Interview de Frank Le Gall à l’occasion de la sortie du tome 14 de Théodore Poussin

Passer un moment en compagnie de Frank Le Gall, auteur de Théodore Poussin – un compagnon de voyage de 35 ans du rédacteur de la présente interview – est un privilège inestimable. Au cours du long échange téléphonique qui s’est déroulé dans la bonne humeur, sous le signe du voyage et de la 14e aventure de Théodore Poussin, Robert Louis Stevenson également a pris une place à part.

Photo de Frank Le Gall
Frank Le Gall ©Dupuis

Les Amis de Spirou : Bonjour Frank, comment allez-vous à quelques heures de la parution de Aro Satoe, la 14e aventure de Théodore Poussin ?

Frank Le Gall : C’est quelque chose à laquelle je ne pense pas. C’est vrai que l’album est fini depuis un moment, j’ai réalisé tout ce que j’avais à faire pour cette aventure. En général, la publication n’est pas vraiment un événement pour moi.

Les Amis de Spirou : Il était pourtant attendu avec impatience par vos fans. Pour ceux qui ne le connaissent pas, pouvez-vous nous décrire Théodore Poussin en quelques mots ?

Frank Le Gall : Alors, c’est une série d’aventure destinée à un public ado/adulte qui est née dans le journal de Spirou en 1984. Puis elle a été publiée en album à partir de 1987. Et par bonheur, elle continue toujours.

Les Amis de Spirou : Entre le premier album, Capitaine Steene, et le dernier, Aro Satoe, il y a 36 ans d’écart. Imaginiez-vous une telle aventure au long cours ?

Frank Le Gall : Au départ, c’est difficile à imaginer. Mais en même temps, j’ai toujours pensé que j’étais effectivement parti pour un long voyage. C’est contradictoire, cela me surprend tout de même toujours un peu.

Les Amis de Spirou : Grand voyageur, comment Théodore Poussin a-t-il débarqué dans le Journal de Spirou ?

Frank Le Gall : Très bêtement. J’ai élaboré le projet, écrit le scénario et dessiné 8 pages que j’ai envoyé à Philippe Vandooren, alors rédacteur en chef du journal. Il a accepté la série. Pour moi, il était assez évident que cela serait une série à publier en album.

Les Amis de Spirou : Ce qui n’est pas forcément facile à imaginer à l’époque…

Frank Le Gall : Oui effectivement. Dans le Spirou de ces années-là, un auteur démarrait par des histoires courtes. Puis, lorsque la rédaction estimait qu’il était assez bon, on pouvait passer à un format, alors traditionnel, de 44 pages. C’était un pas supplémentaire vers l’album. Mais on pouvait aussi travailler pour Spirou et ne jamais avoir d’album.

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“Capitaine Steene raconte l’histoire d’un employé de bureau à qui il n’était jamais rien arrivé.”

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Les Amis de Spirou : On vous a donc proposé d’écrire des histoires courtes ?

Frank Le Gall : Oui. Pour la petite histoire, Philippe Vandooren a été pris d’un doute et m’a proposé de débuter par de courtes histoires pour présenter le personnage. Moi, ça me posait un problème car Capitaine Steene raconte l’histoire d’un employé de bureau à qui il n’était jamais rien arrivé. Alors, j’ai pensé que ça serait intéressant de raconter l’enfance de Théodore Poussin. Je suis parti des souvenirs de mon grand-père. À l’époque, ce n’était pas courant de raconter l’enfance d’un personnage.

Les Amis de Spirou : Mais ces histoires n’ont pas été publiées telles quelles.

Frank Le Gall : Philippe les avait acceptées. Puis, il a réfléchi différemment, considérant que le lecteur risquait d’être perdu si on lui présentait d’abord un personnage de 8/10 ans qui aura ensuite 25 ans lors des aventures suivantes. Ces histoires ont pu être reprises pour l’album la Vallée des Roses qui raconte l’enfance de Théodore. Par la suite, Tome est venu me voir afin d’avoir quelques conseils sur la manière de raconter l’enfance d’un héros de Bande Dessinée. Il pensait déjà au Petit Spirou.

