Hergé face à son fétiche
En bande dessinée comme en cinéma ou en musique, on retient d’un artiste ce qu’il convient d’appeler ses « classiques » ou ses « incontournables ». Hergé est évidemment connu et reconnu pour Les aventures de Tintin, dont tous les titres sont iconiques de l’histoire du 9ème art et familiers à tous, qu’on aime ou non la BD. Mais, si parmi les 24 opus de la collection légendaire on cite souvent Tintin au Tibet, le dyptique lunaire ou bien encore Les bijoux de la Castafiore comme étant les plus célèbres, on oublie souvent L’oreille cassée. Pourtant, ce titre a toute son importance dans l’épopée du personnage à la houppe. C’est le sujet de Hergé face à son fétiche, le nouvel essai de Patrice Guérin, publié aux éditions 1000 sabords.

© 1000 Sabords – Hergé face à son fétiche – Patrice Guérin
L’oreille cassée est la sixième aventure de Tintin, prépubliée de 1935 à 1937 dans Le petit Vingtième, puis en album en 1937. La version en couleurs, à la pagination raccourcie – celle que l’on connaît aujourd’hui – a été publiée pour la première fois en 1943. Dans cette histoire, nous suivons Tintin et son inséparable Milou de Bruxelles jusqu’en Amérique du Sud à la recherche de sombres bandits qu’un vol d’une statuette de musée, apparemment sans conséquence et inoffensif (le larcin dérobé ayant été rapidement restitué) a poussé au crime. Intrigué par cette mystérieuse affaire plus risquée qu’il n’y parait, le reporter va connaître une incroyable aventure pour découvrir le mystère qui se cache derrière le fétiche volé.
L’Oreille cassée, un tournant dans la série
Les plus férus spécialistes de Tintin l’admettent, les 4 premiers tomes de la collection sont assez légers et ne reposent pas sur une intrigue construite, mais plutôt sur de petites scènes un peu farfelues, fondées sur l’action pure. A partir du Lotus bleu, Hergé a davantage documenté et travaillé ses histoires, pour les rendre plus vraisemblables. Cette tendance se poursuit dans L’Oreille cassée où, pour la première fois, l’auteur prend le temps d’introduire l’histoire, montre le héros dans son quotidien où l’aventure va venir s’imposer à lui.
Si, en s’appuyant sur l’expression de son collègue exégète R. Nattiez, Patrice Guérin qualifie ce 6ème opus de « premier album-énigme » de la collection, il va plus loin dans l’analyse profonde de cette œuvre en gardant pour fil conducteur le fétiche Arumbaya volé au tout début de l’histoire. Tout en étudiant cette étrange statuette à l’oreille cassée, Guérin suit le parcours de Tintin tout au long de l’album et insiste sur le lien entre les péripéties d’une aventure mouvementée et la vie d’Hergé, dans ces années 30 où son succès ne cesse de s’amplifier.
Si le lecteur retient principalement de L’Oreille cassée l’introduction du général Alcazar ou de Ridgewell, le marchand d’armes B. Bazaroff ou bien encore le fameux « Caramba, encore raté ! », Guérin adopte une autre approche privilégiant la psychologie et l’analyse de l’atmosphère particulièrement angoissante de l’album. L’auteur aborde de façon passionnante différents passages de la bande dessinée engendrant une douce réminiscence aux amateurs d’Hergé. A travers de courts chapitres eux-mêmes subdivisés en petites parties écrites de façon parfois soutenue mais toujours très claire, Guérin insiste sur le thème de la folie, l’ambiance noire et inquiétante d’un album où transpirent l’onirisme et le mystère.

© 1000 Sabords – Hergé face à son fétiche – Patrice Guérin
Quand la réalité rejoint la fiction
Si Guérin étudie brillamment la 6ème aventure de Tintin, nombreux sont ceux qui en connaissaient l’intrigue, au moins de façon sommaire. En revanche, peu sont au courant, ou se souviennent des évènements qu’il relate dans la seconde partie de son livre. En 1979 au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, est imaginé pour fêter les 50 ans de Tintin le « Musée imaginaire de Tintin » où sont reproduits tous les objets emblématiques vus dans les aventures du maître de Milou. Le fétiche Arumbaya de L’Oreille cassée est évidemment de la partie. Mais le 1er août, c’est la stupeur : la statuette est volée, comme dans la BD ! Et, encore mieux, le lendemain, une lettre anonyme est envoyée à la presse pour qualifier le vol de « pari entre amis », et informer que le fétiche sera restitué, encore comme dans la BD ! Seulement, à l’inverse de l’œuvre d’Hergé, rien ne sera redonné au musée (pas même une copie) et le mystère reste encore aujourd’hui non résolu en totalité. Développant ce fait divers inédit comme une enquête policière, Guérin donne à ses lecteurs quelques-unes des clefs de l’énigme impliquant différents protagonistes renommés comme le tintinologue B. Peeters, ou plus mystérieux comme l’étonnant artiste Juan d’Oultremont ou bien le ténébreux Thijl du Limbourg. Le fétiche Arumbaya continue donc son histoire bien longtemps après qu’Hergé l’ait racontée !

© 1000 Sabords – Hergé face à son fétiche – Patrice Guérin
Les aventures de Tintin ont pour particularité d’éveiller chez le lecteur des souvenirs, parfois enfouis, quelque fois vivaces, mais souvent liés au plaisir d’une lecture d’enfance ayant laissée des traces indélébiles dans l’âme des amateurs de BD. Patrice Guérin, dans Hergé face à son fétiche, livre une analyse passionnante de L’Oreille cassée et des évènements qui sont liés à cet album. Encore une bonne excuse pour se replonger une énième fois dans l’indémodable œuvre d’Hergé.
Une chronique écrite par : Mathieu Depit
Informations sur le livre :
- Auteur : Patrice Guérin
- Editeur : 1000 Sabords
- Date de sortie : 4 septembre 2024
- Pagination : 144 pages

© 1000 Sabords – Hergé face à son fétiche – Patrice Guérin