Interview avec Bertrand des BeKa
Nous avons rencontré Bertrand de chez les BeKa juste avant l’une de ses séances de dédicace lors du festival d’Angoulême. N’ayant pas trouvé d’endroit à la librairie pour réaliser notre interview, nous avons fini… sous un escalator ! Voici donc le résultat de ce moment très agréable.

Bertrand des BeKa en interview
Les Amis de la BD : Bonjour Beka ! On m’a dit que vous interveniez dans les écoles, j’avais donc envie de connaître votre avis sur le rôle d’un auteur de bande dessinée dans une école et de vous demander comment la BD peut aider les enfants à apprendre.
Bertrand des BeKa : Je ne le fais pas souvent – en fait, je le fais très rarement. Et là, c’était l’occasion* donc j’ai accepté avec grand plaisir. C’était chouette ! Concernant le rôle, je pense que ça doit dépendre des systèmes éducatifs, que selon les pays, selon les cultures, ce n’est pas du tout la même approche. Le dessinateur de Studio Danse, Christophe, est intervenu au Liban. Il m’a dit que c’était très particulier parce que ce n’est pas forcément un pays où la culture de l’image est aussi répandue qu’elle peut l’être en Europe ou au Japon, par exemple. Donc le rôle doit vraiment changer selon les endroits. Il y a plusieurs façons d’intervenir. Déjà, on présente un métier qui n’est pas non plus très répandu, donc ça donne aux élèves une autre vision professionnelle que celle dont ils peuvent avoir l’habitude autour d’eux dans leurs familles. Ensuite, je pense que ça permet aussi de voir l’autre versant du livre. Ils le connaissent en tant que lecteur et en tant qu’élèves. Là, les élèves peuvent découvrir le travail de l’artiste.
Les Amis de la BD : Quel était votre rapport au livre quand vous étiez enfant ? Que disaient les gens quand vous lisiez de la bande dessinée par exemple ?
Bertrand des BeKa : Le rapport au livre a beaucoup évolué. Pour moi, c’était ce qui me permettait de fuir la réalité. C’était mon jardin secret, je n’en parlais pas beaucoup. Mais c’est personnel et je comprends ceux qui veulent en parler, veulent partager. Mon grand-père n’aimait pas la bande dessinée. II voulait que j’arrête d’en lire, s’il savait que j’en avais fait mon métier !
Les Amis de la BD : Pensez-vous que la bande dessinée peut être utile dans des milieux plus scientifiques, par exemple pour apprendre les sciences et les mathématiques aux enfants ? Pourriez-vous vous tourner vers des bandes dessinées qui parlent de sciences pour vos lectures personnelles ?
Bertrand des BeKa : Oui, pourquoi pas ? J’aime bien la BD Philo Comics par exemple, qui est une BD de vulgarisation philosophique extrêmement bien faite. Par contre, je me méfie toujours de ce moment où ça rejoint les disciplines scolaires parce que l’école a quand même, à mon sens, le don de nous dégoûter de ce qu’on aime. C’est aussi pour ça que je ne voulais pas du tout en parler, j’adorais lire mais je n’ai jamais réussi à lire les livres que les profs me demandaient parce que je n’avais pas envie de lire ça à ce moment-là. Mais sinon, bien sûr, ce sont des images avec du texte qui racontent quelque chose, donc on peut évidemment présenter des concepts scientifiques ou autres avec la BD.
Les Amis de la BD : Tu as écrit plusieurs séries très différentes. Certaines sont plus légères, d’autres plus profondes, comme les derniers Cœur de Ferraille. Comment passes-tu d’un univers à un autre ?
Bertrand des BeKa : J’ouvre un nouveau fichier Word. Blague à part, j’aime passer d’un univers à l’autre, d’un genre à l’autre, d’une émotion à une autre, parce que sinon je tournerais un petit peu en boucle sur les mêmes thèmes. Et puis ça impacte quand même pas mal ton quotidien. Si tu n’écris que des choses graves, tristes, tu peux vite devenir très angoissée. Je pense que c’est inévitable car ton cerveau recherche des choses noires et donc ça impacte.
