Interview de François Walthéry dans le cadre de la sortie de Chanson d’Avril
Un peu de ciel bleu dans la rigueur de l’hiver, au sens propre comme au figuré. Après des jours et des jours de grisaille et de pluie, il fait un beau soleil lorsque nous arrivons dans une petite ville des hauteurs de Liège. Nous avons rendez-vous avec François Walthéry, l’iconique auteur de Natacha, la plus célèbre des hôtesses de l’air. Bien qu’étant une véritable légende de la BD, Walthéry nous reçoit avec gentillesse et simplicité, de quoi éteindre notre stress bien légitime. Et c’est parti pour un excellent moment qui restera dans nos mémoires !

François Walthéry et les deux premiers tomes du cycle de L’Epervier Bleu © Photo Mathieu
Les Amis de la Bande Dessinée : Un grand merci de nous accorder cette interview, François Walthéry. Vous êtes au cœur de l’actualité BD en ce début d’année.
François Walthéry : Effectivement, le prochain épisode de Natacha, Chanson d’Avril, va sortir le 28 mars chez Dupuis. Il a été prépublié dans Spirou à partir du 5 mars. Il s’agit du 3e tome du cycle L’épervier Bleu, après les albums L’épervier Bleu, et Sur les traces de l’épervier bleu, publiés respectivement en 2014 et 2018.
Les ADBD : Chanson d’Avril est le 24e album de la série Natacha, qui est une série mythique de la BD. Que de chemin parcouru pour vous, qui avez commencé votre carrière de dessinateur très jeune, avec Peyo.
FW : En effet ! Mes dessins ont d’abord été présentés à Mitteï, qui, d’ailleurs, habitait dans le même village que moi. C’est grâce à lui que j’ai participé au dessin de ma première BD, parue dans le supplément du journal Chez Nous. J’ai produit 18 pages en remplacement d’un auteur qui était malade. C’était avant d’aller à l’école St-Luc de Liège. Je suis donc devenu professionnel avant d’aller étudier, ce qui est quand même cocasse !
Les ADBD : Vous êtes ensuite allé présenter vos dessins chez Dupuis.
FW : J’ai présenté mes dessins chez Dupuis, à Yvan Delporte, qui était le rédacteur en chef de Spirou. C’est lui qui les a montrés à Peyo, qui cherchait un assistant en remplacement de Francis, le dessinateur de La Ford T. Peyo était intéressé par mon encrage, ce qui m’a ravi. De toute façon, pour travailler avec ce grand auteur, j’aurais fait n’importe quoi, même tracer des cadres ! Il m’a donc proposé de venir travailler chez lui, à Uccle, une des communes de Bruxelles, dès septembre 1963. J’avais 17 ans.
Les ADBD : C’est chez Peyo que vous avez rencontré d’autres dessinateurs, comme Gos.
FW : Gos n’était pas encore là, quand je suis arrivé. C’est un militaire de carrière, qui travaillait pour un journal qui s’appelait Nos Forces. Il était bon dessinateur et est venu un jour sonner chez Peyo, pour y travailler. Une fois que Peyo a fait construire une maison plus grande à Uccle, l’année suivante, il a pu accueillir d’autres dessinateurs qui, en plus d’être devenus de grands amis pour moi, sont devenus des dessinateurs de BD importants : Derib, Benn, De Guiter, et Wasterlain, notamment.
Les ADBD : C’est donc devenu ce qu’on appelle le « Studio Peyo »…
FW : Non, attention ! Nous étions tous des indépendants, et non des salariés. On pourrait plutôt parler de « l’atelier Peyo ». C’était une très belle époque ! Nous travaillions tous ensemble. Les rythmes étaient soutenus, car il faut savoir que travailler chez Peyo, c’est rigoureux. Les Schtroumpfs sont des personnages « au point ». Il faut respecter leur graphisme, ou c’est à refaire. Cependant, la bonne humeur était là, ce qui est une bonne chose. J’ai adopté les habitudes de Peyo, c’est-à-dire travailler plutôt la nuit. Encore aujourd’hui, je garde cette habitude.
Les ADBD : Quelles étaient les tâches qui vous étaient confiées dans cet Atelier Peyo ?
