L’un des meilleurs moyens de connaître les coulisses de la bande dessinée est bien évidemment l’édition. C’est grâce à Camille Grenier, éditrice chez Dupuis, que nous poursuivons ce feuilleton estival, sur les métiers de la BD, ce qui va nous permettre d’en apprendre davantage sur l’industrie du 9ème art.
© Chloé Vollmer-Lo
Les amis de la BD : Bonjour, merci beaucoup d’avoir accepté de prendre du temps pour cet échange. Pour commencer, pourquoi et comment êtes-vous devenue éditrice ?
Camille Grenier : C’est venu assez naturellement. A l’issue de mon bac, j’ai suivi un cursus en métiers du livre parce qu’initialement, je voulais faire du graphisme. En première année, j’ai réalisé un stage en librairie et j’ai adoré ! J’ai commencé ma vie professionnelle en tant que libraire, pendant 10 ans. Dans la dernière librairie où j’ai travaillé, je m’occupais beaucoup de l’évènementiel, c’est-à-dire principalement, les invitations des auteurs en dédicaces. J’ai eu l’envie de m’y consacrer exclusivement. J’ai donc repris mes études pour pouvoir décrocher une alternance de communication évènementiel dans une maison d’édition afin de pouvoir me concentrer sur la relation auteurs. C’est ainsi que je suis arrivée chez Dupuis. Au cours de mes années passées chez eux, j’ai découvert le métier d’éditeur, que je ne connaissais pas réellement. Plus le temps passait, plus le métier m’interrogeait et plus je souhaitais m’y frotter, afin de voir ce que c’était de passer de l’autre côté. J’ai indiqué à la direction que l’édition m’intéressait, ils m’ont permis de trouver des projets, tout en gardant mon poste à l’évènementiel. J’ai pu échanger avec des auteurs, développer leur confiance pour les suivre à l’édition. C’est ainsi que j’ai eu, un, deux, trois projets, et que j’ai pu faire la transition. J’ai laissé mon poste à l’évènementiel pour faire uniquement de l’édition, il y a environ 5 ans.
Les amis de la BD : Quelle est la première BD que vous avez éditée ? Pour quelle raison l’avez-vous choisie ? Elle doit avoir certainement une signification importante pour vous.
Camille Grenier : Le premier projet que j’ai signé en tant qu’éditrice, c’est une BD qui s’appelle « Le grand rouge », de Wouzit. Cette bande dessinée existait déjà. Elle était sortie chez Manolosanctis, une maison d’édition qui n’existe plus actuellement. Lorsque j’étais en librairie, nous avions reçu l’auteur en dédicaces, nous nous étions très bien entendu et avons gardé contact. La maison d’édition Manolosanctis a mis la clé sous la porte, l’album n’était donc plus commercialisé. Quand j’ai commencé à travailler en tant qu’éditrice, j’ai vu passer sur les réseaux sociaux des dessins de l’illustrateur, Wouzit, qui redessinait dans un autre style graphique la BD « Le grand rouge » qu’il avait réalisé 10 ans plus tôt. Je l’ai contacté et lui ai proposé que l’on collabore ensemble sur ce projet. Nous avons travaillé sur la base existante de l’album, nous avons revu certaines scènes, le découpage, la mise en scène… Il l’a entièrement redessiné. C’est sorti chez Dupuis en août 2023. La première BD que j’ai éditée existait donc déjà en quelque sorte. Ensuite, dans les premières autres bandes dessinées que j’ai éditées, il y a eu « Les Fusibles », un roman graphique de Joseph Safieddine et Cyril Doisneau, qui parle d’identité, de déracinement et du poids des origines. L’auteur qui est franco-libanais voulait traiter ces sujets sous un récit de fiction qui m’a beaucoup plu. Ce sont les deux premiers titres que j’ai signés chez Dupuis.
©Dupuis – Le Grand Rouge – Wouzit
Les amis de la BD : Comment choisissez-vous les projets que vous éditez ?
Camille Grenier : Je me demande tout d’abord si c’est un titre qui a sa place au sein du catalogue de Dupuis. On est une maison d’édition familiale, avec des titres adultes et jeunesses, attachée à certaines valeurs. Il faut que le projet ait du sens pour la maison d’édition, mais également pour moi. Ensuite, j’essaie de comprendre ce que veut raconter l’auteur à travers son récit. Je me pose la question « Est-ce que je vais être capable de l’accompagner dans la direction dans laquelle il souhaite porter son album ? » pour accepter de suivre un projet ou pas. Il y a certains projets qui peuvent être intéressants, cependant si je ne comprends pas la vision de l’auteur, ou si je ne pense pas être la bonne personne pour l’accompagner dans son processus artistique, je préfère décliner le projet. Avec cette logique, j’édite de la jeunesse et de l’adulte, je ne me restreints pas. Je fais les deux à partir du moment où je trouve le projet intéressant, qu’il a du sens, où la communication passe bien avec l’auteur et où je sens que l’on va pouvoir bâtir quelque chose.
