Aimée de Jongh : « C’est un récit qui est ancré en moi »

À Angoulême, Les Amis de la BD ont eu le plaisir de rencontrer Aimée de Jongh, autrice du très remarqué « Sa majesté des mouches », par ailleurs élu album du mois de décembre 2024 par notre rédaction. Cette rencontre fut une chouette occasion de discuter à la fois littérature et bande dessinée.

A Angoulême avec Aimée de Jongh
A Angoulême avec Aimée de Jongh ©Mathilde Rennes

Les Amis de la BD : Bonjour Aimée. Dans la postface de ton adaptation de Sa majesté des mouches, tu évoques ta passion pour ce livre écrit par William Golding et publié en 1954. Peux-tu nous en dire davantage sur cette rencontre littéraire ?

Aimée de Jongh : J’ai lu ce roman quand j’avais 14 ans, à l’école. Aux Pays-Bas, où je suis née, ce livre était étudié en classe d’anglais. On avait de nombreux classiques à lire. C’est un ouvrage qui m’a beaucoup marquée. Parce que cela concerne des enfants et l’histoire est violente. Je ne m’y attendais pas, c’est un récit qui est ancré en moi.

LABD : C’était donc impossible de ne pas être marquée par cette histoire… Mais comment en vient-on à l’adapter en bande dessinée un peu plus de 20 ans plus tard ?

ADJ : Cela fait longtemps que je suis intéressée pour réaliser ce projet. À l’époque, je venais de finir mes études. Mon projet était de dessiner un roman graphique. Cela me semblait une très bonne idée d’adapter un roman classique. Cela me permettait d’avoir une histoire qui était déjà très bonne et je pouvait simplement me concentrer sur le dessin.

LABD : Est-ce facile d’en négocier les droits ?

ADJ : J’avais contacté l’éditeur de Sa Majesté des mouches à Londres, en Angleterre. J’ai demandé si c’était possible d’obtenir les droits. Eh bien non, l’obtention du copyright avec la famille de William Golding était compliquée. Donc, je suis passée à autre chose. J’ai encore redemandé plus tard, sans davantage de succès. Donc okay, ce n’est pas grave, je vais continuer avec mes propres histoires. Huit années plus tard, j’avais 33 ans, je reçois un courriel de cet éditeur qui me demande si je suis encore intéressée car il a obtenu l’autorisation pour une adaptation. J’ai immédiatement dit oui !

LABD : Est-ce que tu avais une notoriété qui a permis qu’on pense de nouveau à toi ?

ADJ : C’était un mélange de différentes choses parce que c’est la famille qui a donné la permission. Elle a vu d’autres adaptations de classiques en romans graphiques. Elle les a beaucoup aimés. Ensuite, mon œuvre, mes autres livres étaient assez connus et se vendaient plutôt bien. Tout ça a permis à l’éditeur de changer d’opinion. C’était une longue attente, mais finalement, ça a réussi.

LABD : Quand tu apprends cette nouvelle, tu dois vraiment être très heureuse…

ADJ : Oui bien sûr, super heureuse…

LABD : Combien de fois as-tu lu le roman ?

ADJ : Oulala, je pense peut-être au moins 50 fois. Sans compter les lectures à l’occasion de l’adaptation, au cours de laquelle, je n’ai pas forcément relu l’entièreté du roman. Lorsque je dessinais une scène particulière, qu’il me fallait des précisions. Je relisais un passage afin de vérifier que ma mise en page fonctionnait ou que je n’avais pas oublié des éléments…

LABD : Pour la base de l’adaptation, tu es partie de la version anglaise…

ADJ : Oui, c’est exact. La bande dessinée est sortie dans une vingtaine de pays en même temps et donc presque autant de langues différentes. En Angleterre, mais également en France ou au Japon. La sortie fut simultanée en septembre 2024. Mais, c’est vrai que ma base de travail est la version anglaise du roman.

Sa Majesté des Mouches Aimée de Jongh Dargaud couverture

©Dargaud – Sa Majesté des Mouches – Aimée de Jongh, d’après William Golding

LABD : Dans la version anglaise, tu respectes le roman, tu ne touches pas à un seul mot du texte d’origine…

ADJ : Oui, c’était important pour moi. C’est un de mes livres préférés et j’ai beaucoup de respect pour l’écrivain. Ses textes sont super beaux. Modifier les textes aurait ajouté une couche de stress. Et, il me semblait que cela ne respecterait pas le travail d’origine de Golding. Il n’était donc pas nécessaire d’inventer de nouvelles phrases.

LABD : La version française, en revanche, a fait l’objet d’une nouvelle traduction ? J’ai remarqué quelques différences avec le roman. Je me suis amusé à lire le roman et la BD en même temps…

ADJ : Alors, moi j’ai utilisé les phrases tirées du livre anglais. Puis, la BD a été traduite par Dargaud. C’est une nouvelle traduction, oui.

