Interview de José Luis Munuera à l’occasion de la sortie du T1 de Les Cœurs de Ferraille

A l’occasion de la sortie de son album Les Cœurs de Ferraille qu’il réalise avec les BeKa, José Luis Munuera a accordé une interview à notre chroniqueuse Marie Enriquez, des propos à lire en intégralité ici-même.

 

Les Amis de Spirou : José Luis, pouvez-vous vous présenter en quelques mots pour nos lecteurs qui ne vous connaîtraient pas ? Quelques mots sur votre parcours, vos œuvres, vos influences ?

José Luis Munuera : Je suis un auteur de bande dessinée espagnol, j’habite Grenade, mais j’ai toujours travaillé pour des éditeurs franco belges depuis la moitié des années 90. À l’époque, je m’étais rendu à Angoulême avec mon portfolio pour trouver un éditeur. Par chance, j’ai trouvé et j’ai commencé à publier avec Joann Sfar avec qui j’ai fait Merlin chez Dargaud, puis avec Jean David Morvan pour la série Nävis, qui raconte la jeunesse du personnage de la série Sillage, et surtout Spirou et Fantasio, dont on a fait plusieurs albums. Puis j’ai travaillé avec plusieurs scénaristes : Dufaux, Canalès etc. Et j’ai aussi travaillé tout seul sur Les Campbell, une histoire de pirates publiée dans le Journal de Spirou, et sur Zorglub, qui raconte les aventures paternelles de ce méchant plus bête que méchant, qui méritait une série à lui tout seul après ses apparitions récurrentes dans Spirou et Fantasio. Et je viens de sortir Les Cœurs de Ferraille avec Bertrand BéKa, avec qui j’avais déjà travaillé sur les Tuniques Bleues. Cet album était censé être un one-shot, mais c’est en train de devenir une série.

Photo de José Luis Munuera
José Luis Munuera © Chloé Vollmer-Lo

Les Amis de Spirou : Les habitués du Journal de Spirou vous connaissent bien pour avoir participé à une reprise de la série Spirou il y a quelques années, et pour avoir créé une série spin-off consacrée au personnage de Zorglub. Comment passe-t-on de telles séries à un album comme Les Coeurs de Ferraille ? Aussi bien en terme de thématique que de style graphique ?

José Luis Munuera : Je trouverais dommage de passer ma vie à faire un seul job, ce serait triste. J’ai eu la chance de pas avoir un grand succès quand j’ai débuté. Ça m’a évité de m’enfermer dans quelque chose. Je cherche toujours quelque chose de différent, par la thématique ou l’aspect graphique, par le ton, l’atmosphère. En tant qu’auteur ça m’intéresse de profiter de cet avantage de la bande dessinée qui est l’économie de production : on n’a besoin que d’un crayon et on peut tout raconter ! On a aussi la possibilité de se tromper, de jouer, de tester des choses, et je m’offre ce plaisir.

J’ai besoin d’avoir une sorte d’impression abstraite de la bd que je veux faire, un mélange d’influences et de sensations, et c’est comme ça que je commence à travailler. Je définis l’identité visuelle de l’histoire, et ensuite je commence à la découvrir en cours de route en me laissant emporter par le récit.

C’est vrai que malgré les différentes directions graphiques que je prends, on reconnaît toujours ma « patte ». Le style, c’est un peu comme une malédiction, c’est quelque chose auquel on ne peut pas échapper, il faut l’accepter et l’assumer. Le mien est énergique, dynamique : je peux le tempérer, mais ça ressort toujours. Mon dessin ne s’inspire pas de grandes références ou d’un grand maître, je suis toujours à mi-chemin entre différents styles. C’est difficile pour les libraires ou les lecteurs qui ne peuvent pas me cataloguer facilement.

Quand je travaille, je ne pense pas à un public cible, mais je pense à l’histoire, et j’espère qu’il y aura un public qui sera intéressé. Je suis toujours gêné par le terme « littérature jeunesse ». Il y a peut-être des sujets compliqués pour les enfants, mais ils sont capables de rentrer dedans et ça permet de devenir adulte, de développer une curiosité et une culture. Sur Les Coeurs de Ferraille, il y a cette séquence violente à la fin, mais elle était importante : la violence du robot est une métaphore de la violence de la mère d’Iséa.

