Mara : « J’ai investi un genre où il y a encore peu de femmes »
C’est dans le sympathique cadre du festival BD au Château, à Aigle, en Suisse, que les Amis de la BD ont eu le plaisir de rencontrer Mara, l’autrice de la série Spirite. Ce fut l’occasion de retracer le parcours de cette artiste autodidacte qui signe une aventure passionnante, avec comme fil conducteur l’étude des fantômes.

Les Amis de la BD : Bonjour Mara, peux-tu nous parler de ton parcours, j’ai cru comprendre que tu étais autodidacte… Comment es-tu arrivée dans le monde de la BD ?
Mara : Alors, j’ai toujours dessiné depuis que je suis gamine, c’est une véritable passion. En 2001, vers 17-18 ans, j’ai vraiment découvert le monde de la BD, hors Tintin ou Gaston Lagaffe. J’ai lu des autrices et des auteurs qui publiaient des livres dont les histoires se déroulaient dans des univers que j’aimais. J’étais loin d’imaginer que ce genre de BD existait.
LABD : Et tu t’es lancée ?
Mara : Je me suis dit que si ce genre de BD pouvait être publié, je pensais que je pouvais faire pareil. Si eux y arrivaient, pourquoi pas moi. J’ai abandonné mes études universitaires afin de passer tout mon temps à créer des projets de bandes dessinées. J’ai commencé à développer mon univers et mes personnages, ensuite j’allais en festival comme Angoulême ou Saint-Malo pour prendre des conseils auprès de professionnels. Je montrais mon portfolio aux éditeurs, aux autrices et aux auteurs présents.
LABD : Et tu as emmagasiné de nombreux conseils ?
Mara : Grâce à cette démarche, c’est un peu comme si j’effectuais une formation en accéléré. Alors, je récupérais des infos. On m’indiquait mes points forts, mais également les éléments que je devais encore retravailler. J’ai compilé ces commentaires et j’ai bossé et rebossé mes pages. Je reprenais contact avec les mêmes personnes et ainsi de suite… Au bout de 2 ou 3 ans, des éditeurs étaient assez chauds pour me publier.

LABD : C’était donc pour ton projet Clues ?
Mara : Oui, avec Akileos. Je les ai rencontrés en 2005 pendant un de ces festivals où je montrais mon portfolio. Ils ont tout de suite flashé dessus. Je suis restée en contact et j’ai fini par signer le contrat en 2007.
LABD : Quelles sont tes influences en dessin ?
Mara : La principale, et je pense que cela se voit assez rapidement, ce sont les dessins animés de Disney. Quand j’étais plus jeune, je recevais les bouquins comme Pocahontas ou Notre Dame, et je les redessinais tout le temps. Je n’arrêtais jamais. C’est ma base. Ensuite, vers 2001, il y a eu des BD comme Sky Doll de Barbucci-Canepa ou encore Black Sad de Guarnido qui m’ont également influencées. Les auteurs ont travaillé chez Disney. Ils ont ce côté très cinématographique ou animé dans leurs dessins.
LABD : Évoquons ta série Spirite, dont le 3e tome vient de sortir… peux-tu nous en expliquer la genèse ?
Mara : Au tout début, je savais déjà que je voulais réaliser quelque chose autour des fantômes et les mélanger à un côté zoologie et naturaliste. Du genre, on étudie les fantômes de la même manière qu’on étudie les animaux. Je voulais une approche scientifique, un peu fantasmée, style steampunk. C’était une époque où j’étais passionnée par l’astrophysique et la physique quantique. Je trouvais ça marrant de faire un truc très pop-culture en mélangeant tout ça.

LABD : Comme tu le mentionnes, ce ne sont pas des chasseurs de fantômes, mais des scientifiques…
Mara : Oui, je voulais qu’on puisse répondre à tout un tas de questions : qu’on se demande de quoi ils sont faits ? Pourquoi certains fantômes restent et d’autres pas ? Pourquoi ils restent à tel ou tel endroit ? Quel est le but d’un fantôme ? etc.
LABD : Tu es partie de théories réelles, comme celle du professeur Ducan et du poids de l’âme qu’il évaluait à 21 grammes…
Mara : Oui tout à fait. C’est une personnalité qui a réellement existé, qui a soi-disant étudié et défini le poids de l’âme. Il disait que lorsqu’on meurt, on perd 21 grammes, il en a déduit que c’était ça le poids d’une âme. C’est une théorie qui a été démontée, bien évidemment, mais je trouvais ça vachement intéressant. Comment ce type-là est-il arrivé à ce genre de conclusion que je trouvais assez peu éthique finalement. J’ai eu envie d’amener ça dans ma BD, avec des gens qui doivent mourir afin qu’on puisse les étudier.

