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Rencontre avec Bertrand Piccard et Jean-Yves Duhoo

L’explorateur Bertrand Piccard est issu d’une lignée de « savanturiers » initiée par son grand-père Auguste qui fut le premier à atteindre la stratosphère, puis prolongée par son père, Jacques, qui fut le premier à se poser sur le sol de la Fosse des Mariannes. Le dessinateur Jean-Yves Duhoo est un habitué de la vulgarisation scientifique en bande dessinée, connu notamment des lecteurs du journal de Spirou pour sa série Le Labo. Les amis de la bande dessinée ont eu le plaisir de rencontrer les deux hommes à l’occasion de la sortie d’Un, Deux, trois Piccard, une BD qui retrace le destin d’une famille de scientifiques pas comme les autres. Le rendez-vous s’est déroulé avant une conférence de Bertrand et Jean-Yves, à Genève, dans les locaux de la Librairie Payot.

Les Amis de la BD (LABD) : Bonjour Jean-Yves, bonjour Bertrand. Quelle est la genèse d’un tel projet ? Qui est l’initiateur, qui contacte qui ?

Jean-Yves Duhoo(JYD) : Ce projet a été imaginé avant que l’on ne m’en parle. C’est une éditrice de Dargaud, Pauline Mermet, que je connais bien, qui m’avait contacté. Je n’avais jamais encore travaillé avec elle d’auteur à éditeur. Elle m’a demandé si cela m’intéressait de travailler sur ce sujet, sans être plus précise que ça. Elle connaissait déjà mon travail de vulgarisation scientifique depuis longtemps. On avait déjà collaboré ensemble. Elle était alors secrétaire de rédaction au sein d’un journal dans lequel j’intervenais. C’est souvent comme ça dans le monde de l’édition, le travail arrive par cooptation. Je n’avais jamais encore travaillé pour Dargaud. C’est arrivé grâce à Pauline.

Intervention Jean-Yves Duhoo et Bertrand Piccard, librairie Payot, Genève©Bruce Rennes

LABD : Connaissiez-vous déjà l’histoire de la famille Piccard ?

JYD : Je connaissais le parcours de Bertrand avec Solar Impulse, je connaissais celui d’Auguste par bribes. Jacques, je ne le connaissais pas du tout. Mais, je savais ce qu’était un Bathyscaphe. Je n’ai pas dit oui tout de suite à ce projet, car un tel boulot engage sur des années de travail. Tous les dessinateurs disent qu’ils n’ont pas de temps (rires). Toutefois, une partie de moi se renseignait et j’ai laissé infuser le projet. J’ai regardé des interviews, des vidéos, des archives…

LABD : Bertrand, comment en vient-on à raconter l’histoire de sa famille en BD ?

Bertrand Piccard (BP) : Alors, il y avait déjà eu des livres sur ma famille. Et quand le directeur de Dargaud, que je connais bien, m’a proposé une BD, je me suis dit que c’était une occasion extraordinaire de faire autre chose. J’ai accepté. Ça venait d’un grand éditeur de bandes dessinées, c’est formidable tout de même.

LABD : N’avez-vous pas été inquiet ?

BP : Bien sûr, je me demandais bien ce qui allait sortir de tout ça. C’est de ma famille dont on parle tout de même. Il y aura peut-être des erreurs. Cela ne sera peut-être pas le reflet de ma famille. Mais quand j’ai reçu les premières planches, j’ai été rassuré et surtout émerveillé ! Mais oui, j’ai eu peur. Ce que je ne savais pas, c’est que Jean-Yves craignait également de ne pas être libre, que je contrôle tout. Il avait aussi peur !

LABD : Comment s’est déroulée votre rencontre  ?

BP : J’ai raconté des anecdotes, sorti les archives familiales. J’avais découvert les illustrations scientifiques de Jean-Luc, elles étaient extraordinaires, mais de là à raconter l’histoire des Piccard en BD. Je me demandais comment il allait amener de l’humour et de l’émotion dans le récit. Quand j’ai vu le résultat, il y en avait beaucoup, avec également du suspense et beaucoup de connaissances scientifiques, accessibles à tout le monde. J’ai montré les planches à ma femme et à mes filles, j’étais heureux !

