Interview avec Stéphane Servain

Les Amis de la Bande Dessinée ont choisi Ulysse et Cyrano de Stéphane Servain, Xavier Dorison et Antoine Cristau comme album «coup de cœur » de ce mois de novembre 2024. Le dessinateur Stéphane Servain, de retour du festival Quai des Bulles avec le COVID, a aimablement et vaillamment accepté de nous accorder un entretien.

Les amis de la BD : Bonjour Stéphane, merci d’avoir accepté cet interview pour Les Amis de la BD. Est-ce que tu pourrais nous parler un peu de toi et de ton parcours ? Comment es-tu devenu dessinateur ?

Stéphane Servain : J’ai fait les Beaux-Arts mais je ne me destinais pas forcément à être dessinateur. Quand j’étais ado, j’habitais à la montagne, je voulais être guide, je voulais être architecte : j’avais plusieurs options et je ne savais pas trop ce que je voulais faire. Et puis arrivé au bac, le dessin me plaisait bien. J’avais déjà fait un peu de BD  : j’avais réalisé un petit album sur l’histoire de la ville de Briançon, donc je savais dans une certaine mesure, ce que c’était de s’embarquer sur un récit de plusieurs pages. J’ai alors tenté le concours des Beaux-arts d’Angoulême, où il y avait un atelier BD… et j’ai été pris. Ça s’est fait sur un coup de tête, on va dire. Ce n’était pas quelque chose de réfléchi. Mais ça a plutôt bien tourné parce que j’ai rencontré plein de gens qui dessinent différemment donc ça multiplie les expériences. Au début des années 90,  j’ai rencontré Guy Delcourt qui était un tout jeune éditeur. Il venait aux Beaux-arts pour trouver de jeunes auteurs. Dans la foulée j’ai rencontré mon premier scénariste à Angoulême et tout s’est enchaîné.

Stéphane Servain en dédicace

© Xavier Goulevant

Les amis de la BD : Tes précédentes BD étaient plutôt du style thriller, science fiction ou héroïc fantasy. Avec Ulysse et Cyrano, on est plutôt dans une chronique sociale. C’est un style différent. Qu’est ce qui explique ce glissement, cette envie de changement ?

Stéphane Servain : Je dirais même qu’Ulysse et Cyrano est une comédie dramatique. Effectivement jusqu’ici, je faisais exclusivement ce qu’on appelle de la BD de genre, de la SF, du polar, du thriller et un petit peu d’heroïc fantasy. Mais j’en avais un peu assez de ça à ce moment-là. Je me suis rendu compte que je glissais petit à petit inconsciemment vers ce type de récit, où l’histoire est construite autour des personnages, plutôt que l’inverse. Quand j’ai vu arriver le scénario, c’était évident que c’était ce que je voulais faire. Tout tournait autour des personnages et il y avait de super dialogues.

Ulysse & Cyrano Casterman planche

© Casterman, Ulysse & Cyrano, Stéphane Servain, Xavier Dorison et Antoine Cristau

Le scénario existait déjà succintement avant le COVID en 2020 mais quand j’ai commencé à dessiner, c’était pile au moment du confinement. Tout était fermé : les librairies, les restaurants, on était tous bien abattu, mais l’idée de faire quelque chose de positif, qui arrête de nous plomber le moral était de circonstance. J’ai donc réalisé l’album sur cette période-là et bien au-delà puisque j’ai terminé les dessins début avril 2024.

Les Amis de la BD : C’est vrai que les dialogues sont savoureux et plein d’humour aussi. C’est une BD pleine d’émotions. Sur cet album, tu as travaillé avec deux scénaristes : Antoine Cristau et Xavier Dorison. Concrètement, comment s’est organisé le travail avec les deux coscénaristes?

Stéphane Servain : Antoine et Xavier ont élaboré leur scénario en amont. Quand j’ai commencé le projet, le scénario était prêt de A à Z. En cours de route, ils ont fait des retouches, ajusté des dialogues, mais toute la structure était en place. En fait Antoine et Xavier sont deux amis qui avaient envie de raconter des histoires proches et ils se sont enrichis en rebondissant sur les idées de l’un et de l’autre. C’est ainsi que les personnages ont pris corps, ont commencé à exister.

