Avec son titre, que l’on peut traduire par « le village de la sorcière verte », et sa couverture présentant ladite sorcière au cœur du quartier new-yorkais de Greenwich Village, la couverture du nouveau titre de la collection Signé du Lombard, annoncerait-il un récit de « modern fantasy » ? Si le fantastique est bien en filagrane de l’album scénarisé par Lewis Trondheim et mis en image par Franck Biancarelli, les auteurs se sont surtout lancés dans le pari fou de rendre hommage aux Sunday Pages des vieux comics made in USA sur le fond mais surtout sur la forme.
© Green Witch Village – Trondheim/Biancarelli – Le Lombard, 2025
Une jeune femme se réveille soudainement. Elle s’appelle Emily Green, trentenaire de 2025, mais son esprit est piégé dans celui de Tabatha Sands, une New-Yorkaise de… 1959. Confrontée à l’absence de technologie moderne mais surtout aux mœurs de la fin des années 50, Emily se retrouve au cœur de la tension entre la CIA et le KGB autour de la disparition d’une bombe nucléaire larguée en mer par un avion américain en pleine avarie. Embauchée pour jouer le rôle de la Sorcière Verte, mascotte du quartier de Greenwich Village, lors de réceptions mondaines, la jeune femme est au centre de toute les attentions.
© Green Witch Village – Trondheim/Biancarelli – Le Lombard, 2025
C’est dans les vieux comics qu’on fait une bonne BD
Comme il est expliqué en fin d’album, Green Witch Village est un hommage aux comics des années 1950 et, plus particulièrement, aux fameuses « Sunday Pages » qui paraissaient dans les journaux américains, comme leur nom l’indique, chaque dimanche et dont l’intrigue se suivait. Ces comics avaient des contraintes narratives et graphiques assez exigeantes : être composés de trois ou quatre lignes de strips, débuter par une case qui permet de rappeler où l’histoire s’est arrêtée la semaine passée, avoir un récit autonome à l’intérieur de l’histoire globale – c’est-à-dire que chaque page peut se lire indépendamment et se termine par une chute qui annonce la suite à venir la semaine suivante.
Le dessinateur Franck Biancarelli, grand amateur de ces Sunday pages, malgré leurs intrigues très convenues, a persuadé Lewis Trondheim, qui est loin d’être le dernier à se lancer dans des expérimentations, d’utiliser le procédé afin de raconter une histoire complète en album. En dehors des contraintes des premières et dernières cases, inutiles dans le cadre d’une publication en album, le scénariste s’est appliqué à respecter l’aspect formel et, pour cela, à développer son récit pour qu’il épouse les codes des Sunday Pages.
© Green Witch Village – Trondheim/Biancarelli – Le Lombard, 2025
Une planche, un épisode
Ainsi, l’histoire avance vite, faite de très courts épisodes centrés sur l’intrigue nucléaire ou sur la protagoniste et son désir de compréhension. Bien sûr, ce rythme ne permet que peu de construction des personnages mais ceux-ci paraissent tellement familiers, dans leur écriture très classique, que toutes leurs réactions deviennent logiques. Emily/Tabatha, par son anachronisme et ses sarcasmes modernes, notamment ses répliques lorsqu’elle se sent atteinte par les remarques misogynes qui la ciblent, devient très rapidement attachante.
Si Lewis Trondheim modernise le côté très patriarcal des Sunday Pages, dans lesquelles les femmes désiraient surtout faire un bon mariage, il s’inspire plus du cinéma américain des années 1950, l’âge d’or d’une certaine Audrey Hepburn. Non seulement Tabatha ressemble physiquement à l’immense actrice, mais le scénariste retrouve le ton gentiment vintage de ses films les plus célèbres, avec un début de romance mignonne, des longues balades dialoguées dans les rues ou les parcs new yorkais….
© Green Witch Village – Trondheim/Biancarelli – Le Lombard, 2025
Ma sorcière trop bien aimée
Face à la désuétude apparente de l’album, la modernité d’Emily permet de montrer efficacement et rapidement le monde de 1959, d’en souligner les abus – notamment misogynes – les craintes – le nucléaire et la guerre froide en tête – mais aussi de s’en amuser, en créant des situations décalées : alors que la galanterie abusive étonne la protagoniste, elle ne peut qu’être choquée par le comportement grossier de l’argent artistique qui n’hésite pas à taper les fesses de ses actrices, pour les « valoriser » et qu’elles croient être « séduisantes », ou de l’agent de la CIA qui insiste pour que Tabatha couche avec le russe afin d’obtenir des informations.