FW : Outre nos productions personnelles, nous étions tous ensemble sur les planches de Peyo. Je me souviens avoir pas mal crayonné certaines histoires des Schtroumpfs, encrés par d’autres, ou inversement. J’ai aussi fait les décors du Cosmoschtroumpf en m’appuyant sur les conseils de Bob de Moor qui avait fait les décors du Tintin On a marché sur la Lune ! Nous étions « multi-fonctions » et alternions les tâches. Les lettrages étaient ce que j’aimais le moins. Je laissais ce boulot à Desorgher, venu plus tard, qui, lui, est un excellent lettreur. Les couleurs étaient surtout réalisées par la femme de Peyo, Nine. C’est d’ailleurs elle qui a choisi la couleur des Schtroumpfs, pour qu’ils ressortent le mieux dans une page. Pour moi, faire les couleurs est un peu difficile, car je suis daltonien !
Les ADBD : Vous avez sans doute beaucoup d’anecdotes sur cette période.
FW : Oui, beaucoup. Notamment avec Derib. C’est chez Peyo qu’il a créé ses héros Yakari et Buddy Longway. Par rapport à ce dernier, je me rappelle avoir conseillé à Derib d’aller voir un film que j’avais bien aimé et qui passait au cinéma à Bruxelles : Jeremiah Johnson. Évidemment, Derib a adoré, et cela l’a bien inspiré pour créer son trappeur. C’est une belle série et il est intéressant de voir que son style à évolué tout au long de la série. Au début, c’est semi-réaliste, et ensuite, le dessin devient réaliste. Dans un registre moins drôle, je me souviens aussi de la nuit où Peyo a fait un infarctus. C’était pendant la réalisation d’un Johan et Pirlouit, Le sortilège de Maltrochu, auquel j’ai d’ailleurs participé, aidé par le grand Franquin. Peyo était un anxieux, il faut le savoir.
Les ADBD : Vous avez eu le privilège d’être crédité dessinateur d’une série très populaire de Peyo : Benoît Brisefer.
FW : Oui, c’est Peyo qui a voulu cela. J’ai dessiné 4 épisodes du tome 3, Les 12 travaux, au 6 Lady d’Olphine. J’ai signé de mon vrai nom, Walthéry, alors qu’auparavant, je signais Pop’s. C’est Peyo qui m’a convaincu de le faire. Il a eu raison, je crois. Il fallait aller vite pour respecter les délais de publication dans Spirou. De fait, on oubliait parfois l’essentiel. Notamment pour le tome 4 Tonton Placide, où nous avions oublié le fameux rhume de Benoît !

François Walthéry montrant les planches d’un épisode de Natacha à notre reporter Mathieu © Photo Mathieu
Les ADBD : C’est à cette période que vous avez commencé votre série phare : Natacha.
FW : Oui, cela s’est fait un peu par hasard. Natacha a été créée lorsque j’étais chez Peyo, vers 1965 ou 1966. Elle a pris son origine dans la série Jacky & Célestin que j’assurais pour Peyo. Si on regarde bien, tous les personnages féminins sont des ébauches de Natacha. Je dessinais des croquis de femmes ressemblant à Natacha lorsque j’avais un peu de temps libre. Je n’avais pas de modèle particulier si ce n’est le genre des femmes de l’époque. Delporte a vu cela et nous a conseillé, à Gos et à moi de faire une série portée par une héroïne, ce qui était très rare à l’époque. On a donc dessiné une hôtesse de l’air, un peu fantaisiste à l’époque, car je n’avais pas beaucoup de documentation sur ce métier. Les premières planches ont été faites et sont d’abord restées dans les tiroirs de la rédaction de Spirou, M. Dupuis préférait en effet que je continue à plein temps sur Benoît Brisefer.
Les ADBD : Comment Natacha a-t-elle été publiée dans Spirou ?
FW : Thierry Martens, qui a succédé à Delporte au poste de rédacteur en chef de Spirou, a vu les planches et a tout de suite décidé qu’il fallait les publier. J’ai donc continué les planches de Natacha, tout en continuant Benoît Brisefer, et c’était un sacré travail ! La série a très rapidement connu le succès, dès son premier tome Natacha, Hôtesse de l’air. Il y a d’ailleurs une belle anecdote sur cet album : les coupeurs de tête y parlent wallon ! Hergé et Jijé mettaient du wallon dans toutes les bouches aussi, dans leurs albums !
Les ADBD : Natacha poursuit ses aventures et est encore d’actualité. Comment êtes-vous arrivé à la faire entrer dans la grande histoire de la BD ?
FW : Il faut effectivement éviter de tourner en rond. Pour ma part, je change de scénariste régulièrement, ce qui me permet d’éviter les redites et de changer de genre. On peut passer de l’aventure pure, au policier en passant par la SF. J’ai ainsi pu travailler avec Tillieux, Gos, Cauvin et même Peyo. Cela me permet de me renouveler.