Ulysse & Cyrano Casterman planche

© Casterman, Ulysse & Cyrano, Stéphane Servain, Xavier Dorison et Antoine Cristau

Ensuite, Xavier Dorison qui écrit des scénarios depuis très longtemps, a pris en main la rédaction du découpage des pages, et c’est plutôt avec lui que j’ai travaillé, avec qui j’ai fait un suivi régulier. Antoine, lui, me donnait davantage son ressenti global.

J’avais un regard très pointu de la part de Xavier qui était vraiment dans l’expérience de la narration BD et Antoine avait plus un regard de lecteur. C’était très enrichissant d’avoir les deux.

Les Amis de la BD : Le scénario de la BD repose sur la rencontre improbable des deux protagonistes, Ulysse, fils de bonne famille, envoyé malgré lui en Bourgogne, et Cyrano, ancien chef cuisinier étoilé bourru, et truculent. Ce sont des personnages complètement différents. Comment s’est passé la recherche des personnages ? Est ce que tu as des modèles ? Est-ce que tu fais des croquis ?

Stéphane Servain : Quand j’ai reçu le scénario, je l’ai lu d’une traite et ça m’a inspiré immédiatement. Le titre, déjà, m’a donné envie : juste le titre est poétique ! Et le soir j’ai commencé à faire des croquis de personnages, des premiers jets d’Ulysse, Marie, Cyrano, Simone…

Ulysse & Cyrano Casterman planche 63

© Casterman, Ulysse & Cyrano, Stéphane Servain, Xavier Dorison et Antoine Cristau

Mais en fait, j’ai beaucoup de mal à faire des croquis de personnages ou de lieux juste comme ça. C’est sur les pages elles-mêmes que mes personnages naissent. Même si en amont, j’ai deux ou trois essais histoire de se mettre d’accord sur la physionomie générale de chacun, c’est vraiment au moment où je dessine l’histoire qu’ils apparaissent vraiment. C’est un peu comme un casting de cinéma : on ne choisit pas un acteur sur une photo face/profil, on leur fait jouer une scène. Et moi, j’ai besoin de ça : mes personnages me viennent avec la scène. Le langage corporel naît de la situation, des dialogues, de comment le personnage regarde l’autre. C’est ça qui est génial en BD, c’est qu’on peut vraiment jouer sur tous ces plans.

Les Amis de la BD : Tes personnages prennent de l’épaisseur au fur et à mesure de l’histoire et de comment tu les ressens ?

Stéphane Servain : Oui, c’est ça. Mais ça veut dire aussi que je reviens sur les pages, que je les retravaille. Ils évoluent un peu sur les 20, 30 premières pages. Je perds un peu de temps, je reviens dessus progressivement pour réajuster les choses.

Les Amis de la BD : Et d’où te vient l’inspiration ? Tu as des modèles ? Par exemple, pour Cyrano, est-ce que tu t’es inspiré de cuisiniers célèbres ?

Stéphane Servain : Antoine et Xavier m’avaient orienté sur de vieux films comme le Vieil homme et l’enfant ou avec des acteurs tels que Michel Simon parce qu’on reste dans la même thématique. Mais je me suis vraiment approprié les personnages parce que même si je peux m’en inspirer, je n’aime pas trop qu’on reconnaisse les traits d’un acteur dans mes personnages.

Ulysse & Cyrano Casterman planche

© Casterman, Ulysse & Cyrano, Stéphane Servain, Xavier Dorison et Antoine Cristau

Les Amis de la BD A propos des personnages, j’avais trouvé le rendu des émotions par les yeux d’Ulysse particulièrement réussi : c’est très fort. Tu arrives à faire passer énormément d’émotion juste dans son regard : on se noie dedans.