Les Amis de Spirou : Entre le début des aventures de Théodore Poussin, en 1927, et sa présence sur l’île d’Aro Satoe en 1934, il ne s’écoule que 7 ans en 14 albums. Notre aventurier à une vie très dense, non ?

Frank Le Gall : Il a surtout l’avantage de vieillir moins vite que moi [Il rigole]. Idéalement, j’aurais bien aimé qu’il s’écoule davantage de temps, peut-être une vingtaine d’années. Mais les histoires de Théodore Poussin s’enchaînent sans qu’il n’y ait de zones d’ombres entre elles. Si un album se termine en mai 1932, l’action du suivant débutera en juin 1932. Entre le 14e et le 15e album sur lequel je travaille, les histoires sont coordonnées au jour près.

Aro Satoe
Aro Satoe ©Dupuis

Les Amis de Spirou : Dans l’album “Novembre toute l’année”, il y une référence discrète au naufrage du paquebot le “Georges Philippar”, en 1932, incident durant lequel le célèbre grand reporter Albert Londres est décédé. N’avez-vous jamais été tenté d’organiser des rencontres entre Théodore Poussin et de grands aventuriers ?

Frank Le Gall : Non pas forcément, même si j’y ai pensé. Hugo Pratt l’a beaucoup fait de son côté. Je préfère faire vivre Théodore Poussin dans un monde où ces gens-là existent sans forcément organiser des rencontres. Pour le Georges Philippar, je n’ai pas fait mention d’Albert Londres afin de ne pas alourdir le texte. Je comptais sur des lecteurs, comme vous, pour faire le lien.

Toutefois, dans Aro Satoe, j’évoque le voyage de Charlie Chaplin au Japon, même si j’ai triché car en vérité le voyage s’est déroulé en 1932 et non pas en 1934. Mais je n’ai pas une vocation d’historien.

Les Amis de Spirou : Cette petite entorse à l’histoire fut l’occasion de mettre en scène une possible relation extra-conjugale entre Charlot et Chouchou dont Théodore Poussin est très amoureux. C’est même la femme de sa vie.

Frank Le Gall : C’est un peu une petite pique envers les journalistes. Ça permettait de parler de Chouchou dans la presse et donc d’informer Théodore de la venue de celle-ci dans la région.

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“Cela m’amusait de laisser Théodore, seul, sur une île qui ne sert plus à rien.”

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Les Amis de Spirou : Justement, dans l’épisode précédent, Le dernier voyage de l’Amok, nous laissions notre héros dans une drôle de posture.

Frank Le Gall : C’est une idée qui a plusieurs années. Je mûris assez lentement mes histoires. Cela m’amusait de laisser Théodore, seul, sur une île qui ne sert plus à rien, il n’y a plus de cocotier, il se sépare de ses hommes, y compris de Martin qui était son plus proche ami et présent depuis le deuxième album de la série. Il n’a même plus de bateau, l’Amok ayant explosé. Il ne reste que la jonque des pirates, mais qu’on ne peut pas diriger tout seul.

Les Amis de Spirou : Il décide tout de même de rejoindre la mystérieuse Aro Satoe…

Frank Le Gall : Il parvient à quitter l’île grâce au bateau du colporteur. Au départ, Aro Satoe est un personnage qui naît assez spontanément. Initialement c’était un homme, puis il m’est venu l’idée d’en faire une femme pirate inspirée d’une femme, en Malaisie, qui a réellement existé : Aro Datoe. C’est en écrivant le scénario que ce personnage à pris de l’ampleur. Elle me plaisait beaucoup. Théodore Poussin éprouve le même sentiment que moi.

Aro Satoe Tome 14 Théodore Poussin
Aro Satoe ©Dupuis

Les Amis de Spirou : Comment travaillez-vous sur ce scénario ?

Frank Le Gall : D’abord, il y a une situation que j’aime beaucoup, celle de l’aventure : trois personnages qui ont une île à traverser. C’est une histoire qui me galvanise. Ils courent après un même objectif, celui d’échapper aux anglais. Théodore a encore un but supplémentaire, celui d’aller à Singapour pour délivrer ses hommes. Je ne cherche pas à créer des intrigues plus complexes que ça. Dans l’écriture, l’intrigue n’est pas ce que je travaille en premier.

