Interview de Carine Picaud, conservatrice à B.n.F. à propos de l’album La Bête est morte !

Sensible à la préservation du patrimoine de la BD, Les Amis de la bande dessinée ont souhaité participer à la diffusion de la souscription de la B.n.F. pour l’acquisition des planches de l’album La Bête est morte ! Cet album extraordinaire, produit par Edmond-François Calvo dans la clandestinité de l’Occupation, relate la Seconde Guerre mondiale sous forme de fable animalière.

Nous nous sommes rendus dans les impressionnants bâtiments de la Bibliothèque nationale de France pour rencontrer Carine Picaud, conservatrice à la Réserve des livres rares, qui nous a accordés une interview pour nous parler de cet album, de cette acquisition et des activités de la B.n.F. dans le domaine de la bande dessinée.

Vous pouvez dès à présent participer à la souscription sur le site de la BNF, avec un don défiscalisé (la souscription se termine le 31 décembre 2024).

Couverture de La Bête est morte !
Couverture de La Bête est morte ! © Edmond-François Calvo – Gallimard

Les Amis de la bande dessinée : Comment l’opportunité pour la B.n.F. d’acquérir l’ensemble des planches originales de « La Bête est morte ! » s’est-elle présentée ?

Carine Picaud : La pièce est demeurée dans la famille jusqu’à nos jours, puisqu’elle est passée à l’une des filles de Calvo et puis à son petit-fils, qui aujourd’hui souhaite la vendre. La Bibliothèque nationale de France a été contactée à ce sujet et il n’a pas fait l’ombre d’un doute que nous étions en présence d’un trésor national devant cette pièce qui est exceptionnelle à plusieurs titres.

Tout d’abord par la qualité de son illustrateur Edmond François Calvo qui, bien qu’un petit peu oublié, a été redécouvert dans les années 70, grâce notamment à Futuropolis et est un grand maître de la bande dessinée du 20e siècle. D’ailleurs, il a été reconnu comme tel dans l’exposition qui vient de s’achever au Centre Pompidou, puisqu’il faisait partie des 6 grands maîtres de la bande dessinée mis en valeur, aux côtés d’Hergé, George McManus, Winsor McCay, Will Eisner et George Herriman. Calvo est aussi un maître pour une génération de dessinateurs, notamment Albert Uderzo qui, à de nombreuses reprises, lui a rendu hommage.

Il y a ensuite l’œuvre La Bête est morte ! en elle-même qui est exceptionnelle, en premier lieu par son caractère historique, parce qu’elle est créée, écrite, imprimée dans la clandestinité et retrace l’Histoire qui est en train de s’écrire. Tout y est raconté dans les moindres détails, les grands événements, les batailles, la résistance, mais aussi la vie quotidienne des civils, les arrestations, les tortures, la déportation et les camps de la mort.

De plus, la qualité graphique est exceptionnelle, puisque Calvo est véritablement un génie de la mise en page avec des doubles planches qui sortent quasiment du livre, des petites vignettes rondes. On a véritablement des dessins qui s’animent sous nos yeux, tant il y a une force en mouvement dans son graphisme. Nous sommes en présence des originaux avec une couleur qui est extraordinaire, très vive, très fraîche, comme si ils avaient été dessinés la veille.

C’est la complétude du recueil qui est aussi très importante, puisqu’il est rare d’avoir un ensemble d’originaux aussi complet. Dans le recueil présent, il ne manque qu’une seule planche à l’ensemble et il y a en plus des inédits. Et c’est aussi cela qui fait vraiment le caractère exceptionnel de la pièce.

Page de l'album La Bête est morte !
© Edmond-François Calvo – Gallimard

Les Amis de la bande dessinée : C’est un album qui a été publié pendant la clandestinité, alors que la guerre n’était même pas encore terminée. Sait-on sur quelle sources d’informations s’est basé Calvo pour le réaliser ?

Carine Picaud : On ne sait quasiment rien sur la conception et la réalisation matérielle de cet album. Je comptais beaucoup sur la rencontre avec Franck Laborey, le petit-fils de Calvo, pour en savoir davantage, mais lui-même et la mémoire familiale ne savent quasiment rien. Franck Laborey a pris contact avec les descendants de Victor Dancette, qui était l’un des auteurs du texte et c’est pareil, aucune information. On ne sait pas qui a eu l’initiative de cet album, ni comment concrètement il a été réalisé.