Stéphane Servain : Et bien merci parce que c’est une quête que je me suis fixée ! J’ai envie de faire en sorte que les personnages vivent le mieux possible, et si possible sans surjouer. Alors c’est beaucoup, beaucoup de travail. Mais ça ne vient pas que du dessin lui-même, ça vient aussi de la narration. La façon dont on agence les cases par rapport aux autres, comment les cases se répondent les unes aux autres, tout cela joue : c’est un ensemble.

Les amis de la BD : Justement, je voulais aussi parler du rythme. Est-ce que le scénario est cadré page par page ou est ce que tu as une liberté sur la disposition des planches?

Stéphane Servain : Le découpage est assez précis en terme de pages, en terme de cases aussi d’ailleurs. Xavier a une vision très bédé-génique de son scénario. C’est d’ailleurs une grande qualité de scénariste. Je respecte le contenu général des pages, je reprends les intentions, j’essaie de faire en sorte que l’ensemble fonctionne. Pour moi, le story-board c’est vraiment la partie magique de la BD, c’est là que tout nait. J’avais une grande liberté et ils m’ont vraiment fait confiance là-dessus. On a réussi à trouver un bon équilibre.

Ulysse & Cyrano Casterman planche

© Casterman, Ulysse & Cyrano, Stéphane Servain, Xavier Dorison et Antoine Cristau

Je sais aussi que, lorsque je n’arrive pas à faire un dessin, la plupart du temps c’est parce que pour moi, ce n’est pas la bonne case par rapport à celle qui précède ou à celle qui suit. Je sens que dans la fluidité de lecture ça ne va pas ou qu’il y a des superpositions de cases qui ne sont pas cohérentes. Parfois il faut juste revoir un cadrage, ou reprendre la séquence complète. Ce ressenti vient avec l’expérience et cela fait que je tiens à cette liberté de choisir moi-même ce qu’il faut que je dessine et à quel endroit.

Les amis de la BD : La couleur aussi a son importance. Je trouve que cette BD dégage une vraie ambiance lumineuse, une atmosphère chaleureuse. D’ailleurs la  couverture reflète tout à fait l’ambiance de la BD. On peut souligner que Casterman a mis le paquet aussi sur la reliure !

Stéphane Servain : Ils ont joué le jeu, oui. Ils ont fait un bel objet, on était content. Il faut savoir qu’au tout début, Ulysse et Cyrano devait être une mini-série en 3 tomes. Mais en découpant l’album j’ai rajouté des pages en essayant de conserver une cohérence au niveau des vis-à-vis et des chapitrages. Et c’est quand même plus facile de rajouter des pages dans un gros volume que dans des petits cahiers. Alors petit à petit, l’idée de faire un seul volume de 170 pages a fait son chemin. Au tout début , on a rencontré d’autres éditeurs qui auraient préférés sortir Ulysse et Cyrano en 3 albums de 50 pages. Et souvent sur ce genre de série courte, l’éditeur attend que tout soit écrit et dessiné afin de sortir les trois tomes en six mois ou un an. Mais du moment que tout est prêt, autant faire un gros album directement. Le truc c’est que, qui dit gros album et bel objet dit plus gros investissement éditorial, donc cela a un impact sur le prix… On a eu certains retours qui trouvaient la BD un peu chère, mais au final, c’est nous qui y perdons vu qu’on propose ici l’équivalent de 3 albums pour le prix de 2. (rires)

Ulysse & Cyrano couverture

© Casterman, Ulysse & Cyrano, Stéphane Servain, Xavier Dorison et Antoine Cristau

Les amis de la BD : La cuisine a un rôle très important dans cette BD. C’est elle qui va aider Ulysse et Cyrano à reprendre leur vie en main. Tu as dû dessiner beaucoup d’ingrédients, beaucoup de plats. Comment as-tu fait pour que les mets aient l’air appétissant ? Parce que ça fonctionne très bien : quand j’ai refermé la BD, j’avais envie de manger un Bourguignon accompagné d’une bouteille de Pinot noir !