©Dargaud 2025, – Un, deux, trois Piccard, pionniers du ciel et des abysses – Jean-Yves Duhoo

LABD : Avez-vous reçu le récit d’un seul bloc ?

BP : Non, ça venait comme un feuilleton. Un peu comme les journaux de notre enfance où il fallait attendre une semaine pour voir la suite de la BD. Ainsi, c’était comme ça, je recevais les planches au compte-goutte.

LABD : Alors, je suis abonné à un journal pour la jeunesse depuis très longtemps, Le Journal de Spirou. C’est une bonne transition. Jean-Yves, vous avez travaillé sur la série Le Labo il y a une quinzaine dannées. L’approche du reportage scientifique est-elle différente d’une BD qui raconte la vie de trois scientifiques sur plus de 200 pages ?

JYD : C’est la même approche mais dans un contexte totalement différent. Ma rubrique dans le journal de Spirou tenait en 4 pages.  C’est très condensé et on change de sujet à chaque épisode. Pendant 10 ans, j’ai exploré énormément de domaines scientifiques. Là, c’est comme passer d’un reportage de 3 minutes à un long métrage. On n’est pas dans la même logique de scénario. Je l’avais fait, il y a longtemps avec ma BD Ecoloville. C’est vrai que ce n’est pas mon rythme habituel. Ça me plaisait l’idée de prendre plus de place.

LABD : Aussi bien dans la narration que dans le dessin ?

JYD : Si j’avais envie de prendre une pleine page pour dessiner un tout petit sous-marin ou un ballon dans le ciel, je pouvais le faire. Je me suis mis à raisonner pour prendre un maximum de place pour raconter cette histoire. Au départ, on évoquait un album de 100 pages, il en fait finalement 200.

LABD : À l’époque, comment déterminiez-vous les sujets du Labo ?

JYD : J’avais une grande liberté de travail grâce au rédacteur en chef du journal avec qui j’avais conçu cette rubrique. Je choisissais moi-même les sujets grâce à un réseau de scientifiques qui s’est constitué au fur et à mesure. Les scientifiques sont des gens très fantaisistes qui aiment beaucoup la bande dessinée. J’ai bénéficié d’un bouche à oreille favorable puisqu’il se disait qu’on faisait une BD grand public qui vulgarisait les sciences. Ils sont très demandeurs.

©Dargaud 2025, – Un, deux, trois Piccard, pionniers du ciel et des abysses – Jean-Yves Duhoo

LABD : Avez-vous déjà travaillé sur des thèmes en lien avec la famille Piccard ?

JYD : Sur l’énergie solaire puisque j’avais rencontré des gens de l’Institut National de l’Énergie Solaire, vers le Bourget en France. J’ai aussi effectué un reportage sur le projet Energy Observer qui est un bateau qui fonctionne avec des énergies renouvelables qui, je crois, a été parrainé par Bertrand au moment de son lancement. Puis, la préoccupation écologique est présente dans de nombreux épisodes du Labo. Les laboratoires sont soucieux d’utiliser des matériaux durables lorsqu’ils fabriquent des machines.

LABD : Bertrand, êtes-vous un lecteur de bande dessinée ?

BP : Ah oui ! Mes premières bandes dessinées, je les ai reçues à 7 ans quand des cousins m’ont offert leur collection de Tintin. 

LABD : Vous y avez retrouvé votre grand-père sous les traits du professeur Tournesol ?

BP : Oui, mais je ne le savais pas encore. Hergé n’a révélé ses sources d’inspiration qu’à partir de 1977, vers la fin de sa vie. Il explique alors, dans une interview, pourquoi il a pris Auguste Piccard comme modèle. Il disait que c’était l’archétype du savant. Il a juste dû le faire plus petit car mon grand-père ne pouvait pas entrer dans une case, rigolait-il.

