Interview de Laurent Verron, dessinateur de Mademoiselle J.

À l’occasion du Salon du livre de Genève (6-10.03.2024), Les Amis de la BD ont eu le privilège de réaliser une interview de Laurent Verron. Le dessinateur, passé notamment par Boule et Bill, revient pour nous sur sa série Mlle J. une aventure qui nous embarque “Jusqu’au bout du monde !”

Photo de Laurent Verron
© Chloe Vollmer-Lo

Les Amis de la BD : Bonjour Laurent, merci de nous recevoir. Mlle J, alias Juliette de Sainteloi est d’abord un personnage secondaire…

Laurent Verron : Oui. Avec Yves Sente, tout a commencé par un album « Le Spirou de ». On est arrivé avec notre histoire « Il s’appelait Ptirou ». Notre idée était de raconter le récit de la véritable histoire de Spirou. On y retrouve donc le groom, Ptirou, qui a inspiré le plus célèbre d’entre eux.

Les Amis de la BD : Donc, au départ, ce projet devait simplement être un One-Shot ?

Laurent Verron : Juliette était tout d’abord un personnage secondaire. J’ai commencé les croquis dans cet état d’esprit. Mais, Yves était vraiment enthousiasmé par mes dessins. Au fur et à mesure que les planches s’accumulaient, il me disait que Juliette l’inspirait. À la fin, il ne voulait plus la quitter. Il en était amoureux.

Photo de l'interview de Laurent Verron
Photo de l’interview de Laurent Verron © Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : Il a fallu un peu remodeler le concept, comment avez-vous fait ?

Laurent Verron : Lorsqu’il est devenu évident qu’« Il s’appelait Ptirou » deviendrait une série, il a été nécessaire de revoir un peu ce premier album. Nous devions modifier la version originale de manière à créer une cohérence avec la suite. La couverture a été revue afin d’y intégrer le titre de la série. C’est vrai qu’au début, c’était un peu flou pour les lecteurs. Maintenant que le one-Shot « Il s’appelait Ptirou » n’est plus disponible, c’est plus clair pour tout le monde.

Les Amis de la BD : Le principe de la série est plutôt original et rare. On y retrouve une héroïne qui vieillit. Il se passe une petite décennie entre chaque album. Peux-tu nous raconter cet aspect-là ?

Laurent Verron : Lorsqu’il commence à travailler sur la série, Yves m’explique qu’on va retrouver Juliette tous les dix ans. Ainsi, elle va vieillir et traverser le XXe siècle. Elle nait en 1915, ce qui permet de lui imaginer des aventures jusqu’au début du XXIe siècle. Autre aspect, chaque album fonctionne comme un one-shot. Ils peuvent donc se lire indépendamment les uns des autres.

Photo de l'interview de Laurent Verron
Photo de l’interview de Laurent Verron © Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : Ce principe d’une héroïne qui vieillit, est-ce un challenge pour toi, le dessinateur ?

Laurent Verron : Bien sûr que c’est un défi. Dès que je termine un album, au moment de commencer le suivant, je dois réfléchir à la manière de la vieillir. C’est un travail qui n’est pas évident, puisqu’il y a des périodes, par exemple entre 30 et 40 ans, ou il n’y a pas de différence significative sur le visage d’une femme, par exemple.

Les Amis de la BD : Donc entre deux albums la différence d’âge s’effectue avec subtilité….

Laurent Verron : Je joue sur l’attitude, le type de vêtements qu’elle porte. C’est vrai que les différences sont minimes. Sur ces trois premiers albums, elle reste une jeune femme.

Photo de l'interview de Laurent Verron
Photo de l’interview de Laurent Verron © Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : Comment travailles-tu avec Yves Sente ? Comment se déroulent vos échanges ?

Laurent Verron : Yves a déjà un plan scénaristique. Je savais que ça serait une aventure par décennie. Ensuite, il écrit déjà un synopsis de plusieurs pages avec un prédécoupage de plusieurs séquences. On discute sur ces points-là, ensuite il prépare le scénario complet de l’album. Enfin, je travaille sur le récit. À ce moment-là, je fais un peu comme je veux. Sur Ptirou par exemple, le récit était trop dense, alors j’ai rajouté des pages. Parfois je retouche le dialogue. Ensuite, je lui montre mes crayonnés et enfin les planches. Je considère que tant que l’album n’est pas terminé, on peut le modifier.

Les Amis de la BD : Ce tome 3 récemment publié est rude. Juliette est à nouveau confrontée à un drame personnel…

Laurent Verron : « Jusqu’au bout du monde » est un récit qui débute en 1940 et se termine en 1946.  Mais, ce n’est pas un récit de guerre, on reste dans une pure aventure avec une mise en danger du personnage principal. C’est une BD très intime puisque Juliette part à la recherche de sa meilleure amie, Léa, dans un contexte dramatique : celui des camps de concentration.

Photo de l'interview de Laurent Verron
© Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : Cette intimité dans le récit en fait une héroïne proche des lectrices et des lecteurs, non ?

Laurent Verron : Elle est même très humaine. C’est bien sur ce côté-là que nous voulions travailler. Elle n’est pas sans peur et sans reproche, elle a des failles. Son histoire comporte des décès. Ce sont des aspects dramatiques qui compose les différentes facettes de sa personnalité. Elle est pugnace.

Les Amis de la BD : C’est une femme avec une certaine liberté, également…

Laurent Verron : Dès le début, j’aimais bien l’idée que Juliette fume. Il y a une certaine élégance dans les gestes d’une femme qui fume. Cela validait également son côté de femme libre et émancipée, féministe dans sa manière de pensée, sans le revendiquer. Yves a tout de suite aimé l’idée.