LABD : On y trouve des liens assez clairs avec la recherche nucléaire dans la manière d’amener ton histoire, non ? On pourrait y trouver Marie Curie…
Mara : Alors oui, c’est totalement inspiré de ça aussi, oui. Justement, les débuts de la physique quantique, entre 1900 et 1920, c’est le moment où Einstein a expliqué la théorie de la relativité et tout ce que cela implique, puis il y a eu Marie Curie. Et dans ma BD, il y a un métal que j’appelle l’Oranium qui s’inspire très clairement de l’Uranium. J’ai pris plein de lieux communs que les gens connaissent et je les ai manipulés juste ce qu’il faut afin que cela colle avec un univers comportant des fantômes.
LABD : Quand tu as démarré la série qui comportera au total 4 albums, as-tu tout écrit d’un coup ou t’es-tu laissé une marge de manœuvre ?
Mara : Alors je sais où je vais, je sais ce que je veux que les personnages fassent, ce qui leur arrive et comment ils évoluent et surtout comment vont évoluer les relations entre eux. Mais, je me laisse toujours une petite marge de manœuvre pour les albums…
LABD : Par exemple ?
Mara : Typiquement la scène de fin qui se passe sur un phare dans le tome 3… Avant de commencer l’album, je savais exactement le type de scène que je voulais dessiner mais il me manquait le lieu. Le phare est arrivé beaucoup plus tard à l’occasion d’une visite touristique privée.

LABD : Dans Spirite, il y a beaucoup de femmes fortes, je suppose que c’est une volonté. Avec une journaliste et une scientifique qui doivent chacune faire leur preuve dans leur milieu respectif. Tu voulais les visibiliser ?
Mara : Oui, exactement, mais ça marche aussi dans la BD en général. Le polar-fantastique est un genre de BD qui compte relativement peu de femmes. Il y a de plus en plus de femmes dans la BD, mais pas forcément dans ce type d’histoire-là. Jusque-là, on avait surtout des personnages virils et des femmes à moitié nues. J’ai eu envie d’apporter beaucoup de personnages féminins, avec de la diversité tant au niveau de leur physique que de leur personnalité. J’adore dessiner les femmes sous toutes leurs formes, qu’elles soient jeunes ou vieilles, noires, blanches… peu importe.

LABD : Tu y inclus de la « diversité » sexuelle avec des femmes lesbiennes…
Mara : C’est marrant, car ce n’était pas un truc qui était forcément prévu au départ. C’est typiquement le genre de marge de manœuvre que je me laisse. Quand j’ai écrit le tome 3, Anya devait avoir une relation avec un homme au départ. À chaque fois que je cherchais à dessiner ce personnage masculin, ça ne sortait pas. Je coinçais. Un jour, j’ai dessiné une femme à la place et tout est arrivé tout seul, c’est comme si ce personnage avait travaillé en toile de fond dans ma tête. Les dialogues sont ensuite arrivés tout naturellement.
LABD : Est-ce que ce projet a été facile à vendre à un éditeur ?
Mara : J’ai eu la chance qu’on vienne me chercher. Clues était terminé et je commençais tout juste à poster des recherches de personnages sur Internet. J’ai eu un contact avec quelqu’un qui travaillait chez Drakoo. Il m’a écrit en m’expliquant qu’il avait vu mes derniers dessins et qu’il pensait que ça conviendrait parfaitement à ce nouveau catalogue de chez Bamboo. Je me suis renseignée un peu, je savais qu’il y avait de supers conditions de travail, j’ai donc dit oui ! C’est une grande maison d’édition avec beaucoup d’efficacité.
LABD : On parlait d’influence Disney, est-ce que tu as importé le steampunk chez Disney ?
Mara : Alors en vrai, le steampunk existe déjà chez Disney. Il y avait deux dessins animés qui ont été de grosses influences pour moi. C’était Atlantide, l’empire perdu et La Planète au trésor. Ils jouent justement avec ces univers un petit peu mi-ancien, mi-steampunk. Le premier c’est très « julevernesque », il y a un sous-marin, ça se passe dans les années 1910, juste au moment de la Première Guerre mondiale et pour le second, c’est un peu de la piraterie dans l’espace. Il y a donc déjà un mélange des genres, mais ce sont des Disney qui n’ont pas eu beaucoup de succès. Ils cartonneraient davantage s’ils sortaient maintenant.

LABD : Quelle est ta technique de travail lorsque tu réalises une planche ?
Mara : Une fois que j’ai écrit mon scénario, il se présente sous la forme d’un très long résumé de 4 ou 5 pages, je le découpe en petites scènes et je me mets dans un état particulier, comme si je visionnais un film. Ce film qui se déroule dans ma tête vient très naturellement et je dessine ensuite dans un carnet plein de vignettes. Comme si j’effectuais des captures d’écran de ce film.
LABD : C’est la matière pour construire ton storyboard ?
Mara : Oui, voilà, en fait, c’est ce qui devient le storyboard. Je dessine ces captures d’écran très rapidement, j’ai des trucs très forts qui me viennent en tête… Ensuite, je comble les trous. Je réalise un puzzle de plusieurs images, ce qui va me donner une page, puis une deuxième page, etc. Ensuite, je fais relire ça à l’éditeur, puis je passe aux planches qui sont crayonnées, puis aux couleurs numériques.
LABD : Tu dessines en traditionnel, puis tu colorises en numérique ?
Mara : Pour le premier album, j’ai fait un mélange d’aquarelle et de digital mais je n’ai plus le temps de faire ça malheureusement, donc je « trichouille » un peu en utilisant des brosses un peu aquarelle pour donner ce côté texturé au dessin, que cela ne fasse pas « digital froid ».

