Debry, Cyrano et moi – T1 de Les Cœurs de Ferraille

Les Cœurs de Ferraille, par les BéKa et José Luis Munuera, est à la fois une histoire d’amitié et la quête identitaire d’une petite fille, Iséa, partie à la recherche de sa nounou-robot. L’album Debry, Cyrano et moi nous plonge dans un univers rétro-futuriste étonnant, où les robots et autres éléments de modernité trouvent leur place dans le monde de la fin du XIXè siècle aux Etats-Unis, pour mieux nous parler de l’actualité, et pour faire réfléchir le lecteur sur des questionnements intemporels.  

Couverture de l'album Debry, Cyrano et moi
Couverture de l’album Debry, Cyrano et moi © Les Coeurs de Ferraille – BeKa et José Luis Munuera – Dupuis

Dans un monde qui ressemble au Sud des Etats-Unis ségrégationniste, Iséa est une petite fille solitaire, qui a pour seules fréquentations une amie virtuelle, Tal, et sa nounou-robot, Debry, qui lui offre la sécurité affective que sa mère est incapable de lui donner. Lorsque cette dernière renvoie Debry, Iséa se lance dans une quête initiatique, un périple à travers plantations de coton et bayous, jusqu’à l’utopique cité de Tulpa, où robots et humains vivent libres et en harmonie. Elle est accompagnée dans sa quête par son camarade Tilio, qui se révèle bien différent de l’image qu’elle en avait, et auprès de qui elle découvre l’amitié. Mais les deux enfants ont sur leurs traces l’inquiétant robot-limier, qui a pour mission de ramener Iséa à sa mère… 

Page 3 de l'album Debry, Cyrano et moi
Page 3 de l’album Debry, Cyrano et moi © Les Coeurs de Ferraille – BeKa et José Luis Munuera – Dupuis

Dans ce Sud revisité, les robots ont remplacé les esclaves noirs aux champs et dans la condition domestique. Les « Ce n’est qu’une robot… » qui échappent à quelques personnages, nous rappellent alors qu’il y a à peine deux siècles, on ne considérait pas ces esclaves comme tout à fait humains. Car c’est bien l’humanité que questionnent les Beka dans cet album étonnant. Qui est vraiment humain ? Cette mère indigne, froide et incapable d’amour (on note une ressemblance physique avec la reine de Blanche-Neige), qui n’a fait une enfant que pour une raison peu avouable ? Ou cette robot dont la police des lettrages indique une voix mécanique et métallique, mais dont les attentions portées à la petite fille, ainsi que ses invitations à « regarder la beauté du monde » révèlent une sensibilité bien plus profonde.  

Page 4 de l'album Debry, Cyrano et moi
Page 4 de l’album Debry, Cyrano et moi © Les Coeurs de Ferraille – BeKa et José Luis Munuera – Dupuis

L’univers créé par les Beka et José Luis Munuera dans Les Cœurs de Ferraille est lui aussi profond et étonnant. Si ces dernières années, la bande dessinée nous a habitués à des univers rétro-futuriste mêlant éléments de la belle époque et éléments d’avant-garde à la Jules Verne, le contexte du Sud esclavagiste est pour le moins inédit dans cet emploi, et l’on pourrait parfois se croire dans Huckleberry Finn ou dans Autant en emporte le vent, si les éléments de modernité ne venaient pas signaler la dissonance. Les voitures à cheval et les locomotives à vapeur y côtoient donc les robots, mais aussi un « réseau » qui semble tout aussi développé que notre internet, avec des appareils capables de matérialiser un écran au milieu de rien. Mais cet univers entre passé et futur sert surtout à parler de notre présent, et entre en résonance avec des problématiques très contemporaines : les discriminations de toutes sortes, les amitiés virtuelles sur les réseaux sociaux, mais aussi le transhumanisme, ou l’éthique liée à l’emploi des intelligences artificielles (la récente polémique autour de l’IA « consciente » de Google est la preuve de l’actualité de cette question). Surtout, cet album aborde des thématiques intemporelles : la peur d’être rejeté par les gens qu’on aime, la difficulté de se construire face à des parents défaillants comme ceux de Tilio et d’Iséa… Cette dernière devra aller au bout du complexe œdipien, et « tuer » sa mère toxique pour pouvoir grandir et devenir qui elle est.  

Page 5 de l'album Debry, Cyrano et moi
Page 5 de l’album Debry, Cyrano et moi © Les Coeurs de Ferraille – BeKa et José Luis Munuera – Dupuis

Ce propos est admirablement servi par le trait protéiforme de Munuera. Bien connu des lecteurs du journal pour sa reprise de Spirou et pour sa série spin-off consacrée à Zorglub, il retrouve ici le trait plus réaliste adopté dans Fraternity par exemple, même si de temps à autre, un personnage au trait plus cartoonesque refait surface, comme le vieil homme qui aide Iséa et Tilio et les met sur la route de Tulpa. Le traitement des robots est convaincant, que ce soit celui des robots « esclaves », dont les grands yeux ronds pourraient paraître vides, mais disent surtout la pureté d’âme, ou celui du robot-limier, sorte de Sherlock métallique à l’allure distinguée et au flegme britannique, mais qui s’avère être une véritable machine à tuer… L’histoire des deux enfants est ponctuée par des planches au graphisme différent, sans encrage, consacrées à des extraits du film Cyrano de Bergerac, qu’Iséa regarde sur les conseils de son amie Tal. Cette présence de Cyrano dans cette histoire pourrait apparaître comme une incongruité, d’autant plus qu’elle rend l’histoire encore plus difficile à dater entre passé et futur (la pièce d’Edmond Rostand date de 1897, le film de Rappeneau de 1990), mais elle fait en réalité écho aux sentiments des personnages, à cette peur d’être rejeté, à ce besoin d’être aimé, et à la nécessité de réenchanter le monde. Le talent de Munuera se déploie aussi dans de grandes cases-tableau, atteignant parfois la taille d’une planche, sortes de pauses contemplatives pour les personnages et le lecteur, dans cet album qui mêle aventure et réflexions poétiques sur la vie.  

Page 6 de l'album Debry, Cyrano et moi
Page 6 de l’album Debry, Cyrano et moi © Les Coeurs de Ferraille – BeKa et José Luis Munuera – Dupuis

Chronique écrite par Marie ENRIQUEZ

Informations sur l’album

  • Scénario : BeKa et José Luis Munuera
  • Dessin : José Luis Munuera
  • Couleurs : Sedyas
  • Éditeur : Dupuis « Tous publics »
  • Date de sortie : 3 juin 2022
  • Pagination : 72 en couleurs
  • Format : 218 x 300

A lire aussi l’interview de José Luis Munuera à l’occasion de la sortie du tome 1

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