entre 1 et 3 ou 4 ans. Avec Sourire 58, je pense qu’on a mis trois ans à la faire. Baudouin Deville s’est cherché du point de vue du style plusieurs fois. Il a recommencé les 8 premières planches au moins 4 fois. Je dis toujours qu’un album réussi doit prendre du temps. Comme je suis catalogué éditeur d’albums historique on vient me trouver en me disant : « L’année prochaine, c’est l’anniversaire de ceci. Faut absolument qu’on fasse un album là-dessus. » C’est ce genre de choses que je déteste parce que je ne veux justement pas faire un produit…. Et je veux prendre du temps pour réaliser l’album.

LABD : La démarche est artistique avant tout…

N.A. : Ce n’est pas à moi de dire que ce sont des œuvres, mais oui, il faut une certaine démarche artistique et surtout une envie d’explorer le sujet, pas seulement vouloir faire un coup commercial.

LABD : Finalement, tu es un jeune éditeur. Comment arrive-t-on à se rendre audible sur un marché de la BD qui compte des milliers de publications chaque année ?

N.A. : J’ai la chance d’abord d’avoir un bon carnet d’adresses. On m’aurait rencontré il y a 15 ans en m’expliquant que je possèderais une maison d’édition avec 30 titres comportant mon nom sur leur couverture, je ne l’aurais pas cru. Je n’ai jamais fait toute cette activité de journaliste bénévole d’une manière intéressée. Mais c’est vrai qu’une fois que je suis devenu éditeur, je me suis passionné pour ce travail. Maintenant je me prends au jeu. Comment fait-on pour exister ? C’est simple, je regarde ceux qui réussissent et j’adapte « leur sauce » à ma manière. Je regarde comment ils communiquent et j’adapte leur stratégie afin d’avoir une communication différente, mais efficace.

LABD : Ici au salon du livre de Genève, quel était ton programme ?

N.A. : C’est l’association des éditeurs belges qui m’a proposé de prendre un espace sur leur stand avec des panneaux et une présence avec une vingtaine de titres. Le stand « Lisez-vous le Belge », le nom d’une campagne qui est organisée chaque année pour promouvoir la bande dessinée, la littérature ou la poésie belges, enfin, d’une manière générale, le livre. J’ai trouvé que c’était une chouette idée.

LABD : Tu rencontres aussi les commerciaux, je suppose ?

N.A : Venir ici à Genève, c’était une manière d’accentuer les liens avec mon diffuseur Suisse, c’est-à-dire Dargaud Suisse, de rencontrer les commerciaux et de discuter un peu plus avec eux. Puis, j’ai visité les librairies afin de me rendre compte des spécificités du marché suisse. En Belgique, par exemple, quand il y a une nouveauté un peu blockbuster, on va mettre une pile de 40 livres dans la librairie. Ici, en Suisse, il y a rarement une pile de plus de 10 livres. Quand un libraire prend 5 livres, ça garantit l’espace sur la table des nouveautés, donc c’est quelque chose d’assez étonnant…

LABD : Est-ce décevant ?

N.A. : Bon en fait, comme je disais à des commerciaux tout à l’heure, si j’avais vu un rapport de vente avant de venir ici il y a 2 mois, j’aurais râlé. « Comment ça se fait qu’il y ait que 5 Main du diable dans la librairie ?! » Alors que finalement, c’est totalement normal. En revanche, les libraires suisses sont beaucoup plus réactifs pour les réassorts. En tout cas, quelle fierté de voir ses livres dans les rayonnages helvétiques.

LABD : Alors j’ai une question difficile, tu ne vas peut-être pas y répondre… Quel est l’album que tu as préféré éditer parmi les 30 publiés ?

N.A. : Ça, c’est vache ! Bah chaque album pour l’instant. J’aurais peut-être perdu cet esprit quand je serai au 300e ou au 400e livre. Mais pour l’instant, chaque album est un plaisir et une découverte. Quelle joie de le recevoir de l’imprimeur ! Celui que j’ai préféré éditer, c’est le premier bien sûr, parce que là c’était quelque chose de très différent.

Nouveautés ©Editions Anspach
Quelques nouveautés ©Editions Anspach

LABD : Et un autre ?

N.A. : Peut-être L’exilé d’Erik Kriek. C’était le premier roman graphique d’envergure que j’ai édité. Pour l’anecdote, un jour j’étais dans une librairie et j’ai vu quelqu’un qui débarque avec un article écrit par Daniel Couvreur, qui est journaliste au quotidien belge Le Soir. Il avait chroniqué L’exilé. Le type achetait le livre et moi j’étais là… Donc c’était une immense fierté.

