Les Ennemis du Peuple

L’immersion d’Emiliano Pagani et de Vincenzo Bizzarri dans la Botte n’a rien d’un périple touristique. Avec Les Ennemis du Peuple, les deux auteurs embarquent leurs lectrices et leurs lecteurs dans une Italie sous tension, entre menaces de délocalisation économique et crise migratoire.

Couverture de l'album Les Ennemis du Peuple — © Les Ennemis du Peuple – Emiliano Pagani et Vincenzo Bizzarri – Glénat

Quelque part en Italie un conflit social monopolise l’attention de toute une région. C’est le plan de délocalisation d’une multinationale allemande qui a mis le feu aux poudres. Hannibal et son fils Fabio se rendent sur le piquet de grève afin de rejoindre leurs camarades qui ont passé la nuit dans le froid, devant les grilles de l’usine menacée. Le paternel, syndicaliste de la première heure, est passé par tous les combats. Pour lui, il faut tenir la position coûte que coûte face aux bourgeois et aux patrons. De son côté, le fils ne semble pas très concerné par les événements. Il souhaite plutôt retrouver son ex-petite amie Chiara qui travaille dans un centre de migrants. Celle-ci est enceinte du jeune homme mais désormais en couple avec un carabinier, Ale. Dans cette classe ouvrière, on retrouve également Mirco, aussi dessinateur de petits Mickey, qui dépeint ce qui l’entoure dans une bande dessinée de fantasy, véritable allégorie des conflits sociaux en cours où les puissants divisent les différents peuples pour mieux régner. Justement, entre la grève ouvrière et le difficile parcours des migrants, certains sont tentés d’opposer les infortunes des uns et des autres et, ainsi, exacerber les tensions.

Page 4 de l'album Les Ennemis du Peuple — © Les Ennemis du Peuple – Emiliano Pagani et Vincenzo Bizzarri – Glénat

Des ouvriers perdus

Les ennemis du peuple est une sorte de concentré d’une Italie bouleversée et secouée de toute part. Son scénariste Emiliano Pagani y brosse le portrait de plusieurs destins. Ainsi les vies de Hannibal, Fabio, Chiara et Ale s’entrelacent, se fracassent sur fond de misère sociale dans laquelle les ouvriers ont perdu leurs illusions et leur fierté, en même temps que leur solidarité, et où les migrants sont de parfaits boucs émissaires. Le scénariste n’est pas tendre avec Chiara, la jeune travailleuse sociale, tiraillée entre deux hommes que tout oppose, le jeune sans argent et le policier avec une situation, mais qui savent se trouver des ennemis communs lorsqu’il s’agit de critiquer son travail dans le centre d’accueil.

Page 20 de l'album Les Ennemis du Peuple — © Les Ennemis du Peuple – Emiliano Pagani et Vincenzo Bizzarri – Glénat

Le dessin semi-réaliste de Vincenzo Bizzarri est dur et servi par une mise en page rigide qui ne laisse aucune place à l’espoir. Le dessinateur use d’une astuce graphique pour exprimer les colères et les indignations des protagonistes de l’histoire : dans les moments d’exaspération, ils sont représentés avec des dents acérées, prêts à en découdre avec l’ennemi qui se présente à eux. Le ton de l’album est lui-même sans éclat, sombre même, renforçant le côté oppressant du récit.

Page 24 de l'album Les Ennemis du Peuple — © Les Ennemis du Peuple – Emiliano Pagani et Vincenzo Bizzarri – Glénat

Une BD dans la BD

Dans sa BD, Bizzarri s’engage sur deux fronts : le premier est celui du récit principal et le second est celui de « la BD dans la BD » puisque l’auteur nous gratifie de plusieurs planches de l’ouvrier-dessinateur Mirco à travers son histoire de fantasy à la manière de Ludo et l’inspecteur Castar de Denis Lapière.

Page 42 par Emiliano Pagani et Vincenzo Bizzarri — © Les Ennemis du Peuple – Emiliano Pagani et Vincenzo Bizzarri – Glénat

Une histoire qui débute par la règle du Fusil de Tchekhov, quoi qu’un peu remaniée, « Si dans une histoire on montre un pistolet, tôt ou tard quelqu’un va tirer » est l’annonce d’un récit haletant et passionnant. Les ennemis du peuple réussit le tour de force de se hisser à la hauteur du dramaturge russe et tient parfaitement la promesse énoncée lors de la deuxième page de l’album. Du grand art !