LABD : Aujourd’hui, que lisez-vous comme BD ?

BP : Je lis des BD avec certaines thématiques particulières, comme Mademoiselle Baudelaire ou Sapiens. Mais il y a une série que je suis systématiquement, c’est Buck Danny. J’attends avec impatience la sortie de chaque album. Après Tintin et Astérix, j’ai aimé Buck Danny, Lucky LukeDan Cooper, Tanguy et Laverdure… Beaucoup d’avions !

©Jean-Yves Duhoo

LABD : Jean-Yves, pour en revenir aux Piccard, comment écrit-on la narration d’un récit à trois voix qui résume un siècle d’exploration scientifique dans les airs et sous la mer ?

JYD : Il y avait deux questions au départ : De un, comment ne pas faire juste une liste de réalisation technique, une liste d’exploits à un moment donné. Car dans cette aventure, il y a une autre mentalité que ça. Le but de ces trois explorateurs n’était pas de battre des records mais d’apporter des plus values technologiques à l’humanité. Que ce soit pour l’efficience énergétique ou éviter la pollution au fond des mers. Ensuite, la seconde question : comment faire en sorte qu’il y ait un premier personnage principal, central dans l’histoire, mais qui disparaît. Il est remplacé par un deuxième personnage qui arrive progressivement et qui devient le protagoniste principal à son tour. Enfin, arrive un troisième qui devient à son tour le héros du récit. Il fallait faire le lien entre les trois scientifiques à travers le temps, à travers l’ensemble des anecdotes racontées et par des situations qui peuvent se ressembler entre les époques. Parfois, je les ai mis en scène, parfois, j’ai un peu romancé pour les faire se ressembler. Mais elles ne sont pas inventées.

LABD : On voit que chaque nouvelle génération apparaît petit à petit dans l’histoire de la précédente. (À Bertrand). On voit votre papa qui apparaît petit à petit dans l’histoire d’Auguste et vous qui apparaissez tout petit déjà dans les aventures de Jacques.

BP : Oui, et c’est très bien fait. La manière de procéder de Jean-Yves est très subtile.

JYD : J’ai pris quelques libertés. Par exemple, il y a une célèbre photo dans la capsule stratosphérique d’Auguste. Il prend ses enfants en photo à travers le hublot. Bertrand a fait la même chose avec ses filles dans le hublot de Breitling Orbiter. J’ai inventé la photo du milieu dans le sous-marin BEN-FRANKLIN, en Floride. Peut-être que cette photo existe, mais je ne l’ai jamais vue.

LABD : Comment travaille-t-on des dialogues qui se sont déroulés il y a plus de 100 ans ? Je pense notamment aux échanges entre Auguste et Einstein, ainsi qu’à Jacques qui a su s’imposer face aux Américains pour piloter le sous-marin qui allait se poser au fond de la Fosse des Mariannes. Comment rendre ces dialogues réalistes ?

©Dargaud 2025, – Un, deux, trois Piccard, pionniers du ciel et des abysses – Jean-Yves Duhoo

JYD : À force de lire tous les livres qui relatent l’aventure, qui parlent de ces situations-là. Jacques a notamment écrit un livre très conséquent qui est Profondeur 11000 mètres. Il y raconte de nombreuses anecdotes. Alors, il n’y a pas les dialogues précis que j’ai inventés. Mais, à force de tout lire, de voir des archives de toutes époques de Jacques, depuis qu’il est enfant, jusqu’à ce qu’il soit grand-père… Pour les trois générations, il se forme une sorte d’intimité avec les personnages. Ce qui me permet de prendre la liberté de les faire vivre et de les faire parler. Donc il y a beaucoup de choses qui sont inventées, mais qui sont inventées sur une base de situations qui ont existé.

BP : Mais ça, c’est la magie de la bande dessinée, tu peux illustrer quelque chose qui donne l’ambiance sans que ce soit forcément rigoureusement historiquement exact.

LABD : Bertrand, n’avez-vous jamais été tenté d’écrire vous-même l’histoire de votre famille dans un livre ?

