Interview avec Jan-Åke Winqvist

Jan-Åke Winqvist est l’auteur et le dessinateur de l’impressionnant roman graphique Le Clan de la Lance Céleste, qu’il traduit et publie en français en 2024. L’histoire se déroule lors de la période paléolithique, durant laquelle Homo Sapiens cohabite avec les Néandertaliens. Les Amis de la BD ont convenu d’un entretien avec l’auteur Jan-Åke Winqvist afin de parler de son parcours ainsi que de cette œuvre imposante à l’esthétique irréprochable.

Le clan de la lance céleste couverture
© Le Clan de la Lance Céleste – Jan-Åke Winqvist – Winqvist Förlag

Les Amis de la BD : Bonjour Jan-Åke et merci beaucoup de prendre le temps de répondre à mes questions !

J’ai découvert ton travail à Serieteket (bibliothèque suédoise spécialisée en bandes dessinées à Stockholm en Suède) en empruntant Le clan de la lance céleste (éditions Winqvist, 2024), qui a éveillé ma curiosité pour ton travail. Peux-tu te présenter à nos lecteurs français ?

Jan-Åke Winqvist : Bonjour. J’ai travaillé toute ma vie en tant qu’illustrateur et j’ai fait mes études à Konstfackskolan, une école d’arts visuels. J’ai suivi une formation en illustration et en graphisme. Nous avons dessiné et peint beaucoup de croquis d’après des modèles vivants. J’ai beaucoup travaillé avec des illustrations scientifiques – principalement en biologie, mais j’ai aussi réalisé mes propres livres pour enfants et adolescents, et bien sûr des bandes dessinées. J’ai à la fois illustré mes propres histoires mais j’ai également répondu à des commandes et illustré des scénarios d’autres auteurs. Récemment, j’ai aussi commencé à écrire quelques livres de fiction, qui eux ne sont donc pas illustrés.

Le clan de la lance céleste planche par Jan-Åke Winqvist
© Le Clan de la Lance Céleste – Jan-Åke Winqvist – Winqvist Förlag

Les Amis de la BD : Comment as-tu débuté ta carrière de dessinateur ? comment as-tu appris cet art ?

Jan-Åke Winqvist : J’ai dessiné des bandes dessinées pour m’amuser depuis que je suis tout petit. Très tôt, vers l’âge de six ou sept ans, j’ai reçu les albums de Tintin comme Le Secret de la Licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge traduits en suédois, c’était au début des années soixante. Les histoires de ces albums m’ont beaucoup marqué (j’ai dû les lire des centaines de fois au fil des années) et j’appréciais aussi beaucoup les dessins même si je me suis finalement intéressé davantage par la suite au dessin de style plus réaliste.

L’une des premières BD que j’ai publiée Mysteriet M. (Le mystère M) était un album en noir et blanc sur une affaire criminelle s’étant produit dans un atelier. Le scénario a été écrit par Magnus Knutsson et a paru sous forme de feuilleton dans Metallarbetaren (Le Métallurgiste), un journal syndical des années 1980.

Le clan de la lance céleste page 161 par Jan-Åke Winqvist
© Le Clan de la Lance Céleste – Jan-Åke Winqvist – Winqvist Förlag

Les Amis de la BD : Aujourd’hui nous avons la possibilité de lire ton œuvre “Le clan de la lance céleste” en français. Il s’agit en fait d’un ouvrage qui regroupe plusieurs albums et c’est, je crois, ton premier ouvrage traduit en français. Peux-tu nous en dire plus à ce sujet ? As-tu toi-même engagé un traducteur pour la traduction et as-tu rencontré des difficultés particulières pour faire traduire l’album ?

Jan-Åke Winqvist : Oui, c’est vrai que dans un sens, il s’agit de plusieurs œuvres réunies, mais il s’agit essentiellement de cinq chapitres d’une histoire cohérente – même si elles ont été auparavant publiées sous forme d’albums distincts.

Le clan de la lance céleste n’est d’ailleurs pas ma première bande dessinée traduite en français. J’ai travaillé pour un journal appelé The Globe (Le Globe) et qui est publié par The World’s Children’s Prize (le Prix des Enfants du Monde). J’y ai publié des bandes dessinées réalisées pour illustrer les scénarios d’autres auteurs sur, entre autres, la vie de Nelson Mandela, la vie de Martin Luther King ainsi qu’une une bande dessinée, Iqbal, sur un petit garçon qui était jadis esclave dans une fabrique de tapis au Pakistan. Il a été brutalement assassiné pendant une période où il luttait pour que les conditions des esclaves des fabriques de tapis s’améliorent.