Franck Laborey rapporte juste que pour porter les planches à l’imprimeur, Calvo était accompagné d’une de ses filles, parce que des petits croquis pour enfants sous le bras d’une fillette, ça prêtait moins à suspicion. Mais cela restait périlleux quand même, puisque c’est une fable animalière qui dénonce ce qui est en train de se passer et notamment les actes du grand méchant loup et de toutes ses hordes qui sont décrits très crûment.

Double page de l'album La Bête est morte !
© Edmond-François Calvo – Gallimard

Les Amis de la bande dessinée : Sait-on à partir de quelle date il a commencé à réaliser cet album ?

Carine Picaud : On n’en sait rien précisément, mais il doit commencer à dessiner au plus tard début 44. On pense même que les prémices datent de fin 43, pour que le premier fascicule puisse paraître en août 1944.

Les Amis de la bande dessinée : Niveau graphique, il y a beaucoup d’inspiration des dessins animés de Disney, sait-on si c’était volontaire ?

Carine Picaud : C’était dans l’air du temps. Disney restait le grand rêve de beaucoup de dessinateurs, notamment de la génération qui a suivi, comme Morris, Albert Uderzo, etc, mais il est déjà évidemment une source d’inspiration pour Calvo. Puis, il y a aussi une tradition française qui est celle de Grandville, entre autres, dans cette transposition animalière pour décrire les mœurs des contemporains. Citons également l’influence de Félix Lorioux et de Félix Jobbé-Duval.

Les Amis de la bande dessinée : C’est un album qui a eu du succès au moment de sa sortie ?

Carine Picaud : La Bête est morte ! est publiée d’abord en deux fascicules et très vite dès 1946, il y a une édition intégrale qui les rassemble. Il y a une édition hollandaise, une édition anglaise de mémoire, donc le succès est là immédiatement.

Planche de l'album La Bête est morte !
© Edmond-François Calvo – Gallimard

Les Amis de la bande dessinée : Un album qui ensuite est un peu oublié, avant d’être republié dans les années 70 ?

Carine Picaud : En 77 me semble-t-il par Futuropolis, qui redécouvre non seulement La Bête est morte !, mais plus largement l’œuvre de Calvo. Après, Gallimard a pris le relais.

Les Amis de la bande dessinée : Pour replacer cet album et cet auteur dans la continuité de l’Histoire de la bande dessinée française, on sait qu’Albert Uderzo a eu plusieurs contacts avec Calvo.

Carine Picaud : Il a eu des contacts, mais tout jeune, puisque Albert Uderzo pendant la guerre, avait trouvé par l’intermédiaire de son frère, un petit emploi de grouillot à la S.P.E. (Société Parisienne d’Édition), qui éditait les grands illustrés pour enfants de l’époque. Albert avait à peu près 13 ans et il était chargé d’aller chercher les planches chez Calvo pour les porter chez l’imprimeur. Donc régulièrement, il allait au domicile de Calvo, qui comme beaucoup de dessinateurs, était en retard pour terminer ses planches. Albert restait alors tranquillement dans un coin et regardait Calvo finir de dessiner. Il emportait la planche avec lui, il la gardait toute la nuit, et il la portait le lendemain matin à l’imprimeur. Il avait tout le loisir de scruter le dessin de Calvo. Il a très fréquemment évoqué cette expérience qui l’a marqué. Il a eu par la suite l’occasion de croiser à nouveau Calvo ; pour lui, c’était vraiment un de ses maîtres formateurs.

Image pleine page de l'album La Bête est morte !
© Edmond-François Calvo – Gallimard

Les Amis de la bande dessinée : Après « La Bête est morte ! », Calvo a réalisé d’autres albums 

Carine Picaud : Il y a eu Les Aventures de Rosalie, qui traite de la Grande Guerre et puis il est très connu pour ses séries, notamment l’une des plus célèbres qui est Moustache et Trottinette, qui paraissait dans un journal féminin dans les années 50. Il a fait beaucoup de séries animalières, puisque c’était vraiment son sujet de prédilection.

Les Amis de la bande dessinée : Les planches ont-elles été bien conservées ? Elles sont en bon état ?

Carine Picaud : Calvo en a pris soin. Dans l’ensemble de son œuvre, il avait conscience qu’il y avait deux albums qui nécessitaient une préservation particulière. C’est d’une part La Bête est morte ! et d’autre part Rosalie pour lesquels il a fait dans les deux cas, un montage des planches sur des cartons et le tout relié en recueil avec montage sur onglets. Donc, c’est très bien conservé…

Page de l'album La Bête est morte !
© Edmond-François Calvo – Gallimard

Les Amis de la bande dessinée : A part une planche manquante…

Carine Picaud : Voilà et qui manque depuis longtemps.