LADB : Les titres des chapitres changent un peu…

ADJ : Oui, mais également le nom de Cochonnet qui n’est pas le même entre le roman et la BD. Je pense que c’est à cause d’une question de copyright. Il est nécessaire d’acheter une licence, mais je ne sais pas si c’était vraiment la raison ici.

LADB : Ou peut-être pour éviter la confusion avec le Porcinet de Winnie l’Ourson…

ADJ : Ah d’accord. C’est peut-être pour ça, alors.

LABD : Est-ce que tu as travaillé librement sur le livre ? Est-ce qu’il y avait un contrôle sur les différentes étapes de ton travail ?

ADJ : Non, j’étais assez libre. C’est moi qui ai conçu le storyboard en choisissant mes propres scènes, mes planches et mes découpages. J’ai préparé mes storyboards et mes croquis, je les ai transmis à l’éditeur en Angleterre, mais aussi à la famille de William Golding, sa fille et ses petits-enfants. Ils ont lu le storyboard, m’ont répondu que c’était « ok », avec toutefois quelques petites suggestions. « Ici, on peut améliorer encore ou changer là quelque chose… ». C’étaient vraiment des détails.

LABD : Et ensuite ?

ADJ : J’ai écouté les remarques, apporté quelques modifications mineures. Une fois que tout le monde était d’accord, j’ai débuté le dessin sur papier, à l’encre, puis j’ai travaillé les couleurs de manière numérique.

LABD : Lorsqu’un lecteur lit le roman, il s’imagine certaines scènes, prenons l’exemple de Simon qui se fait battre par les autres enfants. Comment t’y prends-tu pour les traduire graphiquement ? Est-ce que tu penses au travail d’origine de l’écrivain, ou alors est-ce que tu réinterprètes certaines scènes, notamment les plus violentes ?

ADJ : C’est ma version de l’histoire, mon adaptation. Donc naturellement, c’est ma vision. Je n’ai pas été consulter d’autres personnes pour leur demander ce qu’ils imaginaient en lisant telle ou telle phrase. C’était donc ma propre interprétation. J’ai tout de même toujours demandé à l’éditeur et à la famille si c’était bon pour eux. Le dessin et la mise en page sont vraiment basés sur mon propre ressenti de l’histoire. Il existe deux films sur Sa majesté des mouches. J’avais décidé de ne pas les regarder tant que je réalisais mon adaptation. Je ne voulais pas être influencée.

LABD : Y a-t-il des scènes qui étaient plus dures à réaliser que d’autres ?

ADJ : Oui naturellement. Particulièrement, les scènes où des enfants meurent. Ça, c’est très dur à imaginer, dur à dessiner, dur à raconter. Car c’est très triste. Dans le roman, ce sont des scènes qui sont très détaillées. On y décrit la position du corps, le sang qui coule… J’ai essayé de traduire ça en bande dessinée et ce n’est pas facile du tout…

LABD : Tu n’as pas cherché à atténuer cette violence ?

ADJ : C’était nécessaire de respecter le roman, car il a eu un impact sur de nombreux lecteurs. Donc, je ne craignais pas de dessiner tout cela, car cela faisait partie du livre.

LABD : L’île est également un personnage à part entière du roman. Elle est presque vivante, comment parvenir à la rendre si réaliste en dessin ?

ADJ : C’est une bonne question. Oui, c’est vrai, l’île est vivante. C’est une part importante du roman. Dans l’adaptation BD, notamment au début, lorsque je dois introduire le lieu de l’action, je dessine beaucoup de grandes images avec une végétation luxuriante, une couleur verte omniprésente, la mer qui l’entoure, la plage… Ensuite, ça change, puisque l’autre partie de la BD s’intéresse aux personnages. Mais oui, au début l’île est une protagoniste à part entière, et elle change après l’arrivée du groupe d’enfants, il y a l’incendie qui en modifie sa morphologie.

Sa Majesté des Mouches Dargaud Aimée de Jongh planche 4

©Dargaud – Sa Majesté des Mouches – Aimée de Jongh, d’après William Golding

LABD : Quand on lit un livre, parfois on a du mal à s’imaginer très concrètement certains aspects, comment tu travailles sur les caractéristiques de l’île, comment choisis-tu de lui donner telle ou telle forme ?

ADJ : J’ai effectué quelques recherches sur différents endroits de l’océan Pacifique afin de mieux connaître le type d’îles présentes ou la végétation dont elles étaient composées. Mais, je sais aussi que Sa majesté des mouches est une œuvre de fiction, l’île n’est jamais nommée donc, je peux faire preuve d’imagination.

