Bianca Castafiore, celle qui rit de se voir si belle

La littérature fait partie intégrante de la vie de chacun, même de celles et ceux qui n’ouvrent jamais un livre. En effet, les écrivains et personnages de romans sont éternels puisqu’ils ont même investi le langage de telle sorte qu’on parle d’eux, parfois sans le savoir. N’emploie-t-on pas les termes « machiavélique », sans avoir lu Le Prince, ou « sadique », sans rien connaître du marquis ? Plus léger, ne parle-t-on pas d’aventures « rocambolesques » sans même avoir jamais entendu parler de Ponson du Terrail ? Certains personnages de BD ont eu cette immense faveur d’avoir investi notre parlé, notamment dans l’univers de Tintin. Si, même pour un allergique (s’il y en a !) à l’œuvre d’Hergé, un étourdi est un « Tournesol » ou quelqu’un qui braille ou chante faux est une vraie « Castafiore ». C’est sur ce fameux personnage que s’arrête Pierre Bénard dans Bianca Castafiore, celle qui rit de se voir si belle, paru aux éditions 1000 Sabords.

Les 24 aventures de Tintin ont permis aux lecteurs de tous âges de connaître une famille de papier où chaque personnage, des premiers rôles aux simples figurants est une figure connue. Dans toute cette foule presque exclusivement masculine, il est indéniable que Bianca Castafiore sort du rang. Mais pourquoi ? L’italienne n’apparaît finalement que peu dans les albums et, lorsqu’elle est présente, c’est généralement pour un nombre de cases restreint. Comment analyser les passages de la diva dans Tintin ? Pierre Bénard, grand spécialiste de Tournesol, s’intéresse cette fois-ci à la Castafiore, dans un essai souvent surprenant qui va loin, très loin dans la recherche pour tenter de trouver des éléments de réponse à cette question.

Un personnage peut-être plus complexe qu’il n’y parait

Pour ceux qui ont découvert Tintin étant enfant, les différentes relectures d’adultes ne permettent pas de chasser les idées, parfois simples, qu’on a lorsqu’on est encore en culottes courtes (et non pas de golf). Et dans ces préjugés, la Castafiore est une casse-pieds qui chante comme une casserole. Certes, mais pas que… En repartant de la première apparition de la cantatrice, qu’il évoque longuement, Bénard pousse l’étude pour comprendre ce qu’est vraiment ce personnage. Tout part de cette route syldave où la voiture de la diva recueille Tintin dans Le sceptre d’Ottokar. Dès les premières images, on sait presque tout : cette femme est imposante – dans tous les sens du terme – prend toute sa place (voire celle des autres), et chante si mal que Tintin, pourtant en danger, préfère continuer à pied plutôt que de rester à l’écouter. Mais cette entrée en matière cache un mystère. Pourquoi Tintin, et plus tard Haddock, sont-ils si révulsés par les performances vocales de Bianca, quand celle-ci est adulée par tous ? La Castafiore, souvent, et cela se comprend, considérée comme étant une amie de Tintin, est-elle d’ailleurs vraiment une simple passante dans les albums, là pour apporter un élément comique ? Ou bien, n’est-elle seulement là que parce que, fidèles aux habitudes des héros de BD, Tintin et ses amis sont souvent dans des situations compliquées, face à l’adversité… précisément là où, la plupart du temps, Bianca se trouve… Sa relative candeur ne serait-elle pas, finalement, que mépris ? Bénard explore tout cela et bien plus encore !

Un mythe parmi les mythes

Bénard donne à voir au lecteur les visages multiples de la diva et, pour ce faire, il utilise la puissance et l’universalité des mythes. Allant tour à tour du paysage grecque au patrimoine celtique et à ses fées, en passant par les créatures fantastiques tel le vampire ou la goule, l’auteur s’interroge sur qui est, ou ce qu’est réellement la chanteuse. Est-elle ce gentil rossignol milanais toujours prompt à aider Tintin, comme elle le fait dans L’Affaire Tournesol ? Mais n’est-elle pas aussi celle qui arrive dans une histoire sans qu’on l’attende, pour entraîner les héros vers un piège, comme dans Les Picaros ? D’ailleurs, quelle est sa part de Mal, quand on la sait danser sur le bateau du Marquis di Gorgonzola, ou chanter en Bordurie chez Spönsz ? Bénard guide le lecteur vers ses multiples pistes pour mieux comprendre ce personnage si emblématique qu’il a même inspiré le titre d’un opus de la série, longuement commenté dans cet essai. Il le fait dans un style fleuri, avec moult digressions et force anecdotes, le tout gorgé de références, pas toujours des plus connues et qui pourront parfois dérouter le lecteur. L’essai, loin d’être facile à lire, regorge d’exemples et de parenthèses sur l’art ou la mythologie et, tout en l’analysant et l’expliquant, s’éloigne parfois de l’univers de Tintin, pour mieux souligner sa complexité.

Bianca Castafiore, celle qui rit de se voir si belle est un ouvrage érudit, à conseiller à de grands amateurs de Tintin, mais aussi à de grands connaisseurs de littérature. En cela, la couverture, assez simpliste, ne reflète pas vraiment le contenu, tant celui-ci, composé de multiples chapitres à la pagination assez courte, fait la part belle à une narration étudiée et très bien écrite. La preuve que, décidément, l’univers de Tintin et d’Hergé peut être exploité de multiples façons, et s’adapte à tous.