Les Amis de Spirou : Et pourtant, ce sont des aventures assez denses…

Frank Le Gall : Parmi certaines critiques négatives sur mes histoires, on me reproche la simplicité. Un jour, il était question de publier La Terrasse des Audiences dans le journal Okapi. Mon éditeur de l’époque Claude Gendrot m’a demandé de résumer Théodore Poussin en une seule page. Au bout de 3 ou 4 pages, je n’étais pas à la moitié de mon récit. Dans mes récits, il n’y a rien d’inutile. Claude a alors tenté d’effectuer ce travail, il a échoué aussi.

Les Amis de Spirou : On sent que rien n’est effectivement laissé au hasard dans les aventures de Théodore Poussin …

Frank Le Gall : Lors de la préparation de l’album Marie Vérité, avec Yann, j’avais envoyé les 8 premières planches à Philippe Vandooren. Il me répond : “Mais quand est-ce que commence l’histoire ?” Moi, je rétorque que l’histoire débute dès la case 1 de la planche 1. Il n’y a rien de gratuit dans mes récits, tout concours à y participer activement.

Théodore Poussin, Aro Satoe
Théodore Poussin, Aro Satoe ©Dupuis

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“En bande dessinée, assez étrangement, Stevenson est mon maître !”

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Les Amis de Spirou : À propos d’histoire, vous vous décrivez comme un “Stevensonien” et il y a d’ailleurs passablement de références à l’Île au trésor dans Aro Satoe

Frank Le Gall : En bande dessinée, assez étrangement, Stevenson est mon maître ! Ceci, alors qu’il n’est pas auteur de BD. J’aime son Essais sur l’art de la fiction. Les différents textes qui le composent tournent autour de l’idée de l’écriture, il en explique ses théories. C’est un ouvrage qui m’a toujours marqué. L’idée de Stevenson, c’est qu’en matière d’écriture il ne faut pas écrire une seule ligne qui ne participe pas au récit. Ainsi, dans mes scénarios, je colle tout le temps à l’histoire, je ne me permets aucune digression.

Les Amis de Spirou : Y compris dans les scènes d’action ?

Frank Le Gall : Oui. Avec Stevenson, il y cette idée que l’action n’est pas forcément une péripétie. Ce qui fait bouger nos bonhommes ne passe pas nécessairement par de longues poursuites ou des coups de poings dans les bagarres. Mes scènes d’action sont courtes. Je préfère me concentrer davantage sur les préparatifs de l’attaque. L’attaque proprement dite n’est pas le passage qui m’intéresse le plus. C’est ça le côté “Stevensonien” de mes histoires. J’aime la manière dont il concevait et fabriquait ces livres.

Les Amis de Spirou : Très personnellement, je suis fan de son Voyage avec un âne dans les Cévennes…

Frank Le Gall : Oh oui ! C’est un de ses meilleurs livres ! D’ailleurs, je surnomme ma chatte Modestine (NDLR : c’est le nom de l’ânesse de Stevenson), elle a son caractère, mais je n’ai pas l’impression que cela l’embête [il rigole]. En tout cas, pour moi, Stevenson, c’est L’AUTEUR.

Les Amis de Spirou : Les deux dernières aventures de Théodore Poussin ont été publiées sous forme de cahier. Pouvez-vous nous expliquer la genèse de ce projet ?

Frank Le Gall : Pour diverses raisons, je n’étais plus prépublié dans Spirou. C’est José-Louis Bocquet qui a fait cette proposition. Comme je suis payé pour les prépublications, il a eu l’idée de réaliser ces cahiers, un peu dans l’esprit de ce qui avait été fait pour Largo Winch ou Franquin. Il m’a donc proposé de publier Le dernier voyage de l’Amok sous forme d’épisodes.

Les Amis de Spirou : Comment s’est déroulé ce travail ?

