Didier Alcante : «J’aime savoir si l’alchimie d’une planche fonctionne »

L’album G.I. Gay, sorti en septembre dernier, s’intéresse à la chasse aux sorcières dont furent victimes les homosexuels intégrés dans l’armée américaine. Didier Alcante, son scénariste, nous révèle les dessous de cette histoire, aussi émouvante que passionnante, et revient sur sa collaboration avec le dessinateur Bernardo Muñoz.

Didier Alcante
Didier Alcante ©Mantovani Francesca

Les amis de la Bande dessinée : Bonjour Didier, peux-tu nous expliquer comment décide-t-on d’aborder le sujet de l’homosexualité dans l’armée américaine ?

Didier Alcante : Alors, je suis toujours à la recherche d’idées. En 2011, j’étais tombé par hasard sur un article de presse qui relatait l’abrogation de la loi « Don’t Ask, Don’t Tell » par Barack Obama. Cette dernière était discriminatoire puisqu’elle imposait le silence aux homosexuels incorporés dans l’armée quant à leur préférence sexuelle.

LABD : Ainsi, c’était le point de départ de ton enquête ?

DA : Effectivement, c’est un sujet qui m’a interpellé. Je suis donc remonté dans le temps en multipliant mes recherches. J’ai découvert qu’avant la guerre, la situation était encore pire, puisque les homosexuels vivaient une vraie chasse aux sorcières. Un livre, « Coming Out Under Fire », figurait notamment parmi mes principales sources d’inspiration. Je me débrouille bien en anglais, c’était une référence précieuse pour travailler. Plusieurs témoignages de soldats, hommes comme femmes, ont également servi pour la documentation.

LABD : De la phase de recherche au scénario, quand est-ce que tu tiens un embryon d’histoire à développer ?

DA : Petit à petit, j’ai placé mes idées. J’adore me documenter et quand un sujet me plaît, je lis vraiment beaucoup. Mais, à un moment donné, je dois m’éloigner de tout cela afin de préparer le squelette de mon histoire. J’ai su que je voulais raconter une sorte de saga qui démarre depuis la Seconde Guerre mondiale et qui s’achèverait avec l’abrogation de la loi par Barak Obama. C’est une période de 70 ans à couvrir.

LABD : Ce qui est assez long…

DA : Exactement, c’est pour cela que je me suis principalement concentré sur la Seconde Guerre mondiale. C’était mon premier déclic. Le deuxième concernait ce que je voulais raconter : une histoire d’amour impossible en me basant sur une trame historique. Le troisième, c’était le personnage principal. Il m’est apparu qu’il devait être psychiatre pour différentes raisons, notamment pour le rôle qu’il avait à jouer dans le récit.

Synopsis G.I. Gay
Synopsis G.I. Gay ©Didier Alcante

LABD : Justement, Alan Cole, le principal protagoniste évolue tout au long de l’album…

DA : Au départ, il vit classiquement, il a une fiancée, il est psychiatre. Quand il intègre l’armée, il suit les consignes qu’il reçoit concernant le traitement des homosexuels – il faut les éradiquer de là – puis, il se pose des questions… trouve les règles injustes. Il réagit tout d’abord très discrètement, puis il sympathise pour la cause. À la fin, il devient un véritable militant qui s’engage ouvertement pour défendre les droits homosexuels, au péril de sa vie.

LABD : Alan Cole est-il un personnage réel ? Dans le récit, on a l’impression qu’il influence la décision du président américain ?

DA : On m’a déjà posé cette question, c’est assez marrant. Mais finalement, c’est un combat qui est au départ individuel. Ensuite, il sert la cause LGBT. Alan Cole n’existe pas. Ou plutôt, c’est une représentation de plusieurs personnes. En résumé, c’est l’évolution d’un militant en devenir. Moi, je voulais montrer la transformation de ce personnage depuis les années 40 jusqu’à 2011. Ce que je savais, c’est qu’à la fin, je voulais terminer par une scène de joie. Concernant Alan Cole, je voulais que les lecteurs comprennent qu’il n’a pas pu faire autrement que de s’investir dans la cause et d’en devenir l’un des leaders.

LABD : En effet, il y a un véritable changement de personnalité du héros…

DA : Au début, il est très timide, il rougit facilement face aux compliments. Ce sont sa fiancée et son beau-père qui prennent des décisions à sa place. À la fin de l’histoire, c’est un véritable leader d’opinion.

LABD : Comment construit-on un tel personnage lorsqu’on est scénariste ?