Le journal The Globe a été publié dans de nombreuses langues et ces bandes dessinées, ainsi que tous les autres contenus du journal, ont ensuite été traduits en français. C’est ainsi que je suis entré en contact avec la traductrice Cinzia Guéniat (qui vit en Suède) qui a traduit pour moi le Clan de la lance céleste en français. J’ai senti que le travail de traduction s’était très bien déroulé et j’ai reçu de nombreuses questions intéressantes ainsi que des suggestions de solutions à certains problèmes.

Le clan de la lance céleste case par Jan-Åke Winqvist
© Le Clan de la Lance Céleste – Jan-Åke Winqvist – Winqvist Förlag

Les Amis de la BD : Le thème (sur la période paléolithique, avec la cohabitation entre Homo sapiens et lesNéandertaliens) est surprenant et assez rare dans le monde de la bande dessinée, pourquoi avoir choisi celui-ci ?

Jan-Åke Winqvist : J’ai toujours été intéressé par l’histoire du développement de l’humain et j’ai fait ma thèse au lycée sur ce sujet précis, ça m’est donc venu naturellement.

Le clan de la lance céleste page 23 par Jan-Åke Winqvist
© Le Clan de la Lance Céleste – Jan-Åke Winqvist – Winqvist Förlag

Les Amis de la BD : J’ai été très surprise par le choix des vêtements, du maquillage et des bijoux : ces choix sont-ils imaginés ou sont-ils basés sur certaines découvertes archéologiques ? J’ai également été étonnée par la diversité ethnique du groupe Homo sapiens, a-t-on des preuves d’un croisement d’ethnies durant cette période ?

Jan-Åke Winqvist : Premièrement, je peux dire qu’on sait beaucoup, mais encore trop peu sur cette période, il faut donc deviner et faire marcher son imagination à partir de ce que l’on sait et puiser l’inspiration en observant des cultures d’aujourd’hui (ou qui nous sont contemporaines) qui vivent ou ont vécu la chasse et la cueillette.

Grâce aux découvertes archéologiques, il a été constaté que les hommes de l’ère glaciaire étaient sophistiqués et pouvaient consacrer un temps incroyable, par exemple, à orner leurs vêtements avec des perles en os et à fabriquer des bijoux et des objets d’art de haute qualité – le tout dans des matériaux qui ont été préservés. Dans ce roman graphique, je suis plutôt sobre dans la décoration des costumes et autres détails. Sur le maquillage et la peinture corporelle, la conception de vêtements, etc., bien sûr, on ne peut savoir à quoi cela ressemblait avec précision car cela n’a pas été conservé, il ne s’agit donc que d’hypothèses. Cependant, tous les groupes ethniques semblent pratiquer une sorte de peinture, de tatouage ou d’autres décorations corporelles. Il n’est donc pas trop audacieux de supposer que de telles formes d’expression existaient déjà à cette époque, mais leur apparence exacte n’est qu’une supposition !

Homo sapiens est apparu en Afrique il y a environ 200 000 ans et il est désormais tout à fait clair que tous les peuples actuels hors d’Afrique descendent des peuples qui ont émigré hors d’Afrique en plusieurs vagues il y a 100 000 ans et au-delà. Les émigrants ont rencontré les Néandertaliens dans des endroits légèrement différents : au Moyen-Orient, en Europe et en Asie (où ils ont également rencontré l’homme de Denisova). Des groupes d’Homo sapiens se sont mêlés à des Néandertaliens à plusieurs reprises dans différents endroits et ont eu des enfants avec eux.

Vous pouvez voir les différents groupes d’Homo sapiens dans l’album comme des représentants de groupes ayant eu une préhistoire légèrement différente – certains groupes peuvent être venus plus directement d’Afrique et ont rencontré les Néandertaliens en Europe pour la première fois ; tandis que d’autres groupes peuvent être arrivés du Moyen-Orient et s’être déjà mêlés aux Néandertaliens bien avant. (Parmi les humains modernes, seules les personnes d’Afrique subsaharienne sont dépourvues de gènes néandertaliens. Ils n’ont pas non plus de gènes d’humains de l’homme de Denisova et sont donc des Homo sapiens « purs ».)