Les amis de la BD : Pouvez-vous nous parler des étapes de soumission d’un projet jusqu’à son arrivée sur le marché ?
Camille Grenier : Il y a plusieurs chemins possibles. Je vais d’abord décrire les différentes situations de soumissions de projet et je reviendrai après sur les étapes qui sont communes. La première, c’est le projet clef en main, il s’agit d’un ou plusieurs auteurs qui m’envoient un projet, dans lequel il y a déjà le scénario et le dessin, où projet est construit. Je regarde si c’est intéressant pour Dupuis, si c’est le cas le projet est accepté. Dans le deuxième cas, je peux simplement recevoir un scénario (sans dessin), s’il est intéressant, je vais me mettre en quête d’un illustrateur. Dans d’autres cas c’est l’inverse, je vois le travail d’un dessinateur ou d’une dessinatrice, sur les réseaux sociaux ou à travers le book que l’on m’envoie, à ce moment je vais chercher un scénariste. Le dernier type de projet est une commande, on va avoir une demande de la part d’un partenaire extérieur et on contactera donc un dessinateur et un scénariste qui peut être ne se connaissent pas du tout pour monter ce projet. Une fois que j’accepte un projet, dans un premiertemps je le candidate auprès de ma direction éditoriale, Stéphane Beaujean. Je lui explique pourquoi je souhaite suivre ce projet, en quoi il serait intéressant pour le catalogue de la maison d’édition, comment j’imagine sa communication, sa commercialisation. Une fois qu’il est accepté, je reviens vers les auteurs avec une proposition financière, qui est le fruit d’une discussion avec le service financier. Lorsque l’on est d’accord là-dessus, on a une proposition contractuelle pour les auteurs, et, quand le contrat est signé, le travail peut commencer. Il y a une première phase d’échange sur le scénario et une deuxième beaucoup plus importante sur le story-board, car une phrase écrite sur un Word peut être mise en scène de plein de façons différentes. Lorsque le story-board est validé, l’illustrateur peut commencer son travail d’encrage ou de clean des planches. En général, je n’interviens plus dans cette étape. Une fois que le projet est avancé environ à 80%, je commence à en parler aux équipes de promotions Dupuis : marketing, communication, commerciaux, et, on réfléchit à une date de sortie, à la couverture. À partir du moment où l’on donne une date de parution à la BD, on commence à envoyer des informations à nos forces de vente : libraires, sites internet marchands (Fnac, amazon, Cultura…). Ma dernière étape de travail sur l’album, c’est au moment où l’on termine l’album, on valide le fichier avant que cela ne parte en impression. Souvent, cela correspond au moment où l’on présente le titre à notre diffusion, c’est-à-dire aux représentants qui vont défendre l’album auprès des libraires. Ensuite, la bande dessinée part en impression. Quand je le peux, j’assiste à ce que l’on appelle le calage, il s’agit de l’impression des cahiers, qui vont former après l’album. Pour finir, la BD sort en librairie, et mon travail est pour ainsi dire terminé. C’est le service promotion qui prend le relais.
©Dupuis – Les Fusibles – Joseph Safieddine et Cyril Doisneau
Les amis de la BD : Il s’agit là d’un long processus pour arriver au résultat final.
Camille Grenier : Sur un roman graphique, cela peut prendre entre 2 et 5 ans, entre le moment où je reçois le projet et le moment où il sort en librairie.
Les amis de la BD : Cela rejoint un peu ce que vous venez de nous dire, à travers les différentes missions que vous venez de citer mais pourriez-vous nous décrire une journée type ?
Camille Grenier : Je n’en ai pas (rires). Je dois avoir en ce moment une quarantaine de projets, mais ils ne sont pas tous aux mêmes étapes, certains sont à l’étape de l’écriture du scénario, d’autres sont à l’étape du story-board, d’autres en sont à la validation des planches, ou à la relecture. Durant une matinée, je peux lire des scénarios que j’ai reçus, ensuite, je peux faire une visio avec des auteurs pour revenir sur des retours que j’ai pu faire sur un story-board. Je peux avoir un rendez-vous avec le service fabrication pour voir les différentes possibilités sur un album (papier, effets sur la couverture…), il est possible aussi que j’ai une réunion avec l’équipe de promotion de Dupuis, pour leur présenter les titres qui sortent dans six mois. Je peux faire une relecture texte d’un scénario. Il y a toujours une étape de retravail du texte une fois que l’album est boardé et souvent dessiné pour enlever les doublons textes images. Je peux avoir d’autres missions plus administratives, par exemple, hier, j’ai fait les demandes contrats pour les auteurs, j’échange après avec eux, je fais l’interface entre les juristes et les auteurs. La semaine prochaine, j’ai un séminaire, je vais présenter à une cinquantaine de personnes de la diffusion (force de vente), des albums que je vais sortir en octobre, novembre, décembre. Tout ceci avec quelques urgences, comme des problèmes d’impression pour un bouquin, de la gestion de conflits entre un illustrateur et un scénariste… C’est un petit échantillon de ce que je peux faire en une journée.