Le second aspect plus moderne du récit par rapport aux Sunday Pages, c’est bien sûr l’intrusion du fantastique comme élément déclencheur de l’intrigue. L’apparition de l’esprit d’Emily dans le corps de Tabatha ne sera jamais expliquée par Lewis Trondheim, il faudra se contenter de l’allusion faite au témoignage de deux anglaises qui, se promenant au début du XXe siècle dans les jardins de Versailles ont soudainement eu la vision, très détaillée, du même endroit à l’époque de Louis XVI, comme si elles y étaient elles-mêmes présentes. Cette absence de raison n’est, toutefois, en rien une gêne à l’appréciation de l’album, grâce au talent de conteur de Lewis Trondheim qui fait accepter cette bizarrerie très facilement au lecteur, ainsi qu’à son héroïne.
© Green Witch Village – Trondheim/Biancarelli – Le Lombard, 2025
En vert et contre tous
Après leur collaboration récente sur le diptyque KarmellaKrimm, déjà au Lombard, Lewis Trondheim retrouve l’illustrateur Franck Biancarelli. Le dessinateur avait déjà exploré un New York ancien dans le Livre des Destins, scénarisé par Serge Le Tendre, et il en propose dans Green Witch Village une vision légèrement déformée mais extrêmement détaillée. Que ce soit avec leurs intérieurs riches ou des rues immersives, les planches sont un régal à observer dans leurs moindres recoins. Les couleurs de Jérôme Maffre sont superbes, que ce soit dans son travail des scènes nocturnes mais surtout dans le somptueux automne des parcs et rues new-yorkais
Audrey Hepburn a, donc, servi de modèle à Tabatha. Franck Biancarelli utilise à merveille toute l’espièglerie et le charisme de l’actrice, ainsi que son fameux manteau vert du film Drôle de Frimousse. La couleur verte ne quitte jamais vraiment Tabatha, dans la grande tradition des anciens comics qui donnaient à leurs protagonistes des signes distinctifs. Le dessinateur utilise également ce procédé avec ses personnages secondaires, comme l’agent artistique ou les espions de la CIA et du KGB. Les contraintes des Sunday Pages sont totalement maîtrisées et rendent possible une mise en scène originale avec certains plans issus, également, de cet âge d’or du cinéma américain.
© Green Witch Village – Trondheim/Biancarelli – Le Lombard, 2025
Exercice de style périlleux mais réussi à la perfection, Green Witch Village combine le charme désuet des films des années 1950 avec un récit au ton plus moderne et mêle des mœurs patriarcales d’un autre temps avec le regard moderne d’une jeune femme qui ne peut complètement se rebeller, en partie bloquée dans le rôle que l’époque lui impose. Utilisant deux faits réels, le témoignage des jeunes anglaises de Versailles et la disparition en mer d’une bombe nucléaire américaine en 1958, Lewis Trondheim et Franck Biancarelli construisent une intrigue simple mais des plus efficaces, mise en valeur par des planches, là aussi, au charme vintage indéniable.
Une chronique écrite par : Cédric « Sedh » Sicard
Adenta : Le lecteur de Green Witch Village pourra s’amuser à spéculer sur les références que les deux noms de la protagoniste contiennent. L’auteur de cette chronique, en tous cas, ne s’en est pas privé, signe de l’attachement qu’il a eu pour cet album. Emily Green, tout d’abord : le prénom d’Emily in Paris, une série qui fait de nombreux hommages à Audrey Hepburn, et Green comme dans le titre et le nom du quartier new yorkais où se déroule le récit, mais pourquoi pas également comme dans Green Mansions, film avec Audrey Hepburn sorti en… 1959. Quant à Tabatha Sands, le prénom est celui de la fille de Ma Sorcière Bien Aimée alors que le nom de famille, rappelle le nom de l’hôtel de Las Vegas dans lequel la célèbre photo d’Hepburn aux côtés de Sinatra fut prise.
© Green Witch Village – Trondheim/Biancarelli – Le Lombard, 2025
Informations sur l’album :
- Scénario : Lewis Trondheim
- Dessin : Franck Biancarelli
- Couleurs : Jérôme Maffre
- Éditeur : Le Lombard
- Date de sortie : Le 26 septembre 2025
- Pagination : 104 pages en couleurs
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