Le Secret de Miss Greene
Dans les Etats-Unis de la première moitié du vingtième siècle, quiconque ayant au moins un grand-parent africain était considéré comme noir, même dans les états du Nord où la ségrégation était aussi bien réelle. Rapidement, des personnes métisses ont tenté le « passing », une fausse déclaration niant les ascendances noires, souvent en les remplaçant par des origines européennes latines. Le scénariste Nicolas Antona et la dessinatrice Nina Jacqmin content, dans le Secret de Miss Greene, le destin exceptionnel d’une des plus célèbres personnalités ayant passé à travers les mailles du filet de la ségrégation : Belle Da Costa Greene (1883-1950)

© Le Secret de Miss Greene – Antona & Jacqmin – Le Lombard, 2025
La famille de Belle Marion Greener vit à New York alors que le père, avocat, a abandonné le foyer il y a des années. La ségrégation noire touchant également les États du Nord en ce début de XXe siècle, Belle pousse sa famille à tenter un « passing », en s’inventant des origines portugaises pour justifier leur teint mat et espérer un avenir plus serein. Belle prend le nom de Da Costa Greene et, après des études supérieures, devient bibliothécaire avant de grimper rapidement l’échelle sociale jusqu’à devenir l’une des femmes d’affaires les plus redoutables et redoutées de l’histoire des Etats-Unis. Dans sa mission d’acquérir, pour le compte de son patron, JP Morgan, collectionneur de livres anciens, des ouvrages précieux et rares, Belle impressionne et intimide ses concurrents. Ceux-ci décident même parfois de ne pas assister à une vente juste parce que la dame de confiance de Morgan est présente.

© Le Secret de Miss Greene – Antona & Jacqmin – Le Lombard, 2025
Vivre « livre » ou mourir
Si on ressent très facilement toute l’admiration de Nicolas Antona pour Belle, jamais son scénario ne tente de mettre sa protagoniste sur un piédestal exagéré. L’auteur n’hésite pas, en effet, à montrer les qualités comme les défauts de Belle : battante mais égocentrique, généreuse mais colérique, aimante mais intransigeante, passionnée et ambitieuse… Tantôt attachante ou exaspérante, la jeune femme serait un personnage banal de nos jours, mais replacée dans le contexte ségrégationniste et misogyne des États-Unis de la première moitié du XXe siècle, chacune de ses décisions prend un autre sens. Et même si le fameux secret de ses origines ne semble que rarement avoir une incidence réelle sur sa vie, son obstination à ne pas avoir d’enfants, qui risqueraient de naître noirs de peau, et de ne pas se lier sentimentalement, sera déterminante dans l’importance de sa carrière professionnelle et de sa réussite sociale.

© Le Secret de Miss Greene – Antona & Jacqmin – Le Lombard, 2025
Le secret de Miss Greene, le roman d’une vie
À vie bien remplie, scénario bien riche ! Nicolas Antona enchaîne les événements majeurs de la vie de Belle Greene, multipliant les ellipses sans tomber dans la suite d’anecdotes sans lien, sans ligne directrice autre que la chronologie. Certes, la narration paraît parfois trop rapide, dans l’urgence d’un trop plein à raconter. C’est, par exemple, le cas de certaines sous-intrigues ou de petites graines semées dans le scénario mais qui n’amèneront rien, comme la rancœur apparente de la grande amie de Belle, Ethel Grant, quant à sa vie amoureuse. Les personnages secondaires sont, dans la majorité des cas, très bien travaillés, notamment les figures historiques, donnant beaucoup de substance à cette vie hors du commun.

© Le Secret de Miss Greene – Antona & Jacqmin – Le Lombard, 2025
Belle Belle Belle, comme le jour
Après Agatha Christie et Georges Sand, Nina Jacqmin s’attaque de nouveau à la biographie d’une femme de lettres. Avec son dessin tout en sensibilité et ses couleurs douces, l’artiste nous immerge sans peine aux côtés de Belle dans ses planches magnifiques. Ne recherchant pas la ressemblance physique avec son modèle historique, Nina Jacqmin préfère apporter au récit son propre univers graphique, avec ses personnages expressifs, à la fois simples et parfaitement caractérisés. Les décors sont très riches, parfois même impressionnants de précision, et participent largement à l’immersion du lecteur. Belle a beaucoup de charisme, tout comme la plupart des protagonistes, et ses émotions sont toujours justes et lisibles.

© Le Secret de Miss Greene – Antona & Jacqmin – Le Lombard, 2025
Dix ans après leur premier album commun, La Tristesse de l’Éléphant (éditions Les Enfants Rouges), le duo Nicolas Antona et Nina Jacqmin se retrouve autour de la biographie d’une femme au destin assez unique. Évitant habilement le piège du catalogue d’anecdotes, le récit est tout simplement captivant pour le lecteur qui ne connaît pas l’histoire de cette femme à la fois exceptionnelle et tout à fait ordinaire. Servi par le dessin toujours impeccable de Nina Jacqmin, ce one shot est une grande réussite, largement à la hauteur des promesses faites par sa magnifique couverture. A noter un petit cahier historique en fin d’album pour approfondir certains points survolés par le récit afin de le compléter sans l’alourdir.
Une chronique écrite par : Cédric « Sedh » Sicard
Informations sur l’album :
- Scénario : Nicolas Antona
- Dessin : Nina Jacqmin
- Couleurs : Nina Jacqmin
- Éditeur : Le Lombard
- Date de sortie : Le 24 janvier 2025
- Pagination : 152 pages en couleurs