LABD : J’ai vu que tu avais des assistants pour réaliser tes couleurs, comment organises-tu la répartition du travail ?
Mara : En fait ce sont des amis très chouettes qui m’ont proposé de me donner un coup de main. Je prends donc une page en entier, je colorise complètement une case. Celle où il y a tout, les personnages, les décors… Ensuite, je leur demande de piocher dans ces couleurs-là qui sont finalement mes gammes pour coloriser l’ensemble de la page.
LABD : Tes premières couleurs leur servent de références donc ?
Mara : C’est toujours moi qui définis les couleurs. Ensuite, ils réalisent les aplats, ce sont des couleurs très basiques sans ombre ni effet. Puis, ils me redonnent les planches sur lesquelles je rajoute toutes les ombres et les effets de lumière. C’est une manière de travailler qui me permet de gagner un temps non négligeable.
LABD : Comment se déroule une journée de travail chez Mara ? As-tu des horaires fixes, par exemple ?
Mara : Depuis que j’ai des enfants, c’est devenu beaucoup moins chaotique qu’avant. Ça m’a permis de bien structurer ma vie et ce n’est pas plus mal, car j’étais quelqu’un qui s’éparpillait beaucoup, avant. Aujourd’hui, les temps que je me réserve à la BD sont tellement précieux car une vie de famille c’est assez prenant. La journée débute vers 08h lorsque les enfants ont quitté la maison. Là, je me garde environ une heure pour me mettre en jambe en faisant des dessins pour moi, des petites illustrations au crayon.

LABD : C’est un peu ton warm-up…
Mara : Oui, c’est ça… ça me permet de prendre la température, de voir si cela sera une bonne journée niveau dessin. Savoir si c’est un jour « avec » ou un jour « sans ». Si on est dans le deuxième cas de figure, je me concentre sur les couleurs. À 10h20, j’ai le café que me sert mon compagnon. Je mange vers 13h30, petite sieste, et je reprends le travail vers 14h pour finir à 17h30-18h, environ. Si j’ai encore de l’énergie et que je suis en période de bouclage, il m’arrive de continuer lorsque les enfants dorment, mais c’est très rare tout de même.
LABD : Le lectorat que tu rencontres en festival est-il féminin ?
Mara : Non, j’ai vraiment de tout. Depuis les enfants jusqu’aux personnes âgées. Je n’ai vraiment pas un public type. Spirite est vraiment une BD universelle que je décris souvent comme une BD pour une personne de 40 ans mais qui a 12 ans dans sa tête. Elle s’adresse aux gens qui ont gardé leur âme d’enfant.
LABD : Est-ce que Spirite est dans la continuité de ton travail avec Clues ?
Alors Clues, c’est du polar, là on est davantage dans du polar réaliste un peu à la Sherlock Holmes avec une pointe de fantastique. Mais je dis aux gens que s’ils ont aimé Clues, il n’y a pas de raison qu’ils n’aiment pas Spirite et inversement.
LABD : Est-ce un public qui t’a suivi, ou as-tu de nouvelles lectrices et de nouveaux lecteurs ?
Mara : Alors, il y a les deux. J’ai beaucoup de fidèles qui me suivent depuis Clues, des gens qui découvrent cette série via l’intégrale qui est sortie il y a quelques mois. Et il y a ceux qui arrivent par Spirite et qui découvrent ce que j’ai fait avant… et c’est très chouette !
LABD : Quelles sont les remarques qui reviennent le plus souvent ?
Mara : On me parle souvent de mes personnages et de mes dessins. Les gens flashent sur le dessin et achètent l’album. Visiblement mon dessin plaît, particulièrement ma manière de dessiner les femmes, puis les relations que je crée entre mes personnages.

LABD : Qu’est-ce qui est le plus difficile : écrire un scénario ou le dessiner ?
Mara : Je dirais le scénario, car il faut y penser tout le temps, s’assurer de la cohérence de l’histoire alors que finalement, le dessin c’est assez mécanique. Une fois que le scénario est là, il y a juste à redessiner ce qui est écrit. Si c’est noté « tel personnage doit faire ça dans telle case ». Bon ben ok, je dois dessiner un bureau, le personnage est dans cette position-là. J’ai qu’à suivre les instructions.
Merci beaucoup, Mara… Il est 13h30, on reste dans le timing pour le repas.
Mara : Merci beaucoup également.
Propos recueillis par : Bruce Rennes
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