LABD : Tu es aussi présent sur le groupe des amis de la BD. Est-ce important pour un éditeur de pouvoir communiquer avec un groupe Facebook ?

N.A. : Malheureusement, je manque un peu de temps pour être super efficace dans la communication. Enfin, je communique sur Facebook et je partage des chroniques d’albums ou de projets. J’accompagne 14 albums. Les gens ne se rendent pas compte que derrière, c’est un boulot de dingue. Je crois que, dans les grandes maisons d’édition, un éditeur accompagne plus ou moins 15-16 albums par an, mais moi j’ai tout le reste aussi. C’est moi le chef de fabrication, c’est moi le comptable, c’est moi qui m’occupe du marketing…

LABD : Tu n’as pas d’aide ?

N.A. : Aujourd’hui je suis secondé par un éditeur externe, Philippe Nihoul, qui travaille une partie de son temps pour moi, et par deux attachés de presse de qualité qui ont pignon sur rue. Mais je manque de temps pour interagir avec les lecteurs.

LABD : C’est normal, c’est la vie de chef et de jeune papa en plus ! Dans tout ce que tu vois comme album édité, y en a-t-il où tu t’es dit : « ah ben mince, j’aurais bien aimé y associer mon nom… »

N.A : Pour l’instant, je n’ai pas encore reçu de projet que j’ai refusé. Donc, je n’ai pas ressenti un manque par après. Mais sinon, ce sont davantage des envies de collaboration, ce n’est pas finalement un lien avec une histoire particulière. Au salon du livre de Bruxelles, j’ai discuté avec Romain Renard que j’ai revu. Ici à Genève, ce midi. Il a fait Revoir Comanche. Je lui ai soumis une idée qui rentre totalement dans son univers. C’est quelqu’un avec qui j’aimerais bien travailler.

LABD : Quelles sont les prochaines étapes du développement de ta maison d’édition ? Tu as dit que ta limite était à 14 albums par an… Est-ce que tu imagines la dépasser ?

N.A. : Pour l’instant, on va essayer de maintenir le niveau qualitatif sur ce nombre d’albums-là et surtout de surprendre les gens. Donc là, je travaille sur de très gros projets pour 2025, déjà 2026 et 2027. C’est essentiellement rester avec un niveau qualitatif élevé, soit artistiquement, soit commercialement, ou soit les 2 en même temps. Ça, c’est encore mieux.

LABD : Donc ça veut dire que ce niveau qualitatif, tu le fixes à 14 albums annuels. Encore faut-il avoir des projets suffisants, non ?

N.A. : Des projets, il y en a tout plein. Pour l’instant, c’est compliqué, il faudrait que j’aie un très grand succès sur la France, la Belgique et la Suisse afin d’avoir une aisance financière pour embaucher des collaborateurs ou des collaboratrices et ainsi avoir des projets plus ambitieux.

LABD : De tous tes albums, lequel a eu le plus de succès ?

N.A. : Le premier Sourire 58. On a dépassé les 30 000 ventes. Sinon, mon premier grand succès en France, c’est Oradour. On est à la 3e impression. Puis maintenant la Main du Diable. Je prépare de très gros projets. En mai, il y a Pompéi qui va sortir. Aussi étrange que cela puisse être, il n’y a jamais eu de bande dessinée consacrée à Pompéi. Au dessin, c’est Paolo Grella et au scénario, Rudi Miel et Fabienne Pigière.

LABD : As-tu une idée du nombre de pages que tu as imprimées depuis que tu as commencé ?

N.A. : Alors, non pas du tout ! Là, j’ai ma petite bibliothèque personnelle avec tous les retirages. Donc je sais dire que Sourire 58 a eu 7 impressions et une version luxe métal, que Bruxelles 43 a eu 4 éditions… mais je n’ai jamais pensé à ça, mais ni la tonne de papier…

LABD : Ça prend quelle place dans ta bibliothèque ?

N.A. : Je n’ai jamais mesuré non plus, mais. Voilà, comme je suis aussi amateur de BD, je suis un peu collectionneur donc…. Il y en a beaucoup !  Mais sur le principe, je garde une trace de ce que j’édite.

LABD : Nicolas, merci de nous avoir accordé ce temps avant de reprendre l’avion pour la Belgique.

N.A. : Merci beaucoup pour l’interview.

Propos recueillis par : Bruce Rennes

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