BP : J’ai écrit six livres jusqu’à maintenant où je mentionne souvent les histoires familiales passées. Mais c’est vrai que je n’avais pas envie d’écrire moi-même un bouquin sur ma famille, être juge et parti en même temps. Mais, s’il y a une fois un bon biographe qui a envie de le faire, ça m’intéresserait. À ce moment-là, ça ne peut pas être comme dans la BD, c’est-à-dire que si c’est une biographie, l’histoire doit être rigoureusement exacte. Dans la BD, on peut suggérer des choses grâce au dessin.

LABD : Dans la BD, il y a des arcs narratifs qui permettent de passer rapidement des étapes…

JYD : On a entendu hier une archive d’Auguste dont la voix a été enregistrée. Quand je dessine une BD, j’ai déjà les voix en tête. Le personnage tel qu’il est dessiné, son allure, sa dégaine ou sa taille tiennent compte de tout ce que je sais. Donc j’ai espéré que la voix de l’archive sonore soit la même que celle qu’on entend dans l’album.

BP : C’était tellement joli comme tu as dit ça dans l’interview. On entend la voix d’Auguste, et Jean-Yves dit : « Hey, mais ça c’est la voix qu’il a dans l’album ! »

©Jean-Yves Duhoo

LABD : C’est une sorte de fierté, non ? D’arriver à ce niveau de détail… La voix de l’album qui ressemble à celle du réel…

JYD : Je me rappelle une anecdote. Une enfant qui n’était pas contente après avoir vu un dessin animé ou un film de Tintin dans les années 60. Elle s’était plainte en disant que le capitaine Haddock n’avait pas la même voix que dans les albums. Elle trouvait que ce n’était pas bien ! Ainsi, c’est important qu’Auguste ait la même voix que dans le livre.

LABD : En condensant un siècle d’histoire, je suppose qu’il y a des anecdotes que vous n’avez pas pu intégrer dans l’album ? Avez-vous des exemples ?

JYD : Au début, je m’intéressais beaucoup à la gémellité d’Auguste, à son frère jumeau. En plus, cela nous fait un lien avec Hergé, qui lui-même était fils d’un jumeau… D’où les Dupontd, d’où les deux scientifiques du sceptre d’Ottokar, dont un a des lunettes, l’autre non… Ce qui détermine une partie de l’histoire. D’où le profeseur Piccard qui apparait dans l’Etoile Mystérieuse… Toute cette histoire de gémellité est très importante dans l’œuvre d’Hergé et aussi dans la vie d’Auguste. Mais je me suis rendu compte que si je partais dans cette direction, je n’avais pas le lien entre Auguste, Jacques et Bertrand.

LABD : Il y a de la matière pour de nombreuses histoires…

JYD : J’ai volontairement laissé de côté cet aspect, un peu à regret. C’est une autre histoire qui mériterait d’être exploitée. Un autre auteur pourrait s’en emparer, prendre un axe un petit peu psychanalytique avec le lien Hergé-Auguste. Si Auguste a inspiré Tournesol, son frère Jumeau Jean, qui est parti vivre aux États-Unis, a inspiré Jean-Luc Picard dans la série Star Trek. Moi, je l’ai volontairement laissé de côté parce que sinon je m’éparpillais dans quelque chose qui ne pouvait pas avoir de lien sur les trois générations, ce qui était le sujet de mon histoire.

LABD : Vous Bertrand, avez-vous fait un tri dans vos souvenirs ou avez-vous tout balancé comme ça et que Jean-Yves se débrouille avec ça..

PB : J’ai raconté beaucoup de choses. Jean-Yves a fait le tri et il a réussi à construire une bande dessinée dans laquelle on ne se perd pas. C’est construit intelligemment.

JYD : Une des libertés que j’ai prises, c’est de faire apparaître le grand-père et le père de Bertrand, même après leur disparition. De continuer à les faire dialoguer avec Bertrand.

LABD : Bertrand, est-ce que la recherche de financement, la manière de convaincre des partenaires d’investir dans des explorations scientifiques, avec de nouvelles méthodes, a changé en 100 ans ?

