Minuit Passé

En voilà un bel objet que ce Minuit Passé avec son titre doré empli de mystère, sa couverture à la fois gothique et poétique et son jaspage classieux d’une autre époque. Après l’onirique Les Fleurs du Grand Frère, le Jardin, Paris et un détour par l’univers des Légendaires, l’auteure illustratrice Gaëlle Géniller revient au conte lyrique avec un nouveau one shot des plus intrigants.

Dans les années 1920, Guerlain, trentenaire, rénovateur d’œuvres d’art, et son jeune fils Nisse se sont installés depuis peu dans le manoir Drosera. Enfant, Guerlain avait passé quelques temps dans la majestueuse demeure mais n’en garde bizarrement aucun souvenir, alors que ses trois grandes sœurs lui répètent qu’il y était heureux. En proie à des insomnies répétées, le jeune homme semble être témoin de phénomènes étranges. Mettant d’abord la cause de ses visions sur sa fatigue, le comportement de Nisse lui fait bientôt admettre qu’il se passe quelque chose dans la bâtisse. Et ce n’est pas l’apparition de trois corneilles peu farouches qui vont le faire changer d’avis…

Un pour non, deux pour oui…

S’inscrivant dans le même univers que le Jardin, Paris, dont le héros, Rose, est ici mentionné, Minuit Passé revient aux thèmes chers à son auteure, Gaëlle Géniller : la différence et l’acceptation de soi. Dans ce nouvel album, le « soi », c’est Guerlain, jeune homme à première vue des plus stables et sereins mais qui cache, et se cache à lui-même, un certain malaise qui se traduit par ses nombreuses insomnies. C’est donc autour de ce thème intimiste que le fantastique va faire son entrée. Apparitions d’une sombre forme enfantine des portes qui s’ouvrent, et ces insomnies une fois minuit passé, le quotidien de Guerlain et Nisse se voit régulièrement bousculé par ces événements étranges. Face à l’inquiétude du père, le fils est particulièrement serein. Pourtant, Gaëlle Géniller ne ménage pas ses effets horrifiques, des yeux blancs d’un vide absolu de la silhouette fantomatique, comme des trois corbeaux, aux portraits familiaux inquiétants dans une partie du manoir que Guerlain préfère, sans savoir pourquoi, éviter.

Le manoir Drosera, du nom, loin d’être anodin, d’une étonnante plante carnivore, est le parfait théâtre d’un conte horrifique, surtout dans les années 1920, riches en la matière. Avec ses meubles et accessoires luxueux, notamment ses chandeliers, ses recoins sombres, et bien sûr sa galerie de portrait, l’imposante demeure renvoie le lecteur aux grands classiques du genre, comme les films Les Autres, l’Orphelinat ou, bien sûr, le Corbeau d’Edgar Allan Poe, auquel plusieurs scènes de Minuit Passé font écho. Les habits victoriens des personnages évoquent une atmosphère propice au mystère et c’est toute la mise en scène de l’auteure qui s’amuse avec les codes de ce type de récits : une action lente en plusieurs cases qu’un élément vient peu à peu perturber, des plans larges ou au contraire presque claustrophobiques pour créer ses ambiances, des enluminures dans certains gaufriers afin d’accentuer l’aspect conte…

Ainsi, le récit sème les pistes et clés d’une histoire de fantôme dans la grande tradition du style avec ses personnages isolés dans un lieu clos et ne communiquant vers l’extérieur que par téléphone, la présence des corbeaux et toute leur symbolique funèbre ; pistes qui sont très vite démenties pour un onirisme étonnant et bienvenu qui prend le pas sur l’horrifique.

Trois pour…

En effet, si le terme gothique pouvait sembler correspondre à l’ambiance de Minuit Passé, ce serait ignorer l’incroyable travail de colorisation de Gaëlle Géniller, notamment dans les décors. Certains coins du manoir sont bien menaçants, avec leurs tons rouges et bleu nuit, mais l’ensemble est lumineux et très coloré, avec une grande présence de jaunes et de verts clairs. L’importance des fleurs est, en cela, primordial pour saisir toute la beauté du récit de Gaëlle Géniller, amenant des touches de bleu, de rouge, ou d’orange à sa palette. Certes son histoire s’ancre dans le genre horrifique mais l’auteure ressert rapidement ses enjeux autour du duo père-fils et de la quête de compréhension de soi du premier.

L’aspect de Guerlain, très Tim-Burtonien avec sa silhouette longiligne et ses cheveux sombres ébouriffés, tranche avec celui de Nisse, qu’on pourrait croire sorti d’un film de Hayao Miyazaki. Tous deux forment un duo aussi contrasté qu’attachant et leur relation montre une tendresse et une complicité permanentes. Ici encore, Gaëlle Géniller s’amuse avec les codes graphiques pour créer des personnages rayonnants, à l’image également des trois grandes sœurs de Guerlain lors du flash-back, trois jeunes filles modernes et souriantes dans leurs robes luxueuses. L’attitude étrange des corbeaux, malgré leur noir profond, est en complète contradiction avec leur rôle habituel dans les récits gothiques, serviteur de la mort pour faire passer les âmes d’un monde à l’autre.

Et puis, il y a bien sûr le fantôme, à l’apparence presque caricaturale pour un récit du genre, mais qui, lui aussi, verra sa fonction retournée dans un final intelligent et doux.

A l’image de ses deux premiers one shots, Gaëlle Géniller prend un plaisir indéniable à mêler les genres, à triturer leurs codes, à poser des ambiances puissantes. Que ce soit dans son récit ou dans son dessin, l’auteure joue avec les contradictions afin de livrer une histoire intelligente, bouleversante et passionnante, servie par un graphisme sur lequel ces trois adjectifs peuvent totalement se poser. Minuit Passé est une œuvre belle qui baladera son lecteur d’émotion en émotion comme Gaëlle Géniller le fait avec Guerlain.

Une chronique écrite par : Cédric « Sedh » Sicard