Stéphane Servain : On avait plein de projets au début de l’album. On devait aller en Bourgogne, aller au restaurant et bim ! COVID et confinement ! Donc je suis passé par Internet pour quelques recherches mais surtout j’avais Antoine. Antoine Cristau connaît très bien ce milieu de la cuisine. Pour la petite histoire, il avait été choisi pour participer à Master Chef. Il ne l’a pas fait parce qu’il avait trop de travail mais ça donne une idée de son niveau.

Il m’a donc fourni toute une documentation exhaustive de tous les plats qu’on retrouve dans la BD. La difficulté c’est qu’Antoine avait une vision « cuisine » de ces plats. Et pour moi, c’était un peu abstrait de dessiner une superbe mousse avec une belle sauce : je ne sais pas quel goût elle a, et d’ailleurs à moins d’y avoir goûté spécifiquement, personne ne le sait non plus.

Ulysse & Cyrano Casterman planche

© Casterman, Ulysse & Cyrano, Stéphane Servain, Xavier Dorison et Antoine Cristau

On a tous en tête les banquets dans Astérix : on voit des gros sangliers, de gros saucissons, l’énorme gâteau avec des fraises. C’est très identifié parce qu’on a tous mangé quelque chose d’approchant à un moment ou un autre.

Ce qui était compliqué dans Ulysse & Cyrano, c’était de faire passer les sensations sur des plats plus abstraits, plus complexes. Donc j’ai essayé de montrer le plaisir de la fabrication des plats par la narration : tout d’abord en dessinant les ingrédients séparément, puis en montrant le plaisir que les personnages ont à confectionner les plats et enfin celui qu’ils ont à les manger. C’est vraiment le ressenti des personnages qui fait passer l’information.

Les amis de la BD : Et au niveau des couleurs aussi…

Stéphane Servain : Oui bien sûr. Les couleurs renforcent beaucoup le ressenti.

D’ailleurs au début de l’album on montre des plats qui sont censés ne pas être bons – pas pourris ou moisis – juste « pas bons », et bien c’est plus difficile qu’il n’y paraît parce que quand ça commence à ressembler à quelque chose, ça devient bon… alors j’ai ajouté un peu de vert dans les teintes pour souligner un sentiment désagréable mais là aussi, c’est surtout l’expression d’Ulysse qui finit (en principe) de convaincre le lecteur.

Ulysse & Cyrano Casterman planche 29

© Casterman, Ulysse & Cyrano, Stéphane Servain, Xavier Dorison et Antoine Cristau

Les amis de la BD : Est-ce que tu peux nous parler de tes projets ?

Stéphane Servain : J’ai un « one shot » en préparation dont je garde le thème pour moi pour le moment, et puis on a aussi un nouveau projet pour après avec Antoine et Xavier parce qu’on s’est vraiment bien entendu. Mais on est dans les toutes premières phases de discussions. Je peux juste dire que ca n’aura strictement rien à voir avec Ulysse & Cyrano.

Les amis de la BD : J’ai vu que tu avais également fait une incursion dans le monde du dessin animé.

Stéphane Servain : Ah oui… C’est quand je sortais des Beaux-arts, j’ai remplacé un de mes profs sur Prince Vaillant. J’ai fait du « posing », des images clefs d’attitudes de personnages, pendant quelques mois . Un peu plus tard, après cette expérience là, j’ai bossé six mois sur la pré-production de Kirikou et la sorcière avec Michel Ocelot. C’était une très belle expérience.

Les amis de la BD : Pour conclure, est-ce que tu aurais un petit mot à dire aux Amis de la BD  ?

Stéphane Servain : Déjà merci pour l’enthousiasme autour d’Ulysse et Cyrano parce que c’est quand même chouette de savoir qu’on a des lecteurs qui sont derrière nous. C’est super de prendre le temps, quand on a aimé quelque chose, de le partager avec les autres. Je pourrai étendre ce remerciement aux libraires et aux bibliothécaires.

Les amis de la BD : Merci beaucoup Stéphane pour toutes ces informations et pour ta disponibilité.

Propos recueillis par : Emmanuelle Desseigne

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