BP : Alors ça, c’est un des fils conducteurs qu’on trouve dans la BD entre les trois générations. En plus de la protection de l’environnement, de l’esprit de pionnier et de curiosité. Il y a aussi la recherche de fonds. À l’époque de mon grand-père, c’étaient des gouvernements qui apportaient l’argent. Au début de l’histoire de mon père, c’étaient encore des gouvernements, mais ensuite ce sont des sponsors privés qui ont financé des expéditions. Il n’a pas réussi cette transition-là. Pour ma génération, ce ne sont que des sponsors privés qui permettent la mise en place de tels projets. Les gouvernements n’ont plus de sous.

©Dargaud 2025, – Un, deux, trois Piccard, pionniers du ciel et des abysses – Jean-Yves Duhoo

LABD : Est-ce que ça change quelque chose dans l’approche scientifique de n’avoir que des sponsors privés par rapport à un Gouvernement ?

PB : Non, aujourd’hui, les États n’ont plus d’argent. Ils sont tellement endettés qu’ils font un peu plus attention qu’avant, ils financent moins. Mais l’explorateur, ce n’est pas que celui qui part à l’aventure. L’explorateur, c’est celui qui arrive à lever les fonds…

LABD : C’est un chef d’entreprise…

BP : Et ce n’est pas évident. Mon père a eu au moins 35 autres projets qu’il aurait pu réaliser s’il avait trouvé des financements. C’était une grande tristesse pour lui. Parfois, il est resté assez longtemps sans faire de projet. Ce n’était pas du tout facile. Il hypothéquait notre maison pour financer sa fondation. Pour mon frère, ma sœur et moi, c’était assez angoissant. Parfois, on se disait : tiens, ce soir on a mangé une tuile du toit. On savait que tout ce qu’on faisait, c’étaient des dettes. De temps en temps, mon père avait de nouveau une commande de sous-marin, il pouvait avancer un bout.

JYD : La dernière commande gouvernementale, c’est l’exposition nationale de 1964 avec l’Auguste Piccard à Genève, c’est ça ?

LABD : Là où Jacques a été ensuite mis de côté…

BP : Même éjecté par des jaloux qui voulaient accaparer son projet en disant qu’il n’était pas ingénieur…

LABD : Il n’était pas ingénieur, mais il a quand même atteint le plancher de la Fosse des Mariannes avec un sous-marin qu’il a imaginé et construit...

JYD : C’est ce que les Américains avaient bien compris. Il avait une expérience incroyable. Ils ont valorisé ce savoir-faire, sans se préoccuper des diplômes.

BP : Mon père a été formé par mon grand-père. Il a quand même construit 5 sous-marins sans avoir de diplôme d’ingénieur.

Interview Jean-Yves Duhoo et Bertrand Piccard, librairie Payot, Genève ©Mathilde Rennes

LABD : Elles apparaissent un peu de manière parcimonieuse dans l’album… Quel a été le rôle des épouses des Piccard ?

BP : Très différent. Je pense qu’à l’époque de mon grand-père, l’épouse s’occupait vraiment de la maison et des enfants. À l’époque de mon père, ma mère a beaucoup soutenu mon père émotionnellement dans ses difficultés. Elle relisait aussi ses manuscrits, ses interviews, etc.  À mon époque, ma femme Michèle est ma collaboratrice la plus proche. On travaille ensemble.

LABD : Jean-Yves, pour raconter cette histoire, avez-vous eu contact avec d’autres membres de la famille de Bertrand ?

JYD : Non. Justement, j’étais content de rencontrer enfin le frère et la sœur de Bertrand à l’occasion de la sortie du livre. Parce qu’en fait, je me demandais un peu ce qu’ils en penseraient. Après tout, je parle de leur père, de leur mère… Avec Bertrand, j’avais un échange un peu constant. Mais ce n’était pas évident que les autres membres de la famille aiment. J’étais un peu prudent. Il peut y avoir quelqu’un qui arrive en disant « Quoi ? C’est vous qui avez raconté ça ? Ce n’est pas du tout comme ça que ça s’est passé. Je suis très mécontent… »

LABD : Et donc ?