LABD : Alors, moi il y a un truc qui me perturbe… aussi bien dans le livre que dans la BD. On ne voit pas l’avion. On ne sait pas comment les enfants arrivent sur l’île.

ADJ : Au début de la BD, on parle d’un avion qui a disparu dans la mer. Il n’est donc pas visible. Dans le roman, effectivement, il n’y a aucune trace de l’appareil. Pour moi, c’est la beauté du livre. Il débute immédiatement sur l’île et on suit directement les enfants. Je crois que dans une première version du roman, il y a un premier chapitre qui décrit le crash de l’avion. Mais l’éditeur de Golding n’a pas retenu cette partie là car elle était trop technique et pas assez intéressante à son goût. « On commence donc directement avec le chapitre 2 ».

©Gallimard (Folio) – Sa Majesté des Mouches – William Golding

LABD : Il n’y a donc pas d’avion, mais également parmi les enfants qui sont tués, les corps disparaissent, ils sont comme « avalés » par l’histoire…

ADJ : Oui, c’est intéressant, car il y a quelques morts mais les enfants n’en parlent pas entre eux. C’est presque comme si on en ne parlant pas des morts, ils supposaient qu’il n’y avait pas eu de décès. Si on évoque les morts, qu’on s’en souvient, les scènes de meurtre ont existé. Or, les enfants cherchent à oublier. C’est aussi une manière de cacher ce traumatisme collectif. C’est un peu comme ces familles dont les membres ont été à la guerre et qui décident de ne pas en parler… Ils font comme si un pan entier de leur histoire n’avait jamais existé.

LABD : Le seul mort qui reste sur l’île, qui est visible, c’est le parachutiste…Qui passe d’ailleurs pour le monstre…

ADJ : Oui, exact. Je pense que le parachutiste est un symbole, une sorte de message adressé aux enfants pour les informer qu’il y a un autre monde. Dans le récit, leur monde est circonscrit à l’île. C’est la seule chose qu’ils connaissent… Et soudain, il y a un signe qui vient de l’extérieur, d’un autre monde. Cette ancienne vie, ils l’oublient au fur et à mesure de la progression du récit. Ce parachutiste est la mémoire de leur autre vie.

LABD : Ton roman graphique a été désigné album du mois de décembre 2024 par les rédacteurs et rédactrices du site Les Amis de la BD. Il a été vraiment apprécié. Je suppose que de ton côté, tu as présenté ton travail dans différents festivals, quel a été l’accueil du public ?

ADJ : Les retours sont très positifs. Moi, j’étais très nerveuse car c’est l’adaptation d’un classique, il y a donc des lecteurs qui connaissent la version originale et qui ensuite vont lire le roman graphique. Ils ont déjà une opinion à propos de l’histoire. Mais finalement, les retours étaient chaleureux. Certains me disaient qu’il avait ressenti la même chose entre la BD et le roman. Ils retrouvaient les mêmes émotions et les mêmes peurs. Pour moi, c’était le plus beau des compliments.

LABD : Les retours sont-ils universels ou peuvent-ils être différents d’un pays à l’autre ?

ADJ : Non, c’est effectivement très différent. En Angleterre, c’est un livre qui appartient à l’héritage culturel du pays, il a été étudié par tous les élèves à l’école. En France, c’est assez différent, tout le monde ne l’a pas forcément lu. Au Pays-Bas, c’est encore autre chose. Mais ceux qui ne connaissent pas le roman original se sont fait plaisir.

LABD : Penses-tu que ton adaptation a incité les lecteurs à se plonger dans le récit original ?

ADJ : Pour en revenir aux Pays-Bas, le livre original a été réédité après la sortie du roman graphique, donc, c’est un bon signe.

A Angoulême avec Aimée de Jongh
A Angoulême avec Aimée de Jongh ©Bob Bruyn

LABD (Question de Mathilde) : Est-il difficile de ne représenter que des garçons lorsqu’on est une femme ?

ADJ : Très bonne question ! C’est un choix de William Golding de ne prendre que des garçons parce qu’en Angleterre, il y a des écoles pour les garçons et d’autres pour les filles, c’est très différent des Pays-Bas ou de la France. Il était prof dans une école de garçons et il constatait que les garçons étaient toujours en groupe, qu’il y avait souvent des tensions. Il s’est basé sur sa propre expérience dans cette école. Pour moi ce n’était pas un problème de les dessiner car je souhaitais être fidèle au roman et à aucun moment je n’ai pensé à changer cet aspect-là du récit. Mais, je crois vraiment aussi que si le livre ne concernait que des filles, l’histoire aurait été encore plus violente. Une sorte de compétition exacerbée (rire).

LABD : Un grand merci Aimée pour ce moment consacré aux Amis de la BD.

ADJ : Merci beaucoup.

Interview par : Bruce Rennes et Mathilde Rennes

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