Les Amis de la bande dessinée : Et cette planche, on la voit dans l’album ?

Carine Picaud : Oui, tout à fait. C’est une cérémonie d’hommage dans un village à des soldats morts. On ne s’explique pas trop son absence. Calvo l’a-t-il donnée ? S’est-elle égarée ?

Par exemple, vous voyez (elle ouvre l’album de La Bête est morte ! à la page manquante), dans la réédition de Gallimard, on voit très bien la différence de qualité de cette planche par rapport aux autres, qui elles, sont reproduites à partir des planches originales du recueil. Sur celle-ci on voit très nettement qu’elle a été reproduite à partir de l’édition originale l’imprimée.

(l’album n’est pas paginé, mais il s’agit de la quinzième planche)

Les Amis de la bande dessinée : La B.n.F. conserve des planches originales, elles sont réservées pour quelle utilisation ?

Carine Picaud : Tout d’abord, avant d’avoir une collection de planches originales de bande dessinée, nous avons une collection de bandes dessinées imprimées, par le biais du dépôt légal, grâce auquel la Bibliothèque nationale de France conserve la plus importante collection de bandes dessinées franco-belges sur le territoire. Cette collection se compose à la fois d’albums, et de ce que j’appelle la partie immergée de l’iceberg, c’est-à-dire les magazines illustrés dans lesquels étaient publiées en avant-première les bandes dessinées. Nous avons une collection assez formidable de ces illustrés pour la jeunesse. Je compare très souvent cette collection à une belle endormie. Pendant très longtemps, au sein de la Bibliothèque nationale, qui est un établissement patrimonial et savant, la bande dessinée, tout comme d’autres genres, notamment le livre pour enfants, a été mésestimée. C’est-à-dire qu’on considérait que ce n’était pas digne d’une bibliothèque de recherche, puisqu’effectivement il n’y avait pas de recherche à l’époque sur le neuvième art. Donc la bande dessinée n’était pas considérée pleinement dans sa dimension patrimoniale et je dirais que le renversement s’est fait pour la bande dessinée dans les années 1990-2000, lorsqu’on a pris pleinement conscience de cette dimension patrimoniale. On a pu depuis explorer toute la richesse de nos collections, puisque au principe du dépôt légal qui alimente de
fait nos collections, s’ajoute un deuxième principe qui est essentiel, qui est celui du caractère inaliénable de ce qui rentre à la bibliothèque, c’est-à-dire ça rentre, ça ne ressort plus.

Cette belle endormie a dormi un certain nombre d’années et on a pu à loisir, à partir des années 1990-2000, se pencher sur elle, prendre la mesure de toute sa richesse, la valoriser et continuer à l’enrichir. C’est dans ce cadre qu’on a commencé à accueillir des ensembles d’originaux. Je parle d’ensembles d’originaux et non pas de planches originales isolées. C’est-à-dire que nous sommes
ici à la Bibliothèque nationale de France, donc une bibliothèque, et non un musée. En ce qui concerne la bande dessinée, on est bien souvent en présence d’un ensemble de planches qui forment un tout et qui font une histoire ou une série d’histoires. Il n’y a pas trop de sens pour nous à acquérir des planches isolées, une planche d’un album par-ci par-là, démarche qui relève plus de la collection muséale. Pour nous, ce qui est important, c’est d’avoir un ensemble cohérent.

Ce qui s’est présenté du coup avec le don fait par Albert Uderzo en 2011 d’un ensemble quasi complet, du moins tout ce qu’il avait, de planches originales relatives à trois albums, le tout premier Astérix le gaulois, le deuxième La Serpe d’or et puis le dernier fait du vivant de René Goscinny, décédé soudainement en 77, qui est Astérix chez les Belges.

A la suite de ce premier don, qui a rejoint les collections de la Réserve des livres rares, Benoît Peeters et François Schuiten ont pris l’initiative, dans une volonté à la fois de préserver leurs originaux et de
les mettre à disposition le plus largement possible du public, de faire don à la Bibliothèque nationale de France, mais pas que, à d’autres institutions également, d’un ensemble d’originaux relatifs à six albums des Cités obscures. Avec non seulement les planches originales, mais également les bleus dans certains cas et tous les éléments préparatoires, les storyboards, les notes, la correspondance, la documentation photographique, notamment pour La Tour. Avec le souci aussi, qu’une fois conservées au sein de la bibliothèque, les œuvres puissent être très largement prêtées à l’extérieur pour des expositions, ce qui est le cas puisque ce fonds est beaucoup demandé et sort fréquemment en France et hors de France, pour être exposé.