Couverture du T1 de Les Coeurs de Ferraille par les BeKa et José Luis Munuera
© Les Coeurs de Ferraille – BeKa et José Luis Munuera – Dupuis

Les Amis de Spirou : Les BéKa commencent également à être des habitués du Journal de Spirou : comment en êtes-vous arrivé à collaborer avec eux ? Quelle a été votre part dans le scénario des Coeurs de Ferraille ?

José Luis Munuera : On s’était rencontrés sur des festivals, mais c’est surtout une formation offerte par Dupuis qui nous a rapprochés : il s’agissait, pendant une semaine par mois à Bruxelles, de suivre des cours de scénario, de réfléchir à comment construire des histoires. Bertrand et moi on a sympathisé rapidement, on a partagé nos influences, nos lectures. Dupuis cherchait un scénariste pour Lambil, pour Les Tuniques Bleues. Avec Bertrand, on a commencé à échanger au cours d’un repas, et trois heures plus tard on avait le scénario, puis j’ai fait un story-board, mais qui était très poussé, et comme Lambil était très en retard, Dupuis s’est dit que je pouvais le dessiner.

Les BéKa, c’est Caroline et Bertrand, ils sont très complémentaires alors que la collaboration n’est pas très fréquente chez les scénaristes. J’ai pu m’insérer au milieu de cette relation.

J’avais déjà réalisé une histoire courte pour Tintin Géo, une histoire de robots, dans un univers fin de XIXè siècle, qui posait la question de la conscience artistique des robots. J’ai partagé cette histoire avec les BéKa, et il se trouve qu’ils avaient aussi un scénario avec des robots, et qu’ils me l’ont envoyé : on y trouvait déjà la nounou robotique qui se fait renvoyer, et la fille qui part à sa recherche. Mais c’était dans un univers SF conventionnel très moderne. J’ai apprécié le scénario, mais je le voyais plus dans l’univers de La Petite Maison dans la prairie, je ne sais pas pourquoi. Quand des images tombent comme ça dans ma tête, je ne me pose pas de question, je suis l’idée. J’ai donc choisi cet univers fin XIXè – début XXè. C’est là que ma contribution en tant que scénariste a commencé à prendre forme. L’idée de départ, c’était la quête de la fille à la recherche de sa nounou, mais une fois le décor implanté, des questions sont venues : les robots sont-ils des esclaves ? Le fait que Tilio se fasse passer pour une fille n’était-il pas trop violent ? Et c’est alors que les BéKa ont dit : « En fait, c’est comme Cyrano de Bergerac ! », et du coup j’ai pensé à ajouter Cyrano dans l’histoire, qui explique ce besoin de se cacher derrière une autre identité. Ça nous donnait une clef de lecture du personnage de Tilio, avec l’idée que ce qu’on voit d’une personne n’est pas toujours ce que l’on croit.

 

Les Amis de Spirou : Vous avez l’habitude de travailler avec Sedyas, le coloriste. Lui avez-vous donné des consignes particulières pour cet album ?

José Luis Munuera : Moi je suis gaucher, et il est ma main droite. La couleur est très importante pour apporter au lecteur le ton. C’est comme la musique au cinéma, elle donne un ton, une atmosphère, elle permet au lecteur de se plonger dans l’histoire qu’on va conter. C’est important de travailler avec quelqu’un qui a l’intelligence et la sensibilité nécessaires pour transmettre cette émotion. En fait, le lecteur appréhende une bande dessinée dans le sens inverse où elle est créée, c’est à dire scénario, dessin, couleur : sa première impression, c’est la couleur, puis il regarde le dessin, et ensuite si le dessin lui plaît il fait l’effort de lire l’histoire.