JYD : Ce sont des gens que j’ai dessinés à l’âge de 3 ans, 5 ans… Après quelquefois je me dis « Bon bah ce sont des gens qui existent, peut-être qu’ils ne seraient pas d’accord… » J’ai été très touché par leur réaction, leur enthousiasme par rapport à cette histoire.

LABD : Sans doute que vous aviez l’habitude avec Le Labo. Est-ce facile de trouver le bon coup de crayons pour représenter les différents protagonistes de l’histoire ?

JYD : Je ne suis pas un dessinateur réaliste… Ce n’est pas moi qui vais reprendre la série Buck Danny, avec ce genre de dessin. Mon dessin est plus schématique, je ne cherche pas à entrer dans les détails. Ce qui m’importe, c’est l’aspect général, de pouvoir faire vivre un personnage, qu’il puisse bouger ou parler, qu’on puisse voir ses expressions quand il est content, quand il est en colère, quand il rit, quand il est concentré. J’aime ce côté vivant. Je ne cherche pas la ressemblance.

©Jean-Yves Duhoo

LABD : De nos trois scientifiques, lequel est le plus facile à dessiner ?

JYD : Au début je me demandais comment je vais dessiner Jacques ? Comment je vais dessiner Bertrand ? Auguste est venu plus facilement. Avec sa coupe de cheveux, c’est plus simple à aborder. Jacques, c’est peut-être la personne que j’ai dessinée qui est la moins ressemblante. Un personnage un peu filiforme, grand, avec sa tête en longueur. Pour moi, Jacques ne lui ressemble pas, mais ça me va bien. C’était une forme de liberté.

LABD : Et Bertrand ?

JYD : Bertrand, je l’ai peut-être dessiné aussi d’une manière peut-être plus schématique, un peu caricaturale, mais sans chercher une caricature dans le sens de vouloir faire un personnage drôle ou accentuer certains traits. C’est un personnage qui doit se reconnaître au premier coup d’œil.

Quand il y a 15 personnages dans une page, on doit rapidement identifier chacun d’entre eux.

LABD : Et pour le dessin sur les différentes inventions, les différents outils qui accompagnent les explorations des trois Piccard, comment travaillez-vous ? Avec quelle rigueur ?

JYD : Je détermine d’abord les priorités ? Pour moi, les priorités, c’est montrer à quoi ça ressemble. Je montre l’espace exigu de ces machines. Moi, je ne serais jamais rentré là-dedans, même lorsque le sous-marin est dans un bateau. J’aurais eu trop peur que la corde casse, que ça roule jusque dans l’eau. De penser que des gens sont descendus à 10000 mètres sous la mer dans ce truc-là…

BP : Déjà de son temps, Auguste ne voulait pas être suspendu par un câble, avec le risque que le câble casse. Il voulait son flotteur et du lest, de manière à pouvoir descendre et remonter comme il voulait. De manière autonome. Moi, j’ai adoré retrouver cette mise en image, de visualiser tout ce que mon père m’avait raconté. J’adore aussi la partie où ils rencontrent les Italiens qui lui proposent de construire le Bathyscaphe en Italie.

©Dargaud 2025, – Un, deux, trois Piccard, pionniers du ciel et des abysses – Jean-Yves Duhoo

LABD : Jean-Yves, ce sont des choses dont on vous a parlé ? Comment restitue-t-on ce genre de situation ?

JYD : Jacques le décrit très précisément dans son livre, tout simplement.

BP : Au moment où mon grand-père était très déprimé parce qu’il avait perdu son projet qui avait été repris par la Marine française. Jacques part faire sa thèse d’économie politique à Trieste et rencontre un industriel qui lui conseille de ramener son père et de construire le Bathyscaphe en Italie. Et toute l’histoire repart. Mais s’il n’y avait pas eu ça, tout s’arrêtait… Mon père aurait continué dans l’économie politique et moi dans la psychiatrie.