Les amis de la BD : C’est très polyvalent, vous ne risquez pas de vous lasser (rires).
Camille Grenier : Non, impossible (rire).
Les amis de la BD : Cette année, un des projets que vous avez mené qui a fait partie de la sélection du festival d’Angoulême ; « Terrible » de Gaël Henry. Qu’avez-vous ressenti lorsque vous l’avez appris ? Cela a dû être une grande joie pour vous et l’auteur bien entendu ?
Camille Grenier : J’étais vraiment heureuse en apprenant cette nouvelle. J’ai directement appelé l’auteur pour lui annoncer ! C’est comme dans le cinéma lorsque des films sont nominés aux César. C’est une forme de reconnaissance sur la qualité d’un travail accompli, de savoir qu’il n’est pas passé inaperçu. En plus, il a eu une double nomination, il était en sélection officielle et sélection « Fauve des lycéens ». Cela permet d’offrir une nouvelle visibilité au titre. C’est gratifiant de savoir que j’ai pu contribuer à cet album.
©Dupuis – Terrible : L’enfant, la jeune fille et la sorcière – Gaël Henry
Les amis de la BD : Nous entendons que les Français lisent moins, néanmoins le secteur de la BD reste dynamique. Quel est votre ressenti en tant qu’éditrice ?
Camille Grenier : Ce que l’on observe, est que le nombre de lecteurs de BD ne change pas. En revanche, il y a de plus en plus de livres. Ce qui signifie, que le nombre de lecteurs par livre diminue, mais que le nombre de lecteurs global reste stable. À l’heure actuelle, il faut donc se demander comment faire en sorte que le lecteur qui n’achète qu’un album par mois choisisse une BD de Dupuis. De plus, tous les titres ne sont pas destinés à être lus par énormément de personnes. Certains albums, sont faits pour 5 000 lecteurs, s’ils sont touchés, le défi est relevé, d’autres titres, sont destinés à 100 000 personnes. Il y a tellement de diversité dans la bande dessinée, que n’importe quel lecteur peut trouver son bonheur. Du roman graphique très littéraire à une BD documentaire, en passant par des BD d’humour.. Il faut juste dénicher quelle BD pour quel lecteur.
Les amis de la BD : Selon vous, quelles sont les qualités requises pour devenir éditeur ?
Camille Grenier : Les profils d’éditeurs peuvent être variés. Néanmoins, certaines qualités sont centrales pour exercer ce rôle. Il faut aimer lire, avoir du recul sur les projets que l’on nous soumet, garder à l’esprit que l’on édite des livres non pas pour nous, mais pour les futurs lecteurs, il faut savoir être empathique, patient afin de garantir un bon relationnel et un bon accompagnement avec les auteurs et autrices. De plus, il est nécessaire de connaître la chaîne du livre, de s’intéresser à l’actualité artistique et culturelle au sens large, à ce que les lecteurs souhaiteraient lire en ce moment. Pour résumer, un éditeur doit avoir des qualités humaines, littéraires, commerciales et de gestion.
Les amis de la BD : Quels conseils donneriez-vous à une personne qui souhaite vous proposer un projet de bande dessinée ?
Camille Grenier : Dans un bon dossier BD, il faut que l’on retrouve : une note d’intention (pourquoi cet album), un résumé court, un résumé plus long, des pages de scénario écrites, c’est un plus, des informations techniques (one shot, série, nombre de pages…), un peu de dialogues, 3 planches terminées, dont une de dialogue pour voir la narration. On doit pouvoir se projeter sur ce que les auteurs ont envie de raconter. Dans ce cas-là, c’est lorsque le projet est complet. Néanmoins, il arrive que l’on reçoive uniquement un scénario, il faut donc, un pitch court, un pitch long, une note d’intention, le scénario et du dialogue s’ils sont déjà écrits. Pour vous donner une idée, « Terrible », lorsque je l’ai reçu, il y avait une trentaine de pages déjà boardées et 5-6 planches terminées, ce qui m’a permis de bien me projeter.
Les amis de la BD : D’accord, merci beaucoup pour cet échange. Avez-vous un petit mot pour nos lecteurs et lectrices des amis de la BD ?
Camille Grenier : Continuez de lire (rires) ! Soyez curieux de ce qu’il sort. N’hésitez pas à aller voir ce que font les nouveaux auteurs. Les jeunes auteurs d’aujourd’hui sont les grands auteurs de demain. C’est en lisant des BD de jeunes auteurs que l’on gardera toujours cette diversité et cette richesse dans la production éditoriale de bandes dessinées.
Propos recueillis par : Manonn’