Dans les Pins : Six ballades meurtrières

Les « Murdersballads » font partie intégrante de la grande tradition de la chanson américaine, l’« Americana », notamment célébrée par l’immense John Cash dans sa série d’albums American*. Ces mélodies, souvent tristes, racontant des histoires de meurtres réelles ou fictives, étaient très populaires au début du XXe siècle et ont su traverser les décennies. Tout d’abord parue chez Actes Sud en 2016, Dans les Pins présente six ballades criminelles adaptées et dessinées par Erik Kriek dans ce nouveau recueil publié chez Anspach.

Pretty Polly et le Charpentier de Marine propose deux temporalités : une histoire d’amour entre une jeune femme riche et un homme plus modeste, et une tempête tragique à bord d’un navire dont le jeune amoureux fait partie de l’équipage. Dans le Long Voile Noir, un homme est pendu pour un meurtre qu’il n’a pas commis, parce qu’il refuse de révéler son adultère alibi. Taneytown est une histoire de violence raciste telle qu’il en existe tant aux Etats-Unis, avec, comme élément central, un couteau hérité. Caleb Meyer est un ouvrier besogneux, apprécié pour son courage et la qualité de son travail, qui est bizarrement introuvable depuis quelques semaines. Un prisonnier évadé arrive dans une petite ferme isolée où une jeune femme, actuellement seule et peu farouche, lui propose d’aller voir Là où Poussent les Roses Sauvages. Enfin, la Petite Sadie suit un homme en fuite à la suite du meurtre d’une prostituée.

Dans les Pins Six ballades meurtrières Anspach planche 5

La mort en bichromie

Auteur hollandais très réputé dans son pays, Erik Kriek s’est fait connaître en France en 2012 avec L’Invisible et autres contes fantastiques (Actes Sud) dans lequel il adaptait des nouvelles de Lovecraft. Après la première édition de Dans les Pins, il publie, en 2020 chez Anspach, le superbe récit viking L’Exilé, et, en 2024, chez le même éditeur, le troublant la Mare. Avec comme point commun une attirance pour le fantastique et la violence inévitable, Erik Kriek varie les périodes et les lieux, de l’Islande médiévale à sa Hollande actuelle en passant par le sud des États-Unis du début du XXe siècle. Des ambiances très différentes qui siéent pourtant toujours à merveille à son style graphique si particulier.

Dans les Pins Six ballades meurtrières Anspach planche 6

Avec un trait agressif faisant la part belle aux aplats noirs, Erik Kriek amplifie le tragique de ses histoires et l’urgence du format court des chansons, avec un style à la fois moderne et hors du temps. Les visages des protagonistes sont super expressifs et les mots sont inutiles pour comprendre exactement leurs émotions. Cette force évocatrice se ressent également dans la mise en scène et l’album est riche en cases marquantes, que ce soit par leur violence, leur poésie ou leur coté dramatique. Chaque récit, en plus du noir omniprésent, est représenté par une couleur différente. Bien que la symbolique des couleurs ne soit pas utilisée, certaines ne semblent pas choisies au hasard : le brun pour l’histoire de racisme, le rose pour les fleurs sauvages du même nom, le violet pour la luxure.

Dans les Pins Six ballades meurtrières Anspach planche 10

Du sang, de la sueur et des larmes

Les superbes paysages sont immersifs malgré l’utilisation limitée des couleurs, notamment dans des plans d’ensemble impressionnants de détails ; un véritable voyage dans le temps. Dans le même ordre d’idée, la première planche de chaque histoire sent bon le vintage et suit la même construction : une case large suivie d’un titre rappelant le graphisme des vieux périodiques avant de plonger le lecteur au cœur de l’action et de l’atmosphère si particulière des petites villes rurales du Sud des États-Unis de l’époque. Cette évocation d’un passé se fait sans aucune nostalgie. La violence, l’injustice et les inégalités sont omniprésentes dans les six chansons du recueil.

Dans les Pins Six ballades meurtrières Anspach planche 112

Que le meurtre soit cause ou conséquence des événements racontés, les scénarii sont assez prévisibles, mais ça n’est, étonnamment, jamais un problème de lecture. Les ballades meurtrières ont une construction assez classique et Erik Kriek ne s’en éloigne pas beaucoup, malgré des récits riches en flashbacks, représentés graphiquement par des cases sans contours définis. Ce mode de narration est assez banal mais fonctionne, ici, à merveille. Les récits sont courts, entre 18 et 30 planches (en dehors des 8 pages seulement de la Petite Sadie, rendant le chapitre moins marquant), les personnages ne sont donc que peu développés mais suffisamment stéréotypés pour ne jamais perdre le lecteur.

Dans les Pins Six ballades meurtrières Anspach planche 56

En six histoires courtes assez classiques mais rudement efficaces, Erik Kriek parvient à transporter ses lecteurs au cœur de sombres récits, tragiques et violents, qui ont fait la richesse du patrimoine folk de la musique américaine. Six ballades passionnantes, même si la dernière, ajoutée au recueil originel, est plus faible que les précédentes. Graphiquement original et abouti, assumant pleinement une esthétique radicale, les 134 pages se lisent avec une passion indéniable, avant de se conclureavec un dossier explicatif sur chacun des titres qui ont inspiré l’album et de manière plus générale sur les Murder Ballad. Un lien vers une agréable playlist est également proposé pour écouter ces titres performés par les Blue Grass Boogiemen et Erik Kriek lui-même.