DA : Je suis aussi quelqu’un d’introverti. Depuis quelques années, je travaille avec l’ennéagramme – un système d’étude de la personnalité – qui définit neuf types de personnalité. Lorsque je souhaite développer le caractère d’un personnage, je réponds aux questions du test en essayant de me mettre dans sa peau. Ensuite, j’ai des réponses assez précises

LABD : C’est-à-dire ?

DA : L’ennéagramme me permet de connaître des détails sur le type. Telle sorte de caractère va réagir de telle manière lorsqu’il ne va pas bien : il se met en colère, va tomber dans la drogue ou j’apprends ce qu’il peut développer comme traits dépressifs, etc.

LABD : À partir de quel moment débutes-tu ? tes recherches pour trouver un dessinateur et vendre ce projet à un éditeur ?

DA : Le premier dessinateur à qui j’en ai parlé, c’était en 2016. Mais mon scénario n’était pas terminé. Puis, il a finalement choisi de suivre une carrière solo dans laquelle il assurait le dessin et le scénario. Toutefois, j’ai signé mon contrat avec Dupuis en 2019.

LABD : Qu’est-ce que tu présentes comme document ?

DA : Je dispose d’un synopsis complet et assez détaillé. Il comporte des phrases clés, des détails sur le sujet et de nombreux visuels qui donnent la tendance de ce que je recherche graphiquement. Pour les deux protagonistes principaux, j’ai ajouté les photos de deux acteurs que j’apprécie. C’est ainsi que Merle est directement inspiré de Heath Ledger qui joue le Joker dans Batman « The Dark Knight ».

LABD : Puis, tu rencontres Bernardo Muñoz

DA : À peu près à cette époque, je vois des visuels de l’album que prépare Bernado et qu’il publie sur sa page Facebook. Mon éditrice Laurence Van Tricht les voit aussi. On s’est dit que c’est un style qui conviendrait parfaitement à l’histoire. À Angoulême, on croise Jose-Luis Munuera, on lui demande s’il n’aurait pas les coordonnées de Bernardo. Il l’appelle directement… Il était aussi à Angoulême. On se rencontre, il est séduit par l’histoire.

LABD : Ensuite, comment se déroule votre collaboration ?

DA : Lorsqu’un contrat est signé, généralement je débute le découpage page par page, case par case. Dans le cas de Roberto, j’ai dû patienter un an qu’il finisse son précédent album, ainsi j’ai pris de l’avance.

Extrait du scénario de G.I. Gay
Extrait du scénario G.I. Gay ©Didier Alcante

LABD : Il reçoit le découpage au complet ou par tranche ?

DA : J’avais de l’avance, donc il a reçu des tranches de 20 pages. Le découpage est entièrement rédigé, j’y détaille le nombre de cases, parfois j’y ajoute des indications de plans, mais je reste très général de manière à permettre au dessinateur de se charger de la mise en scène. Roberto prépare un storyboard, un brouillon de la page. On peut ainsi valider l’agencement de la page. Il travaille par des séquences de 5 ou 6 pages. Une fois validé, il attaque le crayonné, l’encrage et la couleur.

LABD : On imagine que c’est un processus qui prend du temps…

DA : Oui, d’autant plus que Roberto travaille également sur les couleurs. Il lui arrive également de peaufiner des détails, tant sur le dessin que sur la colorimétrie.

LABD : Est-ce qu’il respecte à la lettre les consignes que tu lui transmets ?

DA : Quand je reçois le storyboard de Bernardo, je ne m’amuse pas à comparer si le nombre de cases correspond à ce que j’ai prévu. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir si l’alchimie de la planche fonctionne. Pour moi, tout est possible, il peut ajouter ou retirer des cases. Si je constate que cela ne fonctionne pas, alors dans ce cas, je me replonge dans mon scénario afin de vérifier si c’est moi qui ai mal exprimé mon souhait ou si c’est une mauvaise interprétation de sa part.

G.I. Gay, Muñoz
©Muñoz Serrano – G.I. Gay

LABD : Dans G.I. Gay, il y a une scène qui se rapproche vraiment d’une configuration cinématographique, cette grande planche où les GI débarquent sur une île du Pacifique. A-t-on en tête des films au moment de décrire ce type d’action ?

DA : Typiquement, c’est un moment où cela devient sérieux. Les soldats entrent dans le feu de l’action, c’est un moment de vérité. Ils sont envoyés au front. Pour la petite histoire, j’avais demandé une grande case, vue plongeante sur l’action. Bernardo a choisi d’utiliser la contre-plongée. J’ai trouvé que l’alternative était parfaite. D’ailleurs, j’avais posté la planche sur Facebook et certains ont trouvé que cela aurait pu faire une chouette couverture.