Les Amis de la BD : Pour éviter ces mauvaises pensées, mets-tu en place des techniques spécifiques de travail ?
Bertrand des BeKa : J’ai besoin de temps en temps de faire un album léger ou de gag. C’est un peu une petite récréation avant d’attaquer quelque chose de peut-être plus personnel ou dans des émotions plus riches.
Les Amis de la BD : Vous écrivez chaque album l’un après l’autre ou vous en faites plusieurs en même temps ?
Bertrand des BeKa : Je n’ai pas trop le choix, je dois travailler sur au moins deux albums en même temps. Quelquefois trois. Trois ce n’est pas évident parce que je ne suis pas au même stade d’écriture, par exemple, je suis en train de préparer le Champignac tome 5, j’en suis vraiment à la recherche des idées, à essayer de les articuler, les mettre en place. En même temps, je découpe le Cœurs de Ferraille tome 4, l’histoire est déjà mise en place, et je dois écrire des gags de Studio Danse aussi. J’arrive à alterner les 3 parce qu’ils sont différents, mais quelquefois c’est fatiguant comme gymnastique. J’ai une pause sport le midi pour me faire un petit reset. Ça marche bien !
Les Amis de la BD : Fais-tu le même travail de recherche d’informations avant d’attaquer l’écriture d’un album ? Tu as le même processus entre un Cœur de Ferraille ou un Champignac par exemple ?
Bertrand des BeKa : C’est différent parce que Champignac est ancré dans la réalité, donc j’ai besoin d’une documentation un peu plus précise, et ce n’est pas forcément facile à trouver. J’ai été surpris, mais pour le tome 3 de Champignac qui parle de la mise au point de la pilule contraceptive, il y a extrêmement peu de documentation dessus. C’est encore un sujet bêtement tabou. J’ai réussi, mais ça a été long alors qu’il y a des thèmes où on va trouver beaucoup plus facilement à travers la littérature, internet etc. Pour Cœur de ferraille, on est vraiment dans de l’imaginaire donc je n’ai pas vraiment de doc, mais plutôt des réflexions, des échanges avec Munuera aussi, beaucoup de discussions. Tandis que Champignac, il y a un premier point de documentation dont il faut s’imprégner et après ça, pour écrire une fiction, il ne faut surtout pas rester esclave de sa doc, sinon on fait un documentaire.
Les Amis de la BD : Dans Cœur de ferraille, tu abordes le racisme notamment. Tu ne vas pas forcément te plonger dans des documents qui traitent de ces thèmes là pour nourrir ton travail ?
Bertrand des BeKa : Non, ça va plutôt venir dans la phase d’écriture, par exemple dans le 2, pour le discours du suprémaciste blanc, je me suis inspiré de véritables discours tenus par des suprémacistes américains. Il y a quelques phrases de Marine Le Pen aussi. Là pour le coup, c’est vraiment de la doc parce que je ne l’ai pas fait en amont. C’est au moment de l’écriture que je me suis dit : plutôt que d’inventer le discours de ces gens-là, autant utiliser les vrais. Je sais que Lucas l’avait fait dans Star Wars aussi avec des phrases de Georges Bush.

Bertrand des BeKa en interview
Les Amis de la BD : Concernant Cœur Collège, quand on est un homme, comment écris-tu ton scénario, alors que c’est une série qui est destinée aux adolescents ?
Bertrand des BeKa : J’ai été collégien, ça aide. La recherche d’informations, je la fais en parlant beaucoup. À travers mes séries, je rencontre pas mal d’ados en dédicace donc j’aime bien aussi parler, les écouter. Pour le reste, ce sont des émotions que j’ai pu vivre, ressentir, partager. On est tous humain. Toute ma scolarité, je m’entendais très bien avec les filles, je n’aimais pas le foot à la récré si tu veux, donc je restais avec elles. Ça m’a permis d’avoir une certaine sensibilité, la même qu’une fille, ça ne s’invente pas. Ensuite, on travaille en collaboration avec Maya, la dessinatrice. Il y a des scènes qui la touchent, alors je lui dis de l’écrire. Par exemple, elle a souffert de problèmes de peau toute sa scolarité qui la complexaient beaucoup. Elle a voulu qu’on en parle dans Cœur Collège. Je lui ai dit : « Ce quotidien-là, j’ai eu la chance de ne pas le connaître. Toi oui, donc écris la scène. » C’était la scène où Clovis s’engueule avec sa mère au petit déjeuner à cause de ça. Elle m’a dit : « d’accord, mais tu le reprends après ! » Et je n’avais rien à reprendre, c’était parfait. Paradoxalement, le personnage est un garçon et c’est elle qui l’a écrit !