Photo de dédicace de Laurent Verron
© Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : Bien que décédé, Ptirou apparaît régulièrement. C’est une sorte de conscience de Juliette. Quel est son rôle ? Comment représenter un mort ?

Laurent Verron : Je le dessine comme dans l’album initial avec cette différence que le trait noir devient brun, que la mise en couleur change. Mais, c’est une très bonne idée de l’intégrer dans le récit. Son enthousiasme est communicatif. Il a marqué Juliette à vie, et maintenant, il est surtout là pour la rebooster, lui redonner de l’espoir.

Les Amis de la BD : L’autre personnage emblématique de la BD est bien évidemment l’Oncle Paul, bien connu des lectrices et lecteurs du journal de Spirou… C’est lui le narrateur, qui raconte la vie de Juliette et à ses neveux et à ses nièces…

Laurent Verron : Au départ, je n’étais pas plus enthousiaste que cela. Toutefois, Yves était convaincu de son utilité, notamment pour replacer le contexte de l’album. En quelques cases, l’Oncle Paul sert à résumer 10 ans de la vie de Juliette. C’est une ellipse temporelle pratique. Je n’ai pas voulu reprendre le même personnage que le journal, je l’ai donc modifié, avec une coiffure différente et en lui ajoutant un petit bouc. La réflexion sur ce personnage est poussée assez loin. Comme on a déjà une trame pour 8 ou 10 albums, on sait déjà ce qu’il se passera lorsque l’Oncle Paul ne sera plus là pour raconter l’histoire de Juliette.

Photo de dédicace de Laurent Verron
© Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : Dans ce tome 3, il y a des moments très difficiles… Je pense notamment à cette scène Gare du Nord, où les rescapés de camps de concentration débarquent. Juliette y recherche activement son amie…

Laurent Verron : C’est marrant que tu me parles de cette scène. Effectivement, l’arrivée du train est très oppressante. C’est la première fois que cette sensation d’oppression m’arrive. Il y a également le moment ou Juliette débarque à Auschwitz pour tenter d’y retrouver Léa. Certes, on connait tous l’histoire de la guerre, mais lorsque j’ai cherché de la documentation pour dessiner ces planches, je m’attardais parfois sur les légendes. Et certaines d’entre elles m’ont vraiment plombées. Ensuite, on repart dans un récit d’aventure, le ton redevient un peu plus léger.

Les Amis de la BD : La suite est-elle déjà en préparation ? Où retrouverons-nous Juliette ?

Laurent Verron : J’ai effectivement déjà commencé à dessiner les planches du tome 4. Après le froid et la Sibérie, on change totalement de monde. On retrouve Juliette en 1955, en Indochine. L’ambiance y sera plus tropicale. Elle arrive après la défaite des Français lors de la bataille de Diên Biên Phu et juste au moment de la fermeture de la ligne de démarcation… Qu’elle devra franchir.

Dédicace de Mademoiselle J.
© Les Amis de la bande dessinée

Les Amis de la BD : Pour la variété des décors, c’est top !

Laurent Verron : Cela évite la lassitude. On change les vêtements, les coiffures et bien sûr, les décors sont totalement différents. En plus, on arrive à une période ou les voitures des années 50 sont magnifiques, avec de jolies formes, c’est vraiment génial à dessiner.

Les Amis de la BD : Quelle est ta documentation pour travailler ?

Laurent Verron : Internet bien sûr et également les bouquins. Pour la scène de la rafle du Vél’d’Hiv, j’ai redessiné la seule photo qui existe : le moment où les bus arrivent pour emporter ces malheureux. J’ai aussi recherché le plan de la place rouge pour dessiner la séquence où Juliette arrive à Moscou.

Couverture du tome 3 de Mademoiselle J.
© Mademoiselle J. – Yves Sente et Laurent Verron – Dupuis

Les Amis de la BD : Juliette exerce le métier de journaliste. Cet aspect renforce à nouveau son statut d’héroïne qui nous ressemble. Elle recherche même du travail….

Laurent Verron : Oui, avant de se faire un nom comme journaliste, elle doit d’abord convaincre des éditeurs. Pour la petite histoire, Juliette entre au Figaro car on pensait pouvoir être prépublié dans ce journal. En tout cas, on souhaitait montrer une journaliste qui doit se battre pour se vendre. Elle doit travailler pour vivre et pour s’en sortir.

Les Amis de la BD : Au fil du récit, elle devient même grand reporter. Elle travaille un peu à l’image d’un Kessel, ou autres journalistes de cette première moitié du XXe siècle qui se mettaient en scène pour faire vivre de l’intérieur le reportage au lectorat des journaux publiés. Comment cett dimension s’intègre t’elle dans le récit ?

Laurent Verron : Juliette est une reporter de terrain. C’est pour ça qu’il est important de la montrer avec son appareil photo. Ainsi, on rappelle régulièrement son métier à nos lecteurs. C’est le contraire d’un Tintin qui, lui, n’a jamais écrit un article. Juliette, elle, travaille, écrit ses reportages, les documente et surtout à la fin du tome 3, elle publie même un livre dans lequel elle raconte son aventure et sa quête sibérienne. Elle s’ancre définitivement dans la réalité.

Les Amis de la BD : Laurent, je te remercie de nous avoir permis de découvrir les dessous des aventures de Mlle J.

Propos recueillis par Bruce RENNES

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