De notre envoyé spécial

Les héros des bandes dessinées classiques ont, la plupart du temps, un métier qui conditionne leurs aventures. Ainsi, Buck Danny est aviateur, Michel Vaillant pilote, Lucky Luke et Comanche cow-boys, Blake chef du contre-espionnage et Mortimer, scientifique. Un des personnages les plus anciens et connus du 9^ème art, dont l’aura dépasse celle de ses albums est Tintin, le célèbre reporter, dont les péripéties l’entraînent aux quatre coins du globe. Tintin, reporter ? Vraiment ?

De notre envoyé spécial 1000 Sabords couverture

Si les kiosques du jeudi attendaient un « papier » du fameux héros à la houppe, c’eut été un espoir déçu et ils n’auraient pas vendus grand-chose… En effet, si on se fonde sur ce que nous montre Hergé tout au long des 24 aventures de Tintin, le fameux Petit Vingtième n’a pas eu de quoi noircir ses pages à longueur de semaine. En tout et pour tout, Tintin n’a officiellement rédigé qu’un seul article, écrit lors de son voyage au Pays des Soviets. Marc Ouahnon, dans De notre envoyé spécial comble ce manque. Et si on avait pu constater le travail de journaliste de Tintin, quels articles aurait-on pu lire ?

Londres, Kessel, Hemingway et… Tintin

Un grand reporter soigne ses reportages pour les rendre lisibles, compréhensibles et fluides. Il décrit l’aventure et le monde en un nombre limité de signes, sans perdre l’intérêt du sujet abordé. Des sujets, on peut dire que Tintin en a en stock. Ouahnon, dans son ouvrage publié aux éditions 1000 sabords, sélectionne, pour chacun des 24 albums du personnage d’Hergé, un ou plusieurs focus qui auraient pu donner lieu à un grand reportage. Ainsi, tel Hemingway reporter de guerre, l’auteur (ou Tintin ? Les articles n’étant pas signés…) retient, par exemple, pour l’article du Lotus Bleu un « faux attentat qui envoie l’armée japonaise en Chine ». Il le fait cependant en utilisant un style journalistique qu’il rapproche de la réalité, afin d’ancrer les aventures de Tintin dans le monde réel, comme si le personnage avait traversé le 20^ème siècle en dehors de toute fiction. Dans chacun des articles, Ouahnon place quelques références aux albums, mêlant l’imagination d’Hergé à l’Histoire telle qu’elle a réellement eu lieu. Jouant à fond la carte de « l’envoyé spécial », l’auteur alterne reportage, interviews et encarts instructifs.

Ainsi, comme dans un reportage de Kessel, on trouve un aparté sur Henry de Monfreid dans l’article consacré aux Cigares du Pharaon, ou un entretien (!!) avec Percy Fawcett (comprenez : Ridgewell) dans le papier de L’oreille cassée. Si parfois l’auteur s’appuie directement sur les albums – notamment pour l’article sur L’étoile mystérieuse, que Tintin suit dans la BD en tant que journaliste (sans écrire d’article), le plus souvent, il se saisit du thème des différents opus pour rédiger des reportages montrant la marche du siècle, tel un digne héritier d’Albert Londres. On peut citer notamment les entrées sur « la dernière cité inca », « le rêve [lunaire] en marche », ou « Les magnats du pétrole », qui décrit une situation qui était déjà explosive au Proche Orient. L’ensemble est malin, original, réussi et donne aux archi-connues aventures de Tintin une vision nouvelle et originale.

Le fond… et la forme

Si Ouahnon restitue bien l’âme et l’essence d’articles de grand reporter dans sa rédaction, De notre envoyé spécial attache également une grande importance à la forme, ce qui confirme sa réussite. Ainsi, on suit la carrière de Tintin, reporter, à travers trois employeurs différents. Le premier, Le petit Vingtième, prend ainsi la forme d’un journal classique en noir et blanc, s’éloignant un peu du « vrai » en ce sens qu’il est quotidien et ne s’adresse pas aux enfants. Le deuxième, La nuit, référence au bien connu belge Le soir, qui a publié le travail d’Hergé pendant la Seconde Guerre mondiale, retrace les articles liés aux albums publiés dans cette sombre période, sous la forme d’une presse sobre et sans fioriture. Le troisième, Le reporter, est supposé être un hebdomadaire créé directement par Tintin, suite à la fortune acquise suite à un « héritage » (qu’on devine être celui de Rackham le Rouge, rebaptisé en Jack Rackham).

S’éloignant des articles d’actualité pure et dure, au jour le jour et sans profondeur historique ou géographique, ce magazine fictif (dont le premier numéro est daté du… 26 septembre 1946 !) a pour objectif les grandes aventures, les rencontres, le progrès, et se rapproche de Life ou d’un National Geographic mâtiné d’une touche de Paris Match. Il s’adapte parfaitement aux titres de Tintin publiés entre 1946 et 1976 où Hergé s’attache à ajouter un humanisme, un universalisme et une émotion aux péripéties de son héros. L’auteur ajoute un souci du détail de bon aloi puisqu’il fait évoluer le prix du magazine au fur et à mesure du temps qui passe, de sorte que le lecteur se croit réellement en train de parcourir les archives d’une revue ayant vraiment existé.

Ecrire sur Tintin ou Hergé relève de la gageure, tant le sujet parait être épuisé et avoir été traité sous tous les angles, dans d’innombrables essais qui paraissent régulièrement, sans toujours montrer une certaine originalité. Avec De notre envoyé spécial, Marc Ouahnon montre que parler de Tintin est encore possible, tant il aborde le sujet d’une façon inédite, c’est-à-dire en s’appuyant sur ce qu’est (ou est supposé être) Tintin : un reporter. Il le fait dans un ouvrage agréable, plein d’une belle fraîcheur qui ravira autant les fans du héros d’Hergé que les amateurs de l’histoire du 20^ème siècle.

Une chronique écrite par : Mathieu Depit