Le neuvième art brésilien n’est peut-être pas le plus réputé mais il est, depuis quelques années, en plein essor, avec un Eisner Award en 2018 pour Cumbe de Marcelo D’salete, un Fauve d’Or à Angoulême en 2022 pour Écoute, jolie Marcia de Marcello Quintanilha, tous deux édités en France par Ça Et Là. Aujourd’hui, c’est Ilatina, maison d’édition créée en 2019 et spécialisée dans les bandes dessinées sud-américaines, qui propose la nouvelle pépite brésilienne, Comme une Pierre, premier one shot du jeune Luckas Iohanathan, une œuvre crue et radicale dans sa narration comme dans son esthétisme.

Comme une pierre - Luckas Iohanathan couverture

© Comme une pierre – Luckas Iohanathan – Ilatina, 2024

Au cœur du Sertao du nord-est brésilien, l’une des zones les plus arides au monde, vivent Cristo et sa femme, deux paysans pauvres. À leur grande précarité s’ajoutent deux drames du quotidien : leur fille devenue, du jour au lendemain, lourdement handicapée, et une interminable sécheresse. Après plus d’un an sans pluie, alors que leurs animaux sont tous morts, le couple reçoit la visite de religieux menés par un homme nommé « le Rêveur ». Cet être habité par la foi leur propose alors son aide, pour le meilleur mais surtout le pire.

Comme une pierre - Luckas Iohanathan planche 11

© Comme une pierre – Luckas Iohanathan – Ilatina, 2024

« Moi, je n’ai pas de prénom »

Malgré la chaleur étouffante du récit, Comme une Pierre est d’une froideur dérangeante, à commencer par ses personnages. Cristo et son épouse sont spectateurs des événements, et même de leurs propres vies. Les émotions naissent, les esprits s’emportent mais rien n’en sort, même lorsque l’horreur est sur le point de survenir, même quand la colère de la femme paraît proche d’exploser enfin, face à toute cette injustice et à la solution extrême imposée par le Rêveur pour « sauver le couple et leurs âmes ».

Celui-ci est sans doute le protagoniste le plus glaçant de l’album, ses paroles pleines d’amour sonnant faux. Si les discours religieux, d’un très grand fanatisme, font froid dans le dos, ils ne sont jamais vraiment condamnés : Dieu est la réponse à tout, Cristo et sa femme n’ont plus à s’inquiéter s’ils s’en remettent au Rêveur. Le Sertao étant une région très croyante, les superstitions y trouvent une audience aveugle. Il n’y a plus aucune vie dans l’esprit du couple, presque aucune rébellion ne coule dans leurs veines. Les colères et les pleurs font alors rapidement place à la résignation.

Comme une pierre - Luckas Iohanathan planche 33

© Comme une pierre – Luckas Iohanathan – Ilatina, 2024

« Pourquoi chaque jour semble pire que le précédent ? »

C’est bien cette résignation qui est au centre du récit de Luckas Iohanathan, et la narration parvient même à la transmettre à son lecteur. Alors que la fillette pourrait être l’enjeu majeur de l’album, l’auteur met un point d’honneur à la rendre la moins vivante possible. Réduite à l’état de légume humain, en apparence insensible au monde qui l’entoure, elle ne suscite aucune empathie, même quand des enfants l’entourent avec joie et amour, même quand ses parents ne peuvent plus payer ses médicaments, même quand un grand danger pèse sur elle. Sa première apparition est même réduite à une simple tâche noire, vaguement humaine, et l’illustrateur multipliera ensuite la même image pour la mettre en scène.

Le désespoir pèse sur tout l’album, rendant la lecture assez paradoxale : si on ne ressent ni sympathie ni dégoût envers les protagonistes, leurs drames nous laissant généralement de marbre, il est impossible de ne pas être captivé par la radicalité de l’expérience narrative. L’album se dévore avec une passion qui est pourtant totalement absente chez les personnages.

Comme une pierre - Luckas Iohanathan planche 35

© Comme une pierre – Luckas Iohanathan – Ilatina, 2024

« Ça y est, tout est fini. »

Ce côté implacable du récit se retrouve dans l’esthétique de l’album. Toutes de blanc, de noir et du jaune de la chaleur, les planches sont d’un minimalisme extrême. Les décors sont simplistes, parfois même totalement absents, renforçant le vide du quotidien des protagonistes, et leur peu d’alternative ou d’espoir. Le graphisme des personnages est assez classique, en dehors de cette étrange grande tâche noire présente sur les nez de tous. Les traits sont simples mais d’une grande efficacité pour retranscrire la naissance avortée des émotions.

Puis quand tout explose, que les émotions émergent enfin alors que le danger et l’horreur semblent inéluctables, le dessinateur parvient à faire apparaître de l’humanité, du moins à un personnage en particulier qui finit par créer un semblant d’empathie chez le lecteur, pour l’emmener vers un final puissant et magnifique.

Comme une pierre - Luckas Iohanathan planche 43

© Comme une pierre – Luckas Iohanathan – Ilatina, 2024

Oppressant, dérangeant, malsain, désespéré, Comme une Pierre ne laisse clairement pas insensible, jusqu’à son titre qui prend tout son sens dans deux scènes hallucinantes. Avec sa narration froide et ses personnages qui le sont tout autant, malgré la chaleur ambiante, cette première œuvre de LuckasIohanathanest un one shot captivant, presque envoûtant tellement la spirale infernale que vivent ses protagonistes semble implacable, inéluctable, jusqu’à une conclusion poignante et non dénuée, enfin, de poésie et d’intensité. Un album unique, une expérience intense de lecture qui mérite largement sa présence dans la sélection officielle du Festival d’Angoulême.

Une chronique écrite par : Cédric « Sedh » Sicard

© Comme une pierre – Luckas Iohanathan – Ilatina, 2024

Informations sur l’album :

  • Scénario : Luckas Iohanathan
  • Dessin : Luckas Iohanathan
  • Couleurs : Luckas Iohanathan
  • Éditeur : Ilatina
  • Date de sortie : Le 23 août 2024
  • Pagination : 192 pages en couleurs

© Comme une pierre – Luckas Iohanathan – Ilatina, 2024

© Comme une pierre – Luckas Iohanathan – Ilatina, 2024

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