Libres d’obéir
En 2020, l’historien Johann Chapoutot publie le livre « Libres d’obéir – le management du nazisme à aujourd’hui » qui fait un parallèle entre certaines pratiques managériales des entreprises modernes et les idées nazies. Philippe Girard et Johann Chapoutot l’adaptent aujourd’hui en bande dessinée en mettant en scène Florence, une cadre salariée chez Appal, une grande entreprise californienne de la tech.

© Libres d’obéir – Johann Chapoutot et Philippe Girard – Casterman – 2025
Florence confie à une amie son mal-être professionnel. Elle est à bout à cause de la pression qui l’écrase. Pourtant, Appal prône, haut et fort, la liberté et le bonheur au travail. Son amie, rescapée d’un burn-out, lui offre le livre « Libres d’obéir » de Johann Chapoutot qui va provoquer l’électrochoc nécessaire pour la faire réagir.

© Libres d’obéir – Johann Chapoutot et Philippe Girard – Casterman – 2025
Un parallèle troublant entre hier et aujourd’hui
Johann Chapoutot explique la pensée nazie et, en particulier, les idées et théories de Reinhard Höhn (1904-2000), juriste et officier supérieur SS. Après la guerre, R. Höhn fonde une école de management dans laquelle il enseigne les méthodes qu’il a commencé à théoriser sous le nazisme. Il prône la délégation de responsabilité et l’autonomie sous contrôle. Ce modèle sera adopté par des milliers d’entreprises allemandes jusqu’à nos jours. Reinhard Höhn prône une gestion non autoritaire et une collaboration entre les différentes hiérarchies. Le système de délégation de responsabilité a la perversité de faire peser le poids de l’échec sur les exécutants. C’est une philosophie managériale où l’employé a l’impression trompeuse d’être libre. Il lui est laissé une totale autonomie dans les moyens mis en œuvre pour effectuer ses tâches tout en n’ayant pas son mot à dire sur les finalités. Il a la liberté d’obéir et l’obligation de réussir. Ce sont ces discours et injonctions contradictoires qui contribuent à la souffrance de certains salariés.

© Libres d’obéir – Johann Chapoutot et Philippe Girard – Casterman – 2025
L’album est structuré en huit chapitres qui décortiquent les pensées de Reinhard Höhn. Il met en perspective ses théories qui datent du milieu du XXème siècle avec la situation actuelle de Florence qui subit un management toxique.
Les situations que vit Florence font écho à des moments auxquels tout un chacun a pu être confronté. Son responsable lui dit « C’est la guerre. Seuls les employés les plus performants réussiront à faire leur place » tout en prônant le bonheur au travail avec des « soirées après le boulot » et des babyfoots. Ce discours discordant la détruit de l’intérieur : « Comment un employé peut-il être heureux s’il sacrifie sa vie à son travail ? »
Le traitement graphique de chacune des périodes est radicalement différent. La situation de Florence est traitée par le biais de saynètes mettant en scène et en bulles, d’une part, ce que vit Florence au sein d’Appal et, d’autre part, les discussions entre Florence et son amie. Les idées de Reinhard Höhn sont, à l’opposé, illustrées à la manière d’une recherche documentaire avec textes explicatifs et sans bulles. Dans certains passages, Philippe Girard utilise les codes de la propagande en détournant l’iconographie nazie. Cette alternance de rythme renforce l’impact du propos mais peut être déstabilisante pour le lecteur.

© Libres d’obéir – Johann Chapoutot et Philippe Girard – Casterman – 2025
Explorer le passé pour protéger le futur
Le personnage de Florence n’existe pas dans l’ouvrage de Johann Chapoutot. Sa présence dans la bande dessinée personnifie les conséquences du management toxique sur les salariés. Florence souffre par la violence, insidieuse, des méthodes employées. Elle se consume, à petit feu. Cette souffrance est soutenue par le traitement graphique utilisé. Au fil des chapitres, Philippe Girard supprime une couleur et à la fin, la bande dessinée est uniquement en noir et blanc. Cela donne l’impression au lecteur d’accompagner Florence dans sa descente aux enfers.

© Libres d’obéir – Johann Chapoutot et Philippe Girard – Casterman – 2025
Face aux dérives, l’album conclut que l’humain ne peut plus être exclu de l’équation du travail, il ne peut pas être considéré comme du matériel jetable après usage. Johann Chapoutot met, à ce titre, le doigt sur l’expression employée actuellement de « ressources humaines » et sa référence au terme nazi de Menschenmaterial (matériau humain). Les ressources, ce sont des matières premières, des matériaux, pas des hommes et des femmes.

© Libres d’obéir – Johann Chapoutot et Philippe Girard – Casterman – 2025
« Libres d’obéir » est une bande dessinée exigeante qui décrypte les origines et les dérives du monde du travail contemporain. Elle nous invite à une autre vision, celle où l’humain retrouve sa place au centre des préoccupations, dans tous les pans de la société.
Une chronique écrite par : Claire
Informations sur l’album :
- Scénario : Johann Chapoutot
- Dessin : Philippe Girard
- Couleurs : Philippe Girard
- Éditeur : Casterman
- Date de sortie : 27/08/2025
- Pagination : 136 pages
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