Sedyas comprend très bien mes changements d’univers, de vision, et il fait un gros travail pour adapter ses propres moyens à l’histoire. La question pour Les Coeurs de Ferraille, c’était : comment faire pour donner à cette histoire un ton nostalgique ? Il fallait mettre le lecteur en rapport avec son enfance, ses émotions primaires, comme pour cet amour pré-ado asexuel entre Tilio et Iséa. Comment faire passer ça avec la couleur ? On a étudié les bandes dessinées du début du XXè s aux Etats-Unis (comme Little Nemo). Sedyas a fait quelques tests, et on a conclu que c’était le bon ton. J’ai aussi eu recours à la technique de la trame, propre aux années 30, pour certains fonds, pour donner cette ambiance. Au début on travaille toujours ensemble pour définir la couleur et ensuite il continue tout seul.

Pour moi c’est une histoire qui parle de mon enfance, de la nostalgie de cette enfance, et c’est ce que je voulais donner à lire au lecteur, qu’il en ressorte avec la même impression que quand on regarde Le Roi et l’Oiseau de Paul Grimault, ou Le Château dans le ciel de Miyazaki.

Page du T1 de Les Coeurs de Ferraille par les BeKa et José Luis Munuera
© Les Coeurs de Ferraille – BeKa et José Luis Munuera – Dupuis

Les Amis de Spirou : La pré-publication dans le Journal de Spirou change-t-elle quelque chose dans votre manière de travailler ? Est-ce que vous créez l’album sans vous soucier de la prépublication et ensuite le journal décide d’un découpage arbitraire, ou est-ce que vous pensez en épisodes pour chaque semaine, avec des effets de suspens et de relance ?

José Luis Munuera : Ça dépend : Les Campbell étaient pensés pour la prépublication, avec une écriture en épisodes conçus pour être d’abord publiés dans le journal avant de devenir un album. Mais Les Coeurs de Ferraille, non : on a conçu l’album en entier, et ensuite la rédaction de Spirou a trouvé les bonnes coupures, pour interrompre le récit de la façon la plus convenable pour l’histoire. C’est très bien fait, mais le mérite leur en revient.

 

Les Amis de Spirou : Comment avez-vous défini graphiquement cet univers rétro-futuriste ? Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre éléments du passé et éléments de modernité ? Et quelles ont été vos sources d’inspiration pour les robots ?

José Luis Munuera : Il n’y a pas de mécanique établie, c’est à l’instinct. Les robots, je les ai voulus très simples, essentiels. Ils sont presque des smileys. Je ne me suis pas fixé d’interdit ou un cadre fixe : en général, je pense à quelque chose et je vois si ça colle. Les écrans flottants, on les voit déjà au cinéma depuis plusieurs années, c’est presque un code de la SF. Ça nous permettait d’intégrer Cyrano, de créer le personnage de Tilio qui se cache derrière un avatar… Et puis c’est pratique ces écrans portatifs, on pouvait les emporter avec les personnages pendant leur voyage. Je n’ai pas essayé de donner un cadre technologique concret. C’est comme quand je regarde un film de Miyazaki : je n’essaie pas de comprendre, je me laisse emporter dans l’univers. C’est ce que je veux de mon lecteur : qu’il accepte l’univers. Dans l’album, on l’a défini dès le départ, puisque dès les premières pages on voit l’écran sur lequel Iséa regarde Cyrano : il s’agit de montrer les règles du jeu au lecteur, qui choisira d’adhérer ou pas.

Pour les robots, je n’avais pas vraiment de source d’inspiration, je voulais quelque chose de très, très simple, au contraire de mon dessin habituel où je force les caractères des personnages et où je les montre sur leur visage. Les robots, non : ils sont neutres, indéfinissables, on ne sait pas ce qu’ils pensent. Je voulais quelque chose de très simple où le lecteur puisse travailler : c’est lui qui dessine l’émotion qu’il imagine sur le personnage.

Page du T1 de Les Coeurs de Ferraille par les BeKa et José Luis Munuera
© Les Coeurs de Ferraille – BeKa et José Luis Munuera – Dupuis

Les Amis de Spirou : Au contraire, la mère de Iséa porte sa méchanceté : elle ressemble un peu à la méchante sorcière de Blanche-Neige : c’est volontaire ou une réminiscence inconsciente ? Globalement, les personnages d’adultes n’ont pas le beau rôle dans cette histoire : comment l’expliquez-vous ?

