De la lumière à l’ombre
1923, alors que le traité de Lausanne signe le démantèlement de l’ancien Empire ottoman, deux célèbres marionnettes du Moyen-Orient, Hacivat et Karagöz, s’enfuient de leur théâtre afin d’apporter les revendications de leur cité, Erzin, qu’il s’agit de libérer du joug français. De la lumière à l’ombre est un véritable petit manuel de géopolitique de ce début de XXe siècle.
En 1920, la Première Guerre mondiale s’achève et l’Empire ottoman, après 6 siècles de domination, s’apprête à être démantelé, écrasé par le poids de ses dettes et sa position de vaincu de la Grande Guerre aux côtés des Austro-Hongrois et des Allemands. Les vainqueurs, quant à eux, s’organisent afin de se rembourser des coûts de la guerre et à se partager les restes du géant de la Sublime Porte ottomane.
Dans la petite ville d’Erzin, placée sous mandat français, Hacivat et Karagöz se produisent dans un petit théâtre de rue. Les deux héros sont des pantins dirigés par un marionnettiste qui leur fait rejouer, nuit après nuit, les mêmes scènes, souvent sujettes à des polémiques politiques entre les spectateurs. Un soir, c’est le miracle. Les deux personnages décrètent qu’il est temps de « changer de perspective » et parviennent à devenir humains. Pour changer le cours du destin de leur communauté, ils décident de se rendre à Lausanne où va se jouer l’avenir de l’Empire ottoman, et donc le sort de leur ville adorée. Mais, si Karagöz souhaite libérer sa cité de l’occupant français, Hacivat s’intéresse plutôt à obtenir la gestion des concessions pétrolières du territoire.
Traité de géopolitique
Ce ne sont pas moins de trois scénaristes qui se sont attachés à donner vie aux deux acteurs les plus connus de la marionnette traditionnelle turque, Hacivat et Karagöz, une activité très populaire du XVI au XXième siècle. Jonathan Conlin, professeur d’histoire moderne à l’Université de Southampton, Ozan Ozavci professeur adjoint d’histoire transimpériale à l’Université d’Utrech et Julia Secklehner chargée de recherche au département d’histoire de l’art de l’Université Masaryk de Brno sont membres du Lausanne Project ; un réseau chargé de mettre en lumière les conséquences du traité de Lausanne. Ainsi, De lalumière à l’ombre est un petit cours qui mêle allègrement l’absurdité parfois propre au théâtre aux réalités historiques dont les conséquences se mesurent encore plus d’un siècle après la signature de ce traité qui divisa les peuples en fonction des intérêts des vainqueurs de la Première Guerre mondiale.
Les deux pantins, libérés du joug de leur marionnettiste vont se rendre compte qu’à Lausanne, entre les puissants, se joue également un jeu de dupe où les pantins ne sont pas forcément ceux que l’on croit et que les ficelles sont tirées selon des enjeux géostratégiques qui dépassent bien souvent les capacités cognitives de nos deux héros.
Un récit énergique
Au dessin, l’auteur turque Gökçe Everdi plonge les lectrices et les lecteurs dans un roadmovie attrayant qui les mène des abords de la côte Est de la méditerranée jusqu’aux rives du lac Léman, à Lausanne. Le trait se veut volontiers caricatural et un brin grotesque pour représenter différentes personnalités de l’époque tels les journalistes Ernest Hemingway et Clare Sheridan, le sujet de sa majesté George Nathaniel Curzon, chargé des négociations du traité de Lausanne, ou encore négociateur de la délégation turque İsmet Pacha. Gökçe Everdi ne s’encombre pas de mille détails pour la réalisation de ses différentes planches. Les cases restent sobres, sans grand artifice. Toutefois, d’une planche à l’autre, la mise en page ne cesse de varier offrant une dynamique dans la lecture qui colle parfaitement à l’énergie d’un récit aux multiples rebondissement, quitte parfois à donner le tournis.
Avec un tel titre, De la lumière à l’ombre est sans doute une allégorie au déclin de l’Empire ottoman qui s’éteignit après la signature du traité de Lausanne. Avec la bande dessinée, le Lausanne Project trouve là un moyen didactique de donner les clés aux lectrices et lecteurs de mieux comprendre les frontières d’une partie du Moyen-Orient actuel et des problèmes qui en découlent très régulièrement.
Chronique écrite par Bruce RENNES
Informations sur l’album
- Scénario : Jonathan Conlin, Orzan Ozavci et Julia Secklehner
- Dessin : Gökçe Everdi
- Couleurs : Gökçe Everdi
- Éditeur : Antipodes
- Date de sortie : 17 avril 2024 (Suisse) / 16 mai 2024 (France)
- Pagination : 104 en couleurs
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