Puis le dernier événement en date dans cette reconnaissance du neuvième art, a été l’acceptation de la première dation dans le domaine de la bande dessinée, la dation étant un moyen de paiement des droits de succession. Les originaux de F’murr sont ainsi entrés à la Bibliothèque nationale de France, avec cette particularité que les ayants droit souhaitaient qu’il y ait un dépôt dans deux institutions, qui sont d’une part le Musée de la bande dessinée d’Angoulême, et d’autre part le Musée Tomi Ungerer à Strasbourg. Ce fonds appartient aux collections de la BnF, et est visible dans son catalogue, mais il est déposé dans ces deux institutions.

Voilà le panorama des originaux de bande dessinée à la BnF, en sachant qu’au département des Estampes, il y a aussi quelques planches qui avaient été recueillies dans les années 70, mais qui sont pour le coup très isolées.

Page de Calvo
© Edmond-François Calvo – Gallimard

Les Amis de la bande dessinée : La Bibliothèque nationale de France ne fait pas qu’un travail de conservation pour mettre la BD à l’honneur.

Carine Picaud : Dans la redécouverte de cette dimension patrimoniale du neuvième art, il y a eu de multiples initiatives. Notamment les expositions avec en tout premier lieu Maîtres de la bande dessinée européenne en 2000, qui était une très belle exposition dont le commissaire était Thierry Groensteen. Puis il y a eu Astérix à la BnF ! en 2013. Ensuite, au sein de Gallica une page a été créée spécifiquement pour la bande dessinée, avec un travail qui a été fait à six mains en quelque sorte, associant trois sources. D’une part la Bibliothèque nationale de France, d’autre part la CIBDI d’Angoulême et d’autre part un gallicanaute, en l’occurrence Antoine Sausverd avec son excellent site qui s’appelle Töpfferiana, qui est extrêmement documenté, avec des articles très fouillés.

Antoine Sausverd a mis à disposition de Gallica tout son travail de dépouillement dans les périodiques qui sont conservés à la bibliothèque et aussi à Angoulême, ce qui fait que vous avez des accès par auteur, par série, par thématique. C’est un portail qui est très réussi. Un autre aspect de la valorisation, consiste dans la réédition. Puisque les éditions de la Bibliothèque nationale de France se sont associées avec les Éditions 2024 pour rééditer un certain nombre d’albums. Cela a commencé avec G.Ri, une édition de planches qui n’avaient jamais été publiées en album. Il y a eu ensuite Le Mirliton merveilleux à partir d’un album conservé à la Réserve des livres rares et en ce moment même paraît une anthologie de Benjamin Rabier.

Pour terminer, sur le site Richelieu de la BnF, la salle ovale , salle de lecture publique ouverte à tous gratuitement, met véritablement en avant la bande dessinée en proposant une collection très représentative du neuvième art forte de 10 000 ouvrages en libre accès.

Planche de Calvo
© Edmond-François Calvo – Gallimard

A la suite de cet entretien, Carine Picaud a proposé de nous montrer des planches originales conservées à la B.n.F. à la réserve des livres rares. Nous avons eu la chance incroyable de voir des planches d’Astérix, des Cités obscures et de F’murrr. Quelle grosse émotion et privilège de voir en vrai le talent de ces trois grands dessinateurs !

Photo de la réserve des livres rares de la BnF
La réserve des livres rares de la B.n.F. avec les originaux de l’album Astérix le gaulois et l’album de La Bête est morte !. © Les Amis de la bande dessinée

Cela a renforcé encore plus notre envie de voir les planches de La Bête est morte ! rejoindre ces trésors au sein de la Bibliothèque nationale de France ! Si vous voulez participer à la souscription, vous pouvez faire un don sur le site de la B.n.F. et vous pouvez disposer de toutes les informations via ce lien.

Photo de la réserve des livres rares de la BnF
La réserve des livres rares de la B.n.F. avec les originaux des Cités obscures et de F’murrr. © Les Amis de la bande dessinée

Propos recueillis par : Adrien LAURENT

Vous pouvez discuter de l’interview sur notre groupe Facebook des Amis de la bande dessinée.