Les ADBD : Comment choisissez-vous les scénarios ?
FW : J’essaie d’aller vers quelque chose de différent à chaque histoire. On me dit souvent que c’est dangereux, que cela peut dérouter le lecteur, mais je ne pense pas. Moi, cela ne m’amuse pas de refaire ce que j’ai déjà fait. Je travaille selon mes envies, selon ce que j’ai envie de faire. Cela peut être un projet de longue date. Par exemple, adapter les scénarios de Sirius dans le cycle L’épervier Bleu était prévu depuis longtemps, car ces histoires pleines d’aventures me plaisaient énormément. Il y a des ambiances que j’aime beaucoup dans ces albums. Le premier est une ambiance maritime, le second est davantage dans la forêt, et Chanson d’Avril, à paraître, lorgne un peu vers la SF.
Les ADBD : Les scénarios que vous choisissez sont souvent focalisés sur l’aventure pure, et on y voit finalement assez peu d’avions, ce qui est étonnant pour une héroïne hôtesse de l’air.
FW : Oui, c’est vrai. Je n’aime pas particulièrement dessiner les avions, même si, bien sûr, je le fais lorsque l’histoire l’exige. C’est un peu pareil avec les voitures, les dessiner n’est pas une de mes passions. Pourtant, il y en a souvent, même si elles sont un peu caricaturales, comme me le disait Jidéhem, le grand spécialiste. Je me souviens notamment d’une poursuite de bagnoles dans La mémoire de métal, c’était épouvantable, mais il a bien fallu la faire ! On voit pas mal de voitures aussi dans Un trône pour Natacha. Pour l’anecdote, je me suis fait voler les planches de cet album…
Les ADBD : Qui a eu l’idée de faire intervenir la grand-mère de Natacha ? Elle apparaît dans L’hôtesse et Monna Lisa, et sera ensuite souvent reprise?
FW : Elle apparaît effectivement dans Monna Lisa. Cela s’est fait un peu par hasard. Je devais réaliser une petite histoire d’une vingtaine de pages pour un numéro spécial de Spirou et Mitteï a eu l’idée de créer les grands-parents de Natacha et Walter. Ce devait être un « one shot », pour changer un peu et donner une autre vision des personnages. Cependant, je m’en suis resservi ensuite, pour éviter de devoir insérer des éléments du monde moderne dans mes histoires. Avec la grand-mère de Natacha, pas de portable, de PC ou de tablette, seulement de l’aventure !

François Walthéry dédicaçant un album à notre reporter Mathieu © Photo Mathieu
Les ADBD : Ces grands-parents sont les héros du cycle de L’Epervier Bleu. Aviez-vous prévu d’adapter les scénarios de Sirius depuis longtemps ?
FW : Le cycle de 3 albums de Natacha est en effet adapté de 2 albums de Sirius : L’île aux perles, et Les pirates de la stratosphère. J’avais évoqué ce sujet avec Sirius lors d’un séjour chez lui, en Espagne, où Tillieux m’accompagnait. Il était d’accord, même si au début, il pensait que j’allais reprendre certains éléments uniquement. Moi, je voulais tout reprendre ! C’est d’ailleurs ce que j’ai fait : tous les dialogues et récitatifs des 3 albums sont fidèlement repris de Sirius. J’ai cependant parfois découpé l’histoire de façon un peu différente car Sirius aimait dessiner des gros plans notamment lors des scènes d’action. En ce cas, moi, je fais plusieurs images au lieu d’une chez Sirius.
Les ADBD : Pourquoi avoir repris précisément ces 2 albums ?
FW : Parce que cela me rappelle de très bons souvenirs de lecture et surtout parce que c’est une bonne histoire, pleine de rebondissements. Sirius était un excellent feuilletoniste, et cela donne de très bonnes BD ! Alors, bien sûr, pour cela, comme on l’évoquait tout à l’heure, il fallait mobiliser les grands-parents de Natacha et Walter. Avec les vrais personnages modernes, c’était impossible à faire.
Les ADBD : Pouvez-vous nous parler de Chanson d’Avril ?