LABD : Tu as expliqué plus tôt ta manière de travailler un personnage, en utilisant l’ennéagramme. Toi-même tu n’es pas homosexuel, comment être sûr de ne pas tomber dans les clichés ?

DA : Lorsque j’ai proposé mon projet. Un éditeur s’était même renseigné pour savoir si j’étais gay. Lorsque j’ai travaillé sur le Colonel Amos pour la série XIII Mystery, personne ne s’est renseigné pour savoir si j’étais un agent du Mossad. Moi, j’ai écrit une histoire d’amour. On a tous été amoureux. Dans mes remerciements, à la fin de l’album, je cite notamment Manuel Picaud qui est en quelque sorte un militant de la cause LGBTQ+. Il m’a servi de consultant, de manière que les comportements et les attitudes que je décris soient le plus fidèle possible à la réalité.

G.I. Gay, Muñoz, crayonné
Crayonné ©Muñoz Serrano – G.I. Gay

LABD : C’est une manière de travailler dont tu es coutumier ?

DA : Grâce à Manuel, j’ai pu obtenir davantage de détails, de manière à vraiment être très réaliste. Pour La bombe, j’ai travaillé de la même façon. J’étais en contact avec des Japonais. Nous avons appris, par exemple, que les tatamis n’étaient jamais disposés en croix. Alors, pour G.I. Gay, je ne voulais pas commettre d’impair dans le déroulement de mon scénario. Le soutien de Manuel était précieux.

LABD : As-tu eu la curiosité de t’intéresser au sort des homosexuels dans les armées françaises ou belges, par exemple ?

DA : Je suppose que, globalement, les situations étaient semblables en France ou en Belgique. Je me suis rappelé que, dans l’hexagone, l’homosexualité n’a été dépénalisée que dans les années 80. Tu te rends compte, j’étais adolescent à l’époque. C’est bizarre de se dire que j’ai connu l’époque où être homosexuel constituait un délit !

LABD : Quel est le retour des lecteurs ou des lectrices lorsque tu te présentes en dédicace ?

DA : Il est très positif et bien souvent émouvant. La fin de l’histoire marque beaucoup les gens, particulièrement cette double page qui retrace les 70 ans du combat d’Alan Cole. D’ailleurs, alors que c’est lui le héros du récit, il est étonnant de constater que le public demande davantage son compagnon, Merle, en dessin.

LABD : À sa sortie, l’album a subi un « shitstorm » en raison de son sujet… Tu n’as jamais eu de problème en dédicace ?

DA : En dédicace, non, mais je suis conscient que cela pourrait arriver. Mais, effectivement, sur Internet, il y a eu des réactions homophobes qui ont incité Dupuis à réagir. Il y a eu des comportements vraiment très moches. Mais, il y a eu aussi de très belles rencontres. À Bruxelles, un type m’a félicité pour notre travail. Il s’est réjoui que nous ayons réussi à sortir des clichés habituels.

LABD : Pour terminer, peux-tu nous dire quels sont tes projets actuels ?

DA : Je travaille actuellement sur le 3e tome Les Piliers de la Terre, une adaptation de la saga de Ken Follet. Le second tome vient tout juste de sortir et le prochain sera publié en octobre 2025.

LABD : En tant que scénariste, tu passes d’un univers à un autre. Tu assures aujourd’hui la promo d’une histoire contemporaine alors que tu rédiges le scénario d’une histoire médiévale. N’est-ce pas compliqué ?

DA : Ce n’est pas facile de passer d’un univers à un autre. Au début de ma carrière, je préparais les albums les uns derrière les autres. Aujourd’hui, avec la multiplication des projets – je peux écrire 5 planches pour une histoire, puis 3 pour une autre – c’est moins facile et je perds du temps. Mais maintenant, j’ai décidé de terminer un gros album avant d’attaquer les suivants.

LABD : Un grand merci Didier pour le temps consacré à nous révéler les dessous de ton métier.

DA : Merci également.

Propos recueillis par : Bruce Rennes

Vous pouvez discuter de l’interview sur notre groupe Facebook des Amis de la bande dessinée.

Nous avons fait le choix d’être gratuit et sans publicité, néanmoins nous avons quand même des frais qui nous obligent à débourser de l’argent, vous pouvez donc nous soutenir en adhérant à l’association des Amis de la bande dessinée. L’ensemble de l’équipe vous remercie d’avance pour votre aide.

Consultez la liste de nos librairies partenaires pour vous procurer les albums évoqués.