Les Amis de la BD : Quand tu travailles sur des sujets plus humoristiques, quelle est la mécanique pour arriver à faire rire ?
Bertrand des BeKa : C’est la particularité du Gag : on promet au lecteur qu’on va le faire rire et ce n’est pas évident. C’est une promesse dure à tenir. Le gag ça peut être purement technique et mécanique, mais il faut éviter de tomber dans ce piège parce qu’on peut décliner à peu près toujours le même gag. Il faut se forcer à ne pas le faire. Le gag, c’est épuisant, c’est un peu comme faire du fractionné en sport, on ne va pas faire du fractionné pendant 2 h, ou alors on est un super athlète. Le gag c’est pareil, on ne peut pas en faire toute l’année.
Les Amis de la BD : Quel est le plus facile ? Faire du gag ou alors écrire une histoire avec des sujets profonds, des enjeux complexes ?
Bertrand des BeKa : C’est nous qui fixons notre niveau d’exigence donc si c’est facile, c’est qu’on a choisi que c’était facile. Mais ce n’est pas une bonne idée d’après moi, donc on se mettra forcément en difficulté. Pour le long récit, on peut y penser longtemps à l’avance. Là par exemple, le prochain Cœur Collège, je n’ai pas commencé à travailler dessus, je m’y mettrai à partir de juin mais je commence à y penser. Je vois quel thème je vais pouvoir aborder, quels personnages vont pouvoir être mis au premier plan. De temps en temps, ça me vient et le moment venu, je suis prêt avec tout un petit boulot qui a été fait en amont. Pour le gag, c’est quand je vais m’y mettre que je vais le chercher. Le premier jour je ne vais rien trouver, je vais être désespéré et très énervé. Le deuxième jour je commence à en trouver un et le troisième je vais en trouver 3, 4 et puis après ça va, la mécanique repart, en fait.
Les Amis de la BD : Quelles sont tes nouveautés pour 2025 ?
Bertrand des BeKa : Je ne sais pas trop, ce n’est pas moi qui fais le prévisionnel des sorties. Peut-être le Champignac, David a presque fini, ou pour Angoulême 2026, ce n’est pas moi qui décide. Il faut savoir que j’écris un an à l’avance. D’abord j’écris le scénario, et le temps que la dessinatrice ou le dessinateur le dessine, il va se passer entre 6 mois et un an parfois. Ensuite il y a le travail éditorial, donc je n’ai pas la main.
Les Amis de la BD : Donc quand tu attaques le scénario, tu n’as pas une pression spécifique de temps pour une date de sortie ?
Bertrand des BeKa : Quelque part si, parce que si je mets le dessinateur en retard, je mets la coloriste en retard et le prévisionnel des éditeurs en retard, donc je l’ai un petit peu quand même. Mais je suis toujours un an à l’avance. C’est pour ça que quelquefois, quand on me pose une question sur un album qui vient de sortir, je ne l’ai plus trop en tête parce que je l’ai écrit il y a un an. Un jour, j’ai eu une question piège lors d’une interview radio comme ça, sur un album gag, on me demande quel est mon gag préféré de l’album, mais j’étais incapable de me souvenir quels gags étaient dans cet album qui avait été écrit plus d’un an à l’avance ! Donc je m’en suis sorti par une pirouette, j’ai demandé au présentateur le sien et j’ai dit que c’était aussi mon préféré !
Les Amis de la BD : Merci beaucoup !
*Invitation en suisse lors du festival Tramabulle
Propos recueillis par : Mel et Bruce Rennes