Frank Le Gall : Philippe Ghielmetti, qui est le maquettiste avec qui je travaillais déjà sur Théodore Poussin depuis la fin de la collection Repérage, et José-Louis sont venus en Bretagne. On a passé des soirées à préparer ces cahiers. On ne voulait pas se contenter de rajouter des croquis, on voulait y ajouter des entretiens.

Les Amis de Spirou : Le résultat, ce sont des objets magnifiques… et de collection !

Frank Le Gall : Je me souviens qu’un soir, José-Louis s’exclame : “Mais ce que nous sommes en train de créer, c’est un fanzine de luxe pour les éditions Dupuis !” Ce qui tombait bien, car nous aimions cet univers. Nous voulions aussi créer des ouvrages qui soient rares et recherchés.

Les cahiers de Théodore Poussin
Les cahiers de Théodore Poussin ©Dupuis

Les Amis de Spirou : Au départ, pour le lecteur que je suis, il y a une petite frustration. On s’attend à découvrir les notes intimes de Théodore Poussin, des écrits de ses voyages…

Frank Le Gall : Ah oui ? Mais c’est difficile de le faire parler davantage. C’est vrai que Théodore a beaucoup de choix à faire, mais ils sont finalement déjà très présents dans la bande dessinée, plus particulièrement dans ce dernier album où il règle enfin ses comptes avec son père. Il lui reste le choix de son parcours final, avec quelle femme… Chouchou ou Aro Satoe ?

Les Amis de Spirou : Vous l’avez dit, Aroe Satoe n’a pas été publié dans le journal de Spirou alors que la précédente aventure, oui. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Frank Le Gall : Le dernier voyage de l’Amok a été publié in extremis dans le journal. Florence Mixhel venait de prendre son poste de rédactrice en chef et je m’entends très bien avec elle. Lorsqu’elle m’a proposé la prépublication, nous étions proches de la parution de l’album. Sa prise de fonction coïncidait avec le numéro-double de Noël (2017). C’était le premier numéro dont elle s’occupait et j’ai eu l’occasion de dessiner la double-page de couverture. Avec son départ, et pour d’autres raisons, Aro Satoe n’a pas fait l’objet d’une prépublication dans le journal.

Les cahiers de Théodore Poussin, Aro Satoe
Les cahiers de Théodore Poussin, Aro Satoe ©Dupuis

Les Amis de Spirou : Angoulême débute. Vous avez déjà été récompensé par le passé pour Théodore Poussin. Qu’est-ce que l’on ressent ?

Frank Le Gall : À l’époque, je n’arrivais pas à y croire, c’était énorme ! J’avais 28 ans, je travaillais sur mon 4e album et le troisième, Marie Vérité, reçoit l’Alph’art du meilleur album francophone au festival d’Angoulême, en 1989. Quand j’étais gosse, Angoulême, c’était le “Saint des saints”.

Les Amis de Spirou : Toutefois, on ne vous y retrouvera pas ?

Frank Le Gall : Par le passé, je me suis rendu à Angoulême uniquement à la demande des éditions Dupuis ou alors à l’invitation des organisateurs pour remettre un prix à Tardi. Lorsque j’ai obtenu le prix du public en 1993 pour Un passager porté disparu, je n’ai pas pu m’y déplacer.

Les Amis de Spirou : Le retour des lecteurs est-il important ?

Frank Le Gall : Bon. Comme je ne me déplace plus en festival, je n’ai plus vraiment de retours. Il m’arrive d’en recevoir parfois via messagerie. Je reçois des remarques très intéressantes de certains lecteurs. Parfois, ils deviennent même des amis. L’un d’entre eux qui avait un doctorat avait écrit un texte sur Théodore Poussin dans le cadre d’un examen. Ce texte était formidable. Il n’y avait qu’un point sur lequel je n’étais pas d’accord avec lui.

Les Amis de Spirou : Ah oui ? lequel ?

Frank Le Gall : Il expliquait que j’étais plutôt d’influence Conrad et non pas de Stevenson. Et, je le redis, je me sens complètement “Stevensonien” dans mes opinions sur le travail et sur les techniques de travail. Je me sens définitivement plus proche de Stevenson que de Conrad.

Propos recueillis par Bruce RENNES

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