José Luis Munuera : J’ai cherché une beauté typée années 30 dans son visage. Je voulais qu’elle soit très belle, pour que ça s’oppose à son caractère détestable. C’est ça qui rend le personnage intéressant : c’est un monstre à l’intérieur mais pas à l’extérieur.

C’est vrai que nos adultes ne sont pas tous sympathiques. C’est parce que c’est l’histoire d’Iséa, une histoire d’enfant qui se libère de l’influence toxique de sa mère. Il fallait suivre les enfants sans sortir de leur point de vue. C’est un monde où les adultes sont là, ils ont établi leurs règles, et les enfants essaient de le comprendre et de se débarrasser de ce qu’ils n’aiment pas dans ce monde.

 

Les Amis de Spirou : Les scènes enchâssées avec Cyrano tranchent visuellement avec le reste de l’album, avec un trait plus doux, des couleurs plus « diluées » : pouvez-vous nous expliquer quelles techniques vous avez utilisées pour chacune des deux intrigues ?

José Luis Munuera : Le corps central, l’histoire d’Iséa est dessinée avec un encrage classique. Pour le monde de Cyrano, j’ai utilisé une technique au lavis (aquarelle), puis au crayon. Je voulais des techniques différentes afin de bien marquer pour le lecteur les deux instances narratives, les deux univers, diégétique et représentationnel. C’est une technique classique de différencier visuellement les deux univers, la « réalité », et la fiction à l’intérieur de la fiction.

Page du T1 de Les Coeurs de Ferraille
© Les Coeurs de Ferraille – BeKa et José Luis Munuera – Dupuis

Les Amis de Spirou : Malgré le contexte entre passé et futur, l’album aborde des thématiques très actuelles et polémiques : les droits des robots et autres intelligences artificielles, les bébés médicaments… Etait-ce important pour vous d’aborder ces thématiques ?

José Luis Munuera : C’est inévitable : un auteur est le fruit de ce qui l’entoure, il ne peut pas être complètement isolé du monde. Avec Bertrand on a eu une réflexion sur ces sujets, sur la façon dont le lecteur allait les recevoir. Ce sont des sujets très présents et inévitables.

 

Les Amis de Spirou : Pouvez-vous nous parler de vos projets ou futures publications ?

José Luis Munuera : Mon prochain album sortira après l’été, c’est une adaptation du Chant de Noël de Dickens, l’histoire très connue de Scrooge, ce misanthrope qui se fait visiter par des spectres pour l’amener à devenir quelqu’un de bien. Mais dans mon histoire, Scrooge est une femme très forte, une femme d’affaire. L’enjeu est de savoir si cette femme va se laisser faire ou pas, si elle changera vraiment à la fin de l’histoire. Cela sortira chez Dargaud en octobre.

Je travaille aussi sur un one-shot pour Le Lombard avec Kid Toussaint, le scénariste de Magic 7 et autres. On est partis d’un fait réel, une course de marathon aux Jeux Olympiques de 1904, qui a été une histoire pas possible. Ce sera une comédie qui rappellera les films du début du siècle à la Buster Keaton, Charlie Chaplin, ou Max Linder, mais on ne peut pas faire plus drôle que la vraie histoire.

Puis il y aura la suite des Coeurs de Ferraille, on est en train d’écrire le scénario. Ce sera dans le même univers mais avec d’autres personnages : Iséa a déjà vécu sa grande aventure, elle a découvert ce qu’elle devait découvrir. Il faut trouver un autre voyage à faire, avec d’autres découvertes par d’autres personnages. C’est chouette que Dupuis nous laisse faire ça, je pense que c’est grâce à l’influence de séries télés qui ouvrent des espaces narratifs différents.

Propos recueillis par Marie ENRIQUEZ

A lire aussi notre chronique du premier tome des Cœurs de Ferraille

Vous pouvez discuter de l’interview de José Luis Munuera sur notre groupe Facebook des Amis de la bande dessinée.