Si par « croisement de groupes ethniques » tu entends le croisement entre Homo sapiens et Néandertaliens, alors il est absolument certain qu’il s’est produit (on a même trouvé l’ADN d’une personne qui, quelques générations plus tôt seulement, avait pour ancêtres Homo sapiens et de purs Néandertaliens).

Si tu parles des deux clans différents qui se mélangent, c’est un peu faux de penser à l’ethnicité comme si elle s’appliquait à la société d’aujourd’hui. Les groupes ethniques d’alors n’existaient pas de la même manière que dans notre société contemporaine ; au lieu de cela, il existait un grand nombre de petits « groupes ethniques » qui différaient plus ou moins sur le plan génétique, sur le plan de la langue et de la culture. Il faut se rappeler que l’unité de « clan », qui est la plus grande unité qui ait existé pendant longtemps, ne comptait que 500 à 1 000 individus. Cette unité n’a qu’une faible cohésion et se compose d’environ 25 à 50 petits groupes qui se déplacent à travers le paysage. Dans une telle perspective, l’« ethnicité » est quelque chose de très local et en même temps facilement modifiable.

Après l’invention de l’agriculture, dans plusieurs endroits différents, certains groupes d’agriculteurs ont pu se développer de manière presque explosive – cela vaut aussi bien en Europe, en Asie qu’en Afrique – et a ainsi modifié les populations des continents respectifs à mesure que les chasseurs et les cueilleurs se déplaçaient. 

En Europe, l’agriculture et les agriculteurs se sont répandus en quelques milliers d’années sur l’ensemble du continent à partir d’une petite zone du Moyen-Orient. 

En Afrique, les agriculteurs de langue bantoue d’Afrique de l’Ouest se sont rapidement répandus sur tout le continent et entre autres le peuple San et bien d’autres chasseurs et cueilleurs ont été chassés. Cela a conduit les gens à devenir plus uniformes, à la fois génétiquement et culturellement, sur des zones beaucoup plus vastes qu’auparavant. Dans les Amériques, la même chose s’est produite beaucoup plus tard lorsque les agriculteurs immigrés d’Europe ont déplacé et décimé les populations autochtones.

Le clan de la lance céleste page 24
© Le Clan de la Lance Céleste – Jan-Åke Winqvist – Winqvist Förlag

Les Amis de la BD : J’ai une question similaire concernant les pratiques chamaniques illustrées dans la BD. Savons-nous quelque chose des croyances des Homo sapiens à cette époque ?

Jan-Åke Winqvist : Non, rien de concret car la foi ne se fossilise pas. J’ai supposé que presque tous les chasseurs-cueilleurs restants croient en une nature dotée d’une âme. Les chamanes existent dans de nombreuses cultures traditionnelles et constituent le lien entre les Hommes et l’Invisible. Dans la bande dessinée, on peut voir des exemples de la façon dont les chamanes utilisent leurs connaissances, par exemple, avec le groupe des “trolls” qui veulent paraître plus puissants qu’ils ne le sont en essayant de faire fuir le groupe opposé par des actions chamaniques.  [« Trolls » est l’appellation donnée au groupe des néandertaliens dans la BD].

Le clan de la lance céleste planche
© Le Clan de la Lance Céleste – Jan-Åke Winqvist – Winqvist Förlag

Les Amis de la BD : Les dessins qui illustrent le début de chaque chapitre m’ont surprise par leur esthétique différente des dessins issus des cases de la BD : travailles-tu à la fois en numérique et de manière plus traditionnelle (sur papier !) ?

Jan-Åke Winqvist : Ce n’est pas une question de numérique ou pas, je voulais plutôt que les introductions des chapitres se démarquent des cases mêmes de la bande dessinée (un peu comme la façon dont les couvertures de BD peuvent se démarquer du dessin à l’intérieur de l’ouvrage). Mais pour répondre à la question : oui, je travaille à la fois numériquement et sur papier, mais désormais presque exclusivement numériquement. Toutes les pages de la BD sont traitées numériquement – ​​certaines plus, d’autres moins et beaucoup très peu – cela dépend si je pensais avoir atteint ce que je voulais créer dans les dessins originaux sur papier.