FW : Chanson d’Avril commence à la fin de Sur la piste de l’Epervier Bleu. Les grands-parents de Natacha et Walter sont en bateau et croisent un paquebot apparemment vide, ce qui va les intriguer. Ils sont ensuite embarqués dans une histoire qui les dépasse. On les accuse de quelque chose qu’ils n’ont pas fait et cherchent à s’en sortir, ce qui n’est pas une mince affaire. Ils vont ensuite être embarqués vers la stratosphère, dans une grande machine, ce qui rapproche donc de la SF.
Les ADBD : Cette partie SF vous a-t-elle demandé un effort de documentation ?
FW :Non, beaucoup moins que sur les 2 premiers, où j’ai dû être précis pour dessiner les bateaux. Ici, il s’agit surtout de créer une ambiance, la SF étant surtout dans l’imagination : on met des tuyaux à droite, des manivelles à gauche et c’est parti ! C’est d’ailleurs un peu la même chose dans l’ensemble des Natacha. Par exemple, lorsque je dessine des sièges d’avion ou un cockpit, ce n’est pas à 100% vrai, mais il y a l’idée et l’ambiance qui fait que le lecteur y croit.

Planche encrée de Chanson d’Avril © Photo Walthéry
Les ADBD : Ne prenez-vous pas un risque en adaptant une histoire d’il y a plus de 60 ans, qui se rapproche d’un récit de guerre ? N’avez-vous pas peur des critiques ?
FW : Non, car adapter des histoires anciennes, je l’ai toujours fait, donc, cela ne change pas. Quant aux critiques, comme dirait Charlebois, « ce sont des ratés sympathiques » ! Quant aux allusions sur la guerre, c’est plutôt relié à la guerre de 1939-1945. Et puis, évidemment, il faut faire attention et ne pas dire de grossièretés, notamment, le mot « crapule » qui est très mal pris en Belgique.
Les ADBD : À l’automne 2024, le Spirou de Dany, un dessinateur que vous connaissez bien, a été censuré pour ses représentations de personnages noirs et pour son supposé sexisme. Qu’est ce que cela vous inspire ? N’avez-vous pas de craintes concernant Natacha, héroïne de chic et de choc ?
FW : Dany est quelqu’un de charmant et très talentueux. Ce qui est arrivé fin d’année dernière est très malheureux et dirigé contre lui. Pour Natacha, je n’ai aucune crainte. Elle est sexy, mais c’est fait pour. De plus, Natacha est une femme, c’est une des premières héroïnes de BD, donc, c’est très positif. Si certains n’aiment pas cela, tant pis, ils peuvent lire autre chose et passer leur chemin.
Les ADBD : Dans le paysage bédéphile actuel, qui peut-on désigner comme étant les héritiers de la grande BD classique ?
FW : Ce qui est certain, c’est que ce sera très difficile pour eux de faire une grande carrière de plus de 50 ans. Certains se détachent des autres. Par exemple, Cossu, que je connais bien, a toutes ses chances. Je me tiens au courant de ce qui se fait et je lis Spirou toutes les semaines. Il y a de bons dessinateurs et de bonnes BD, comme les dessins d’Alessandro Barbucci, les séries Dad, la Méthode Raowl ou Capitaine Anchois. Mais globalement, je trouve que la BD actuelle manque un peu d’humour et d’imagination.

François Walthéry et des planches crayonnées de Natacha © Photo Mathieu
Les ADBD : Pour finir, en plus de Chanson d’Avril, le film Natacha va sortir le 2 avril prochain. Êtes-vous fier de cela ? Avez-vous participé à l’histoire et suivi le tournage ?
FW : J’ai été invité au Bourget, au musée de l’aviation, sur le tournage. J’y ai rencontré les acteurs, j’aime bien ce casting, j’ai dédicacé quelques albums, c’était très sympathique. Concernant le scénario, je ne m’en suis pas mêlé, car ce n’est pas mon métier. On y parle de la Joconde, mais ce n’est pas une adaptation de L’hôtesse et Monna Lisa. On verra bien ce que cela va donner, mais cela sera sûrement très bien, une bonne comédie d’aventures qui ne se prend pas trop au sérieux !
On pourrait rester parler à François Walthéry de nombreuses heures encore tellement l’auteur fourmille d’anecdotes et d’histoires à raconter. Il fait déjà nuit depuis longtemps sur la campagne belge et nous finissons cette belle journée devant un bon repas et une bonne bière. Lorsque nous prenons congé, nous gardons dans les yeux toutes les étoiles, celles que seuls la BD et les auteurs de légendes savent apporter.

François Walthéry et notre reporter Mathieu © Photo Mathieu
Propos recueillis par : Mathieu Depit