JYD : Il y a une petite séquence que j’aime beaucoup.  Quand Jacques arrive en courant en disant à son père qu’il y a des financiers qui s’intéressent à faire exister son nouveau projet. Il y a une petite scène de 4 images qui n’ont pas de texte. Auguste est dans son fauteuil, et puis hop, il est debout ! Il y a un côté un peu burlesque. J’aime bien les situations à la Buster Keaton. J’aime que le dessin puisse permettre des espèces de raccourcis très amusants.

©Jean-Yves Duhoo

LABD : Le mot Burlesque est adapté. C’est ce qui se retrouve dans votre dessin, c’est une approche scientifique assez théâtrale avec beaucoup d’humour et d’émotion. Le message passe encore plus facilement.

JYD : Ce qui m’amuse énormément, c’est Jacques qui est en train de s’engueuler avec le directeur militaire qui ne veut pas qu’il soit dans la mission de Challenger Deep. Le militaire lui sort des tas d’arguments : Non, on en parlera plus tard, gnagnagna, ceci, cela… Vous n’avez pas vos contrats avec vous. Hop, Jacques fait apparaître les contrats, ils arrivent comme un illusionniste qui les sort de son chapeau. La bande dessinée permet ce genre de liberté.

LABD : Bertrand… Que racontait votre papa à ses enfants lorsqu’il rentrait d’expédition ?

PB : Alors, il nous racontait tout. Pour nous, c’était passionnant. On était complètement inclus dans ses récits et inclus dans les visites qu’il recevait, dans les visites qu’il faisait.

LABD : Il y a de nombreuses légendes qui traversent votre vie… On y croise Lindbergh, Cousteau, Monod, les membres de la mission Apollo, etc.

BP : Mais, ces gens, mon père les connaissait très bien. Von Brown m’avait invité à la NASA pour voir le décollage d’Apollo 11. J’étais en compagnie de son fils sur le pas de tir. Pendant ce temps-là, mon père explorait les fonds marins. Il était en mission pour un mois.

©Dargaud 2025, – Un, deux, trois Piccard, pionniers du ciel et des abysses – Jean-Yves Duhoo

LABD : Vous-même, que racontez-vous à vos filles lorsque vous rentrez d’expédition ?

BP : Alors mes filles participent beaucoup, dans le sens où je les ai prises sur les lieux de construction, sur les lieux des tests. Elles ont vu voler Solar Impulse, elles étaient au décollage et à l’atterrissage de Breitling Orbiter… Elles vivent ça encore plus de l’Intérieur, notamment parce que mes activités sont plus visibles qu’un sous-marin. Quand mon père part en sous-marin, on ne le voit plus. Moi, quand je décolle, on continue de me voir. Elles ont été incluses dans toutes les aventures.

LABD : S’intéressent-elles à être la 4e génération… Des savanturières ?

BP : Pas comme exploratrices professionnelles. Elles ont gardé le même état d’esprit de pionnières, avec de la curiosité, de la persévérance, du respect, de la prise de risque, de la responsabilité, de la créativité. Mais, axé sur leurs activités professionnelles et non pas dans l’exploration physique.

LABD : Dernière question. Auguste a donc inspiré Hergé. Une BD sur les trois générations de Piccard, c’est un juste retour des choses, une manière de boucler la boucle ?

BP : C’est vrai… C’est vrai, ça revient au départ…

JYD : Il est question qu’il y ait une rencontre au musée Hergé autour de cet album. Ça va se faire début octobre, c’est prévu.

BP : Bon, mais c’est même très amusant parce que Fanny Hergé, devenue ensuite Fanny Rodwell, est venue me voir à mon bureau. Elle voulait absolument rencontrer le petit-fils de Tournesol…

LABD : C’est une belle anecdote pour conclure cette interview. Un grand merci à tous les deux.

Propos recueillis par : Bruce Rennes

Bruce Rennes, Jean-Yves Duhoo et Bertrand Piccard ©Mathilde Rennes

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