Le clan de la lance céleste case
© Le Clan de la Lance Céleste – Jan-Åke Winqvist – Winqvist Förlag

Les Amis de la BD : Peux-tu nous en dire plus sur tes inspirations ? As-tu des albums ou des dessinateurs préférés que tu admires ? (Ai-je tort de soupçonner que tuas lu François Bourgeon ?)

Jan-Åke Winqvist : Oui, j’ai lu et j’ai été inspiré par François Bourgeon ! Son Les passagers du vent m’a montré qu’il était possible de prendre ce médium au sérieux et de créer des histoires dignes d’être lues et qui se différencient des bandes dessinées « mainstream » comme celles retrouvées dans les magazines BD. D’autres inspirations incluent les dessinateurs Hermann, Alex Raymond et de nombreux dessinateurs de langue française. Après tout, j’ai principalement travaillé avec des choses complètement différentes des bandes dessinées – des livres illustrés de non-fiction et des livres pour enfants, mais j’ai également peint et dessiné davantage en tant qu’artiste indépendant. J’ai donc été inspiré par de nombreux autres artistes et portraitistes de la nature.

Le clan de la lance céleste
© Le Clan de la Lance Céleste – Jan-Åke Winqvist – Winqvist Förlag

Les Amis de la BD : Es-tu inspiré par des artistes plus classiques ? Je pensais avoir vu une référence aux peintures de Helmer Osslund à la page 81.

Jan-Åke Winqvist : Voir la réponse ci-dessus. Je n’ai probablement pas été inspiré spécifiquement par Helmer Osslund (même si je vois ce que tu veux dire à la page 81 de l’e-book !), mais j’aime ses peintures et je suis un grand fan de Paul Gauguin – qui a probablement beaucoup inspiré Osslund (Paul Gauguin est célèbre, mais devrait l’être encore plus – tout comme Pierre Bonnard !).

Illustration par Jan-Åke Winqvist
Helmer Osslund, Automne , n.d.

Les Amis de la BD : Tuas également écrit des livres pour enfants et d’autres livres pour adultes (je pense à Resantill Kybele (Voyage vers Cybèle), peux-tu nous en dire un peu plus sur vos autres ouvrages et envisages-tu de les faire traduire également en français ?

Jan-Åke Winqvist : Oui, j’ai illustré plusieurs livres pour enfants – en partie les miens, mais j’ai aussi illustré les scénarios d’autres auteurs. Le Voyage à Cybèle n’est pas une BD mais un roman de science-fiction. Au départ, j’avais pensé à le faire sous forme de bande dessinée, mais le script s’est développé jusqu’à devenir un roman de 454 pages, il m’est donc impossible de le faire sous forme de bande dessinée.

À l’automne, il est prévu que certains albums publiés dans le journal The Globe soient publiés sous forme de livre – j’espère qu’il y aura également une édition française à cette occasion, mais cela n’est pas de ma responsabilité.

Illustration par Jan-Åke Winqvist
© Le Clan de la Lance Céleste – Jan-Åke Winqvist – Winqvist Förlag

Les Amis de la BD : Et ma dernière question : as-tu un nouvel album en préparation ? Quelles sont vos ambitions pour l’avenir ?

Jan-Åke Winqvist : Je n’ai pas de projet de bande dessinée dont je puisse vous parler maintenant. Je veux aussi écrire plus de romans et créer mes propres livres pour enfants (un nouveau livre pour enfants sur un pingouin, Pimpimöter LiselotteFältharen Nils / Pimpi rencontre Liselotte et Nils le lièvre brun, sera publié au prochain printemps).

Les Amis de la BD : Merci beaucoup pour ton temps ! ! Je suis très heureuse de faire découvrir à notre public français d’avantage d’actualité sur la bande dessinée suédoise.

Couverture par Jan-Åke Winqvist
© Le Clan de la Lance Céleste – Jan-Åke Winqvist – Winqvist Förlag

Propos recueillis par Oda Lajoy

Informations sur l’album :

  • Scénario et dessin : Jan-Åke Winqvist
  • Traductrice : Cinzia Guéniat 
  • Éditeur :  Winqvist förlag
  • Date de parution en français : 2024
  • Pagination :  244 pages en couleurs

Le Clan de la Lance